L'absence

dravic

Partez dans un voyage post-apo où la nostalgie règne... Attention, texte pour une AT, je n'y ai apporté aucune modification depuis.

Depuis que son bœuf a rendu l'âme, sans espoir de remplacement, il est obligé de chercher l'eau par ses propres moyens corporels. Pour la énième fois, il maudit le principe de sélection génétique qui avait rendu la plupart des bovins inaptes à survivre au réchauffement climatique. Étouffés par leur surplus de graisse, leur espérance de vie avait été divisée par deux. Heureusement qu'il a l'habitude de la randonnée par cinquante degrés à l'ombre car il avance d'un bon pas. Enfin d'une foulée correcte vue l'environnement : un désert de sable sans limites visibles. Chacun de ses pas soulève un nuage de poussière qui retombe aussitôt en l'absence de vent. À sa connaissance, la mer est à trente kilomètres sur sa gauche mais les dunes la lui masquent. Pourtant, ce soleil brûlant au milieu d'un ciel dégagé est la condition idéale pour apercevoir l'horizon. Il réfléchit cinq secondes. En fait, il n'y a aucun intérêt à voir la mer. Il sourit en comprenant que ses grands-parents lui avaient transmis, avec leur mémoire, l'idée que la côte est belle à observer. Les pauvres ! Ils avaient vu leur planète se changer irrémédiablement, passer d'une sphère aux quatre saisons luxuriantes à un caillou pourvu d'une saison unique, l'éternel été. Aujourd'hui, l'océan n'est plus un miroitement bleu mais une horrible étendue saumâtre dans laquelle on patauge jusqu'au genoux sur plusieurs kilomètres, pour tomber ensuite directement dans la fosse marine.
Comment croire qu'il fut un temps où l'on pouvait avoir de l'eau potable toute l'année au robinet sans aller la récupérer à une heure de marche ? Comment imaginer que la Terre avait eu d'immenses terres de glace et de neige ?
Enfant, quand il essayait d'imaginer ce que devait être la vie en hiver, il s'enfermait dans la chambre froide de leur jardin familial et s'amusait avec la buée passant ses lèvres. En déformant sa bouche, il essayait d'imprimer des formes à l'ondée blanche : les lèvres en « o » et la fumée du froid se changeait en tube ; en « i », voici un tapis volant qui remontait vers le plafond rocheux de la chambre froide. Avec des bruitages, il devenait un train russe traversant les landes figées des steppes. L'air réchauffé dans sa bouche montait en grandes colonnes qui s'éternisaient grâce au froid.
Il observe le ciel azur. À la position du soleil, couplé à un coup d'œil à sa montre, il s'oriente pour parvenir à sa destination. Ici, tout se ressemble, sans outils, on est voué à se perdre.
Cette pièce-frigo a coûté bien chère à sa famille mais, maintenant, elle se rentabilise par la location. Et oui, hors de question d'user d'électricité pour du gros électroménager à domicile. Au départ, la population avait pensé bénéficier d'énergie gratuitement grâce au solaire mais aucun panneau, dans l'état actuel de la technologie, ne résiste à la nouvelle puissance des rayons. De même, tous les autres systèmes, comme les éoliennes, voient leur mécanisme fondre littéralement. L'idée de liquéfier des éléments lui rappelle le jeu qu'il faisait sur les murs de la chambre froide.
À l'aide de son index, il traçait des sillons sur les murs essayant de recréer de la cohérence dans les dessins que le froid avait imaginé. Les minuscules marbrures de gel devenaient des villages entiers, des châteaux-forts, des forêts aux petites lignes qui s'entrechoquaient. Le bout de ses doigts devenaient insensibles à force d'être en contact avec la froide surface.
Tiens, il ne reconnaît pas ces dunes. Il tourne sur lui-même et réalise que, perdu dans ses souvenirs givrés, il s'est éloigné de la piste. Il décide de faire demi-tour pour revenir sur ses traces. Voilà qui va encore lui rallonger le chemin.
Au contraire du froid, la chaleur fait exsuder son corps de sensibilité, chaque frottement en devient douloureux. Le sable râpe, crisse, même ses oreilles le font souffrir. D'ailleurs, on lui avait raconté que la neige produisait également du bruit et cela avait été pour lui l'occasion d'expérimenter.
Par endroit, le froid de la chambre formait une glace mousseuse. Il l'avait décollée pour la passer au presse-purée et la transformer en flocons. Il l'avait saupoudrée dans un grand carton pour créer, tantôt des chûtes calmes, tantôt des tempêtes. Puis, debout dedans, il avait tendu l'oreille pour entendre la chanson de la poudreuse. Mais il s'agissait plutôt de craquements, probablement dus au fait que ce ne serait jamais de la véritable neige. Mais elle en avait suffisamment l'apparence pour que le carton devienne un village des montagnes. Avec quelques bâtons, des cailloux et de vieilles coquilles d'escargots vides, il avait recréé des chalets, des voitures et des habitants à son patelin des hauteurs. Et ensuite, ce fut intempéries à gogo !
Le voilà revenu à l'endroit où il a bifurqué. À nouveau, il observe le soleil, regarde sa montre et, dans le doute, cherche sa boussole, pour découvrir qu'elle n'est dans aucune poche. Il soupire bruyamment et se concentre pour prendre la bonne direction.
Autrefois, il y avait un chocolatier produisant de bonnes glaces crémeuses mais elles étaient bien trop chères et ne tenaient pas longtemps, même à l'ombre de la boutique. Alors, à l'abri de sa chambre froide, il dégottait des stalactites et, assis sur une caisse retournée, il s'imaginait dans un parc arboré, au milieu d'un été normal, léchouillant une glace avant de retourner courir au milieu des autres enfants. Même la chaleur de sa main ne parvenait pas à la faire fondre. En frottant la tige sur toute sa longueur, elle devenait translucide, puis baguette magique. Un peu de poussière de neige du presse-purée et voilà un sort lancé à quelques pommes de terre qui traînaient. En haut d'une pile, les tubercules devenaient une princesse en détresse et lui, avec son épée gelée, un chevalier lancé à sa rescousse. Quel désespoir quand la dernière stalactite rendait l'âme et qu'il devait attendre plusieurs jours pour leur reformation. La belle punition qu'il avait reçue quand il avait voulu forcer la métamorphose en jetant de l'eau sur le plafond et les murs.
Chacun de ses pas remplit ses chaussures de sable et la paresse, couplée à une bonne dose d'exaspération, l'empêche de les vider. À force de vent, les pistes disparaissent régulièrement, obligeant souvent les voyageurs à grimper des dunes. Qu'est-ce qu'il ne donnerait pas pour une rasade de flotte fraîche ? Celle de sa gourde donne l'impression qu'elle a traînée une semaine.
Verrait-il de son vivant des jeux d'hiver alors que la chaleur déforme les ondes des satellites de la télévision ? Connaîtrait-il le plaisir de descendre une piste en projetant des gerbes blanches ? S'installerait-il dans un bac appelé « luge » pour foncer à travers les arbres éternellement verts ?
Ici, même les cactus grillent sur tronc. D'ailleurs, n'aurait-il pas dû déjà croiser l'ancienne oasis ? Il pivote sur lui-même plusieurs fois.

*

Les sauveteurs le découvrent dans la matinée, à moins de deux cents mètres de sa destination, recroquevillé dans une position fœtale comme s'il avait eu froid.


15 décembre 2014-4 février 2015
Version non-corrigée

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