L'absent (1. Vingt ans)

Angélique Abraham

Lors d’une fouille archéologique, le corps d’un soldat est exhumé. Ses descendants, et particulièrement son fils, prennent part à leur histoire, presque cent ans après.
Les cheveux aux allures de blés de juillet animés sous le souffle du vent, Guillaume avait atteint l’âge où les adolescents sont considérés comme des hommes. Depuis longtemps, sa mère devait lever les yeux vers les siens ; à seize ans, il dépassait son père. Après son baccalauréat, il était entré dans le monde du travail, bénéficiant d’un contrat professionnalisé en alternance dans un secteur prometteur. Il reçut ainsi son premier salaire. Dans le salon de ses parents, à la fin de ses journées de travail, un piano attendait la rituelle caresse de ses doigts fins et délicats. Il choisissait toujours le moment où les siens avaient déserté le foyer pour emplir la maisonnée des notes de partitions héritées ou originales ; il aimait improviser et donnait tout son corps à la musique. Son cœur était libre. Sa chambre affichait ses goûts entre rock et jazz ; sur ses étagères, des flacons de parfum se disputaient la place avec des icônes de cinéma ; les dessins enfantins de sa cadette avaient droit à un pan de mur, entre son bureau encombré de classeurs de cours et sa vitrine de collection où trônaient fièrement des véhicules d’urgence teintés de rouge. Enfant, Guillaume se passionna pour les récits chevaleresques et la mécanique des trains ; les soldats de plomb n’avaient jamais eu sa préférence, bien qu’il en ait reçu en cadeau : tout véhicule exerçait sur lui une attirance indéfectible. Lorsqu’entré dans l’adolescence, il avait refermé la porte de ses années d’insouciance, Ludivine, de neuf ans sa benjamine, vint prolonger ce temps merveilleux, laissant l’enfance à demi-entrebâillée. Les parcs de jeux accueillirent de nouveau avec joie l’aîné. Seuls les manèges boudèrent ses grandes jambes à l’étroit. Nicolas était mort. La perte de cet ami d’enfance fut un choc terrible pour son entourage ; cependant, ses parents et son frère Matthieu semblaient les seuls à pouvoir faire leur deuil. Le jeune homme était comme étranger à sa douleur. Ensemble, les adolescents de jadis avaient fait les quatre cents coups ; Guillaume gardait de nombreux souvenirs de leur complicité. Avec son vieil ami, il avait été ivre pour la première fois. Tous deux avaient quitté un jour le lycée pour suivre une fille dont Nicolas était tombé amoureux ; seuls ses grands-parents maternels avaient été alors secrètement prévenus. Les deux complices étaient rentrés après un mois d’absence, sans le sou et affamés. Le jour funeste de l’enterrement, l’adolescent arriva le dernier en compagnie de sa sœur Alice, craignant de déranger les pleurs de la famille endeuillée. A la sortie de l’église, rien ne s’était arrêté. Le temps avait poursuivi son cours vers l’après, moments de l’oubli ou de la mémoire. Un automobiliste provoqua les frayeurs d’une femme qui s’apprêtait à traverser avec une poussette sur un passage piéton. Dangereuse encore était la route. Plusieurs semaines après l’accident, Guillaume prit la départementale sur laquelle son ami avait quitté la vie et aperçut le modeste panneau que la famille du défunt avait fait poser là. Il fut soudain frappé par cette image à laquelle il n’avait jamais fait attention auparavant, puis s’arrêta sur le bas-côté. Caché derrière le pare-brise, il resta là un long moment à observer le casque dessiné dans un cadre en bois noir dont le contour enfermait en épigraphe le prénom de son regretté camarade et la date à laquelle celui-ci avait cessé d’être pour toujours. Un bouquet de fleurs y était attaché. Au-dessus, une mention rappelait l’appartenance de Nicolas au département de l’Aisne. La froideur de cette stèle de bois, malgré l’intention personnalisée, ébranla Guillaume, indifférent aux automobilistes qui circulaient à ses côtés. Son ami, si cher à son souvenir, était un défunt parmi d’autres. Cette découverte le troubla profondément. Le jour viendrait où le prénom de son ancien camarade, partagé par beaucoup, ne signifierait plus rien aux vivants, détenteurs de sa mémoire. L’écriteau