L'abribus
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Il vient du Nord : il est le roi des Chtis. Il a vécu à Varsovie avec la fille du roi du Brésil. Il a une femme bretonne. Il est médecin : il a le prix Nobel des docteurs. Ses origines, ses recherches et ses relations ont fait de lui un homme traqué par les services secrets.
Son histoire est écrite en gros caractères sur des planches de bois, posées sur un banc. Certaines phrases sont incompréhensibles. Un couvercle en plastique attend devant : il y traîne quelques centimes. Je ne connais pas son vrai nom. Je l'appelle Georges. Sinon, que dire : le mendiant, le sans-abri, le SDF, le-clochard-du-bas-de-l'immeuble ? Le voisin-qui-dort-dehors ?
Je reçois tous les vendredis dans ma boîte aux lettres un journal gratuit de nouvelles locales. Je le lis le soir, en rentrant du travail, avec amusement. C'est aussi distrayant qu'un mauvais feuilleton télé.
Ce vendredi-là, sur la page des faits divers consacrée à ma commune, un article titrait "un sans-abri tué par balle". J'ai eu un serrement au cœur. Georges est mort, c'est sûr. C'est ce que je me suis dit, immédiatement, je m'en souviens. Georges est mort.
Georges dort sous un abribus, juste en bas de mon immeuble. Le bus municipal ne passe que trois fois par jour, tôt le matin, alors cela ne dérange pas vraiment. La concierge m'a dit qu'il vivait avant dans une vraie tente, installée sur le trottoir. Ses affaires étaient en vrac et bloquaient le passage des piétons. La mairie lui aurait dit de partir. Maintenant, ses affaires sont soigneusement rangées dans des sacs en plastique noirs, empilés les uns sur les autres, sur le banc public qui est juste derrière l'abribus. Je ne l'ai jamais vu ouvrir le moindre sac.
J'ai lu l'article, assez bref. Un passant a découvert le corps de bon matin, le veille, le jeudi, dans une rue du centre-ville. C'est à environ dix minutes à pied de chez moi. Les voisins avaient entendu des bruits pendant la nuit, des voix qui se disputaient. Il s'agissait probablement d'une bagarre qui avait mortellement dégénéré. La victime n'était pas encore identifiée, mais, de sources sûres, il semblerait qu'elle soit un sans-abri qui avait ses habitudes dans le quartier. La police menait son enquête.
Georges était-il là, à sa place habituelle, hier soir quand je suis rentrée ? Je n'en ai aucun souvenir. J'étais plongée dans mes pensées, des soucis de boulot, comme d'habitude. J'ai ouvert la fenêtre et scruté la rue. L'abribus est vide.
Georges n'est pas, pour autant que je puisse juger, un habitué des affaires louches. Il présente bien. Il est habillé avec soin, toujours en noir. Ses cheveux grisonnants sont coupés court et peignés. Il est calme. Quand je lui donne une pièce, le samedi, en rentrant du marché, il me remercie et me souhaite une bonne journée. Il observe la rue et les passants, tranquillement. Il a une gazinière sur laquelle il fait réchauffer ses plats dans une casserole. Je ne l'ai jamais vu ivre. Je ne l'ai jamais vu boire d'alcool. Le soir, il se couche par terre, dans l'abribus, enveloppé dans un duvet de camping vert, recouvert de couvertures écossaises. L'hiver, il n'est pas là la nuit. Je suppose qu'il est accueilli dans un foyer. Ses sacs l'attendent et le retrouvent le lendemain.
Je le vois tous les jours et je n'ai jamais pris le temps de parler avec lui. Pourquoi ? Sans doute parce que je n'aurais pas su que dire. Depuis que j'ai emménagé, il y a un an, je ne l'ai jamais vu parler avec personne. Sauf le mardi précédent l'article.
Il était en compagnie d'un homme étrange, aux cheveux gris, longs et tressés, maigre, portant une chemise colorée entrouverte. Il faisait chaud, ce soir-là, et ma fenêtre était ouverte. J'étais en train de faire la cuisine. J'entendais la voix de l'inconnu. Il parlait fort.
- J'y peux rien. L'autre type, il est encore amoureux de ma copine. C'est elle qui l'a largué, mais il croit que je suis responsable. Il m'espionne. Il me suit. Ils sont tous pareils ces connards.
Au début, Georges ne parlait pas. L'inconnu continuait.
- Moi, je m'en fous. Je peux lui mettre un flingue sur la tempe. J'enverrai mon neveu. Il le butera.
Georges s'est soudainement énervé.
- C'est pas comme ça que tu t'en tireras. Il t'aura. Ils gagnent toujours.
Je n'ai pas entendu la suite : j'ai mis mon mixer en route. Quand il s'est arrêté, l'inconnu a prononcé cette dernière phrase dont je crois me souvenir mot pour mot.
- C'est toi que je vais buter, merde. T'étais pas comme ça avant. Je me tire.
Le ton était curieusement glacial. J'ai jeté un coup d'œil par la fenêtre, et vu l'inconnu qui partait.
L'abribus est resté vide pendant tout le week-end. Les sacs de Georges étaient toujours posés sur le banc. J'en ai parlé à la concierge. Nous avons été d'avis que la mairie ou la police finiraient par les récupérer, qu'il fallait mieux que nous n'y touchions pas.
Deux semaines après, Georges est réapparu, un soir. Le même. Il a ajouté une phrase sur la planche en bois, que je n'arrive pas à comprendre. Seuls les mots "police" et "prison" sont lisibles.
J'ai lu attentivement, chaque vendredi, les journaux suivants : aucune nouvelle sur le sans-abri tué par balle. Qui était-il ? Qui l'a tué ?
Cela fait deux mois maintenant. Georges est toujours là.