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L'absent (Avant-propos)
Angélique Abraham
Lors d'une fouille archéologique, le corps d'un poilu est exhumé. Ses descendants, et particulièrement son fils, prennent part à leur histoire, presque cent ans après.
Quelle place ai-je dans l’Histoire, moi qui suis une femme née à l’aube du vingt-et-unième siècle, peu avant la chute du Mur ? Agée de huit ans lors de l’événement, je n’en garde aucun souvenir. Sans doute est-ce parce que le bouleversement qu’il engendra se situait très loin de ce que je vivais. Il en est de même pour le premier conflit mondial que j’ai approché lorsqu’il entra dans l’Histoire.
Avec mon premier roman, la Grande Guerre fut d’abord une inspiration pour l’écriture, des premiers jours de guerre jusqu’aux grandes offensives de 1916 et de 1917. Ma propre vie était le berceau du personnage principal. Ce n’est pas tant ce que l’on vit qui est important que ce que l’on en fait ; dès ce moment, on devient acteur et non plus spectateur de son vécu. Des écrivains, anciens combattants, firent avec davantage de sincérité la description trop souvent atroce de leur quotidien de soldat dans les tranchées par leurs lettres, carnets ou récits. Je sentais que je devais aller plus loin. Mon inspiration devint expression. A compter de la captivité de Jules, la narration fut sans équivoque le fruit d’un réel travail de composition. La guerre était toujours présente mais sur d’autres tableaux, tels un court séjour dans un hôpital militaire allemand ou une aventure au sein du service de santé français. Chaque scène décrite émanait d’un choix, et non plus des seules réflexions échappées de mes recherches. Cette littérature documentée alliait une approche inédite pour moi comme historienne amateure et une première expérience d’écrivain en devenir. J’espérais, et j’espère encore, que passionnés d’Histoire et de mots se retrouvent à travers mon travail.
Les événements du passé paraissent relégués au souvenir tels des reliquats de notre civilisation. Visitez châteaux, musées, propriétés, jardins, vestiges... Leur héritage appartient au temps présent. Les traces de nos ancêtres ne se sont point évanouies avec les ans. Au contraire, elles se sont chargées de leurs existences. Ainsi, des témoins œuvrent auprès des nouvelles générations auxquelles le patrimoine échappe quelquefois. Conduits par des guides, quelques élus ou encore des professeurs, nous entrons dans l’Histoire.
Mon vécu tout entier nourrit mon écriture. A travers mon quotidien, mon travail, ma famille et ce qui fait ses réussites comme ses déboires, j’explore ma vie intérieure et approche le monde auquel j’appartiens. Je ne cherche pas à lutter contre cette force littéraire qui me pousse en avant. Mes écrits me révèlent à moi-même autant que mon environnement s’offre à l’interprétation qui est la mienne.
Après Champ d’honneur, je croyais en avoir fini avec la Grande Guerre, mais je me trompais. Repoussant les franges de mon esprit, le dialogue n’était pas terminé. Une lettre découverte à la Caverne du Dragon sur le Chemin des Dames lança les recherches, l’étude des ressources disponibles ; en somme, l’aventure d’un nouvel écrit. Essai ? Nouvelle ? Roman ? Je ne le savais pas encore à ce moment précis.
Sur la route qui me mena en ces lieux tourmentés, les boyaux creusés dans la souffrance par des hommes disparus, avalés par la guerre ou emportés par le temps, n’étaient que des tranchées semblables aux fossés flanquant le goudron. Un matin de février, alors que le givre recouvrait les champs du Soissonnais et que le soleil n’avait pas encore sorti du lit les endormis de ce samedi d’hiver, je pénétrai dans une creute dans laquelle un sommier de fer n’attendait plus personne. Le lieu était désert. Quelques canettes lorgnaient sur les bouteilles en verre abandonnées par des soldats américains probablement en 1918 ; blasons et portraits consacraient les marques de leur passage sur la pierre de taille.
Les traces de la Grande Guerre étaient mises en scène. J’accédais par un sentier banalisé le long d’une forêt domaniale au monument érigé en mémoire des chasseurs alpins du 27e bataillon sur le versant d’une colline, face au canal de l’Aisne.
Arpentant l’abbaye de Vauclair, une voie tracée sur la rase pelouse menait à un pigeonnier, puis aux ruines de l’édifice. Ici et là, des creux traduisaient l’enfoncement de la terre sous le poids des obus. Comme moi, d’autres touristes de la mémoire pouvaient accéder au site depuis un parc de stationnement aménagé dans la forêt de Vauclerc, près de laquelle un étang agrémentait les lieux d’une touche pittoresque. Hélas, aucun être vivant ne pouvait m’offrir un peu de vérité sur ce paysage vécu ; la nature ne s’adressait guère à moi. Je devinai les murs et les colonnes soutenant la voûte du monument, témoin du bombardement acharné des Français contre les Allemands qui y avaient siégé. Quel visiteur curieux avait vu auparavant la cave oubliée derrière une porte ouverte au sol-sol ? Entre traces d’une attaque et organisation d’une mémoire dans cet accès caché, l’abbaye demeurait un édifice religieux et social. Un jardin potager donnait enfin une note aromatique très contemporaine à son occupation tandis qu’un musée instruisait les visiteurs guidés dans ce lieu. En temps de guerre, on n’est pas difficile, la haine excuse tout ; le plus dur est de justifier de ses crimes après que les armes se sont tues.
Le passage devant le monument des chars d’assaut fut bref. Armes de guerre, ils ne représentaient pour moi que d’encombrants vestiges de la puissance industrielle.
Mon chemin se fixa ensuite sur le plateau de Californie pour observer les sentiers vers le talus de Gérardmer. Les arbres étaient nus, le vent frais. Je parcourais silencieusement les tranchées. Par ailleurs, le tapis de la forêt bafouée dans son silence devait cacher des corps soustraits à notre mémoire car certains privilégiés avaient eu droit à une plaque commémorative quand d’autres étaient voués au silence qui veillait sous terre. Les vestiges s’unissaient à mes pas. Comment ne pas sortir des sentiers battus, repoussant les branches nues qui craquaient sous mes pieds ? Une tôle pliée, des éclats d’obus oxydés, des barbelés, une gourde, une grenade et une queue de cochon d’acier matérialisaient la guerre sur les feuilles mortes. Des disques de terre évoquaient des détecteurs de métaux, bien que de tels signes soient illicites dans cette zone classée rouge. Etait-ce l’imprudence ou la curiosité qui sortit du silence les obus que je croisai avec angoisse en contrebas d’un chemin banalisé ? Je me demandai s’il fallait absolument voir le panorama, ultime privilège des hauteurs. Telle la tour de Babel, un grand escalier emportait à son sommet les pas des visiteurs aux multiples visages qui arpentaient souvent le circuit avec de fines précautions depuis le parking. Un homme revenu de la guerre aurait-il eu envie de voir ce que ses ennemis désignés observaient autrefois depuis les cimes ? Celui qui domine est privilégié, me contait le plateau. Que demanderait de plus le guerrier ? La menace venait de là-haut pour clouer son adversaire au sol dans une tombe de craie ; la guerre est dans la terre. Nos poilus l’avaient vite compris à leurs dépens, un matin de l’automne 1914.
Depuis 1917, un village était enfoui sous ses propres sédiments. Craonne était seule avec ses arbres légendés au milieu de panneaux indiquant des rues absentes et désertes dans lesquelles une balle rongée de shrapnell offrait aux regards avisés le témoignage serein d’une rage guerrière.
Le temps s’obscurcit enfin, marquant la fin de ma journée. Peu après le moment où je lus le nom de Soupir sur un panneau percé probablement d’une balle, le cimetière britannique