disparaîtrait-il ? Serait-il une leçon pour les générations futures ? Lorsque le soleil, terminant sa course à l’horizon, vint l’éblouir, le jeune homme sortit de sa torpeur avant de se décider à rentrer chez lui, encore bouleversé. Il ne dit rien lorsqu’il franchit le seuil de la maison familiale ; sa mère mit son silence sur le compte de sa peine. A soixante ans, petite de taille mais forte de caractère, cette secrétaire médicale aux cheveux châtains se trouvait proche de la retraite. Fille unique d’un ancien facteur et d’une ménagère dévouée à son foyer, Isabelle était une mère aimante et douce, toujours à l’écoute de ses enfants. Unie à un homme qu’elle eut longtemps comme ami d’enfance, elle formait avec Jérôme un couple éternellement amoureux. A peine plus âgé qu’elle, son mari était conducteur routier. Au volant de son poids lourd, il transportait des marchandises pour le compte d’une entreprise axonaise qui l’avait embauché après son service militaire. Brun, sa carrure imposante contrastait beaucoup avec une douceur appréciée de ses proches. La naissance d’une fille, Alice, avait rapidement suivi les premiers mois de leur vie commune, puis un autre enfant, Guillaume, avait agrandi le foyer jusqu’à l’arrivée tardive de la petite Ludivine. Le couple avait traversé les affres de l’adolescence de leur aînée, attendant encore d’être fixé sur l’avenir professionnel de leur fils, la benjamine commençant à peine sa scolarité. Le lendemain après-midi, Guillaume rejoignit ses amis au skatepark. Sa planche sur le dos, il les y retrouvait presque chaque samedi. Des planches brisées trônaient sur les branches dénudées. Elles étaient là depuis longtemps mais à présent, sans la parure touffue des bouleaux, on ne voyait plus que ces débris tandis que sur les hautes branches des feuillus régnaient des colonies de gui. Dans le ciel couvert, des corbeaux menaient encore et toujours la danse, de rares pies se hasardaient aussi, bien qu’il n’y eût rien à voler, et abandonnée de ses occupants, une balançoire oscillait encore dans le néant. Alexis, Baptiste, Yann et Raphaël étaient là avec leur planche ou leur trottinette mais l’ambiance était plus que maussade. L’absence de Nicolas se faisait fortement sentir, d’autant plus que son frère ne venait plus patiner depuis l’accident, abandonnant le cercle de copains. Ce jour-là, Matthieu les rejoignit. Raphaël le vit en premier et, d’un coup de coude brusque, fit signe à Alexis. Impassibles, les visages des adolescents se détendirent à son apparition. - Salut les gars ! s’exclama-t-il à l’intention de ses amis. Les écouteurs sur les épaules, le jeune homme se rua sur les buttes métalliques du parc, surfant avec adresse avant de redescendre vers la piste goudronnée et de se lancer d’autres défis. La funeste page paraissait tournée ; la force de la vie surmontait la peine. Avoir vingt ans ne dure pas. La bande suivit alors l’élan fougueux de la jeunesse ; des bières vinrent même arroser sa reconquête de l’insouciance. Qu’avaient-ils fait de la perte de leur ami ? Un avertissement ou une mortelle maladresse déjà oubliée ? A l’ombre d’un grand marronnier presque centenaire, Guillaume et ses amis restèrent ensuite longtemps ensemble comme s’ils cherchaient à étirer les moments passés les uns avec les autres. Qu’il était loin le temps où ils aimaient se rouler dans l’herbe près de cette piste de vitesse et d’équilibre maîtrisés ! - Dites les gars, s’écria Matthieu, on s’fait un ciné ? Pas d’cours demain. On va pouvoir pioncer. - Pas moi, annonça Guillaume. J’accompagne ma sœurette au monument. - Quel monument ? demanda Baptiste. - Réveille-toi ! répliqua le pianiste. Demain, c’est le onze novembre ! - Ouais ! approuva négligemment Alexis. Comme tous les ans à la même date... - Il doit s’sentir un peu seul l’type en pierre, là-haut ! plaisanta Yann. La dernière fois qu’je l’ai vu, j’rentrais du lycée. - Quand j’étais encore à l’école, raconta Baptiste, notre instit’ nous avait tous emmenés au pied du monument pour l’dessiner. J’arrivais pas à t’nir en place ! C’était plus marrant d’courir avec les copains ! J’sais même plus c’que j’ai fait d’ce dessin. - L’année dernière, poursuivit Yann, on a trouvé un macchabée en creusant une cuve dans l’jardin, à côté du garage. Il était plus très frais mais au moins, il sentait pas la mort. Des types sont venus l’chercher. Depuis, mes vieux veulent plus faire d’trou autour d’la maison ! - C’est à s’demander pourquoi qu’on parle d’zone rouge ! s’étonna Matthieu. On devrait plutôt l’appeler la zone blanche... - Y en a marre ! cria Alexis. Des gars récupèrent des trésors et nous, on est obligé de s’taper des cadavres ! J’préférerais tomber sur un coffre plein d’or. Mon parrain m’a offert un détecteur d’métaux ; j’ai déjà trouvé des trucs... - Pour ce qu’on a à faire d’ces pouilleux ! s’exclama Baptiste. - Un peu d’reconnaissance ! s’inquiéta Raphaël. Les types qui s’sont fait descendre, ils avaient notre âge ! - Des flingués ! râla Matthieu. - Tu penses ! ajouta Alexis. J’les ai vus, leurs flingues, chez un ami d’mon père. Ils sont drôlement costauds ! - Il collectionne des armes ? s’étonna Baptiste. Il est fou c’type ! - Ouais ! Il est tombé sur la tête ! Un jour, il s’est fait sauter deux doigts parce qu’il a voulu nettoyer un fusil allemand. Il a pas vu qu’il y avait encore d’la poudre à l’intérieur ! Tous les jeunes gens firent une moue dégoûtée. Une vision d’horreur est plus aisée à imaginer derrière un écran lorsque la réalité n’est que fiction... - Mon arrière, il l’a faite la guerre ! se vanta Yann. Il s’en est pas mal sorti. Il a même eu la Croix d’fer. - Croix d’guerre, pas Croix d’fer ! rectifia Raphaël. La Croix d’fer, c’était pour les Boches. - Tu sais, une médaille ou une autre, répondit Alexis. Mon arrière-grand-mère l’avait accrochée au-dessus d’son lit. Tous les soirs, elle la regardait. Ça faisait un bail qu’il était mort pourtant. On aurait dit qu’elle avait pas pu oublier... - Nous bassine pas avec les vieux ! maugréa Baptiste. Ils sont presque tous morts et enterrés maintenant. Tu peux dormir tranquille. - Le mien, il était artiflot, précisa Raphaël. - Ils étaient plutôt tranquilles les artichauts, plaisanta Yann. Ils risquaient pas d’se prendre grand-chose sur la tronche, sauf quand les Boches les avaient repérés. - Le mien, il a perdu sa jambe à Verdun, ajouta Matthieu. Un obus lui est tombé dessus. Il était officier. C’était l'seul survivant de sa compagnie. - Avec une jambe en moins, on n’a plus l’air d’un homme, conclut Alexis. - Tu imagines ces types s’faire tuer debout, sans chercher à s’terrer comme des peureux ? ajouta Yann. C’est beau ! - C’est beau, mais c’est con ! railla Baptiste. Avoir la classe quand on s’fait trouer la cervelle, ça finit pour tout le monde pareil, à servir d’garde-manger aux corbeaux et aux rats. Ah, elle est belle, la classe ! Une jeune fille avait rejoint le groupe après l’arrivée de Matthieu et écoutait sans mot dire. Elle s’immisça soudain dans la conversation. - Dites, les garçons, vous iriez vous battre si on vous l’demandait ? - Ma foi, non, répondit Alexis. Pas envie d’jouer les héros moi, surtout pour voir mon nom gravé sur un tas d’cailloux qu’personne ne r’garde. - On a mieux à faire ! poursuivit Baptiste. - Hé, les gars ! apostropha la demoiselle. N’oubliez pas qu’les filles ont eu leur part d’gloire. Sans elles, vous auriez peut-être pas gagné cette guerre. - Je m’rappelle c’que nous avait dit le prof’ d’histoire, reprit Matthieu. Des types pleuraient d’pas recevoir d’lettre ; d’autres fréquentaient les bordels pendant qu’on les attendait à la maison. - Si les femmes avaient eu à tenir un siège dans les tranchées, reprit Alexis, elles se s’raient pas amusées à bidouiller des vieilles cartouches. - Vous imaginez la manucure ? s’interrogea Baptiste. Tous pouffèrent de rire, incapables de comprendre. A la différence de certains de ses amis, Guillaume ne pouvait parler d’un arrière-grand-père qui avait combattu sous les drapeaux entre 1914 et 1918. Il devait bien avoir au moins un poilu dans sa généalogie, à moins que ses aïeux n’eussent été des embusqués. S’il en était ainsi, devait-il en avoir honte ? Après tout, il n’était pas responsable de leurs destinées. Fallait-il être fou ou inconscient pour se terrer comme des lapins en attendant de tuer une ombre ennemie... Le skate sous le bras ou la trottinette jetée sur l’épaule, les jeunes gens quittèrent peu à peu le parc. L’un d’eux tenait son mobile à l’oreille, engagé dans une conversation ordinaire. Ils se retrouveraient sûrement plus tard dans un pub. Pour faire plaisir à sa benjamine, Guillaume l’accompagna le lendemain au pied du monument aux morts sur la place de leur village, dans la périphérie de Soissons. Les valeureux poilus défunts de la commune allaient recevoir leurs gerbes. Il y avait peu de monde en ce matin férié ; la journée de commémoration profitait aux dormeurs. Représentant la nation française reconnaissante, le préfet et les membres du conseil municipal côtoyaient d’anciens combattants en fauteuil roulant ou s’appuyant sur une canne, près des musiciens de la fanfare militaire. Le maire prononça un discours. Une minute de silence unit ensuite la modeste assemblée, pensée pour la guerre qui vient parfois troubler la paix, recueillement devant des morts qui n’avaient pas eu le choix. Guillaume observa les quatre faces du cénotaphe gravées de noms qu’il croyait oubliés, puis devant leur nombre, il fronça les sourcils. A leurs pieds, reliés comme des bras croisés sous les coudes, des obus surmontés d’ogives et teintés de noir accueillaient la paix de leur masse passive. Le jeune homme les trouva énormes. La petite Ludivine le sortit alors de sa rêverie par un salut fraternel ; il lui répondit par un clin d’œil. Sans s’en rendre compte, il avait joint les mains sur son ventre. Son grand-père maternel disait que le nombril des hommes leur avait jadis fait perdre la tête. Guillaume serait bien rentré chez lui à ce moment-là, d’autant qu’il avait veillé la nuit précédente. Dormant debout, il s’était laissé entraîner par sa sœur. En vérité, il ne pouvait rien lui refuser, elle finissait toujours par gagner. Agée de dix ans, la fillette était blonde comme son aîné, à la différence que ses longs cheveux étaient raides ; elle portait ses mèches relâchées sur les épaules. Ses yeux bleus ajoutaient à la ressemblance. Ludivine chanta, entourée de ses camarades de classe et des professeurs de son école, l’hymne national hérité de la Révolution française et réservé aux grandes occasions républicaines ; le onze novembre était de celles-ci. Quittant la place, la foule se dirigea vers le cimetière municipal. Un autre dépôt de gerbes plongea de nouveau l’assemblée dans le recueillement. Guillaume commençait à s’habituer à ce silence et s’étonnait de ne pas bâiller. Il observa les gens réunis autour de lui, reconnut ses anciennes institutrices, quelques voisins... Les parents de Nicolas et de Matthieu étaient là aussi, vêtus de noir. Leur présence l’étonna, mais il n’osa s’approcher d’eux. Quel mort venaient-ils honorer en ce jour symbolique ? Le jeune homme entendit des bribes de leur discussion avec le maire. Encouragés par des amis, ceux-ci avaient fait poser sur le lieu maudit un écriteau pour lui rendre hommage et rappeler sa folie aux hommes. Des mains vinrent alors saluer celles de Guillaume dans un flot d’amicales attentions. Tous venaient commémorer un jour peu à peu effacé par des conflits toujours plus atroces. Autour d’un verre qui réchauffa les âmes de café, de thé ou de chocolat chauds, les discussions semblaient avoir oublié nos défunts poilus. Lorsque la foule se dispersa, Ludivine rattrapa son frère. - Est-ce que Manon peut venir jouer à la maison, cet après-midi ? La banalité du quotidien rivalisait avec toute réflexion. Durant plusieurs jours, Guillaume revit la stèle funéraire de feu son ami Nicolas. Un bouquet était toujours attaché au poteau et des restes de la moto brisée gisaient encore dans le fossé. A chaque fois, le jeune homme y imaginait son camarade étendu. Les traces de l’accident revêtaient beaucoup de sens à ses yeux ; d’autres y auraient vu une banale manifestation de l’imprudence d’un garçon avide de sensations. Enfin, Guillaume décida qu’à l’avenir, il ne prendrait plus cette route. Avait-il enfin réussi à faire son deuil ? Etait-ce une fuite en avant par peur du néant ?
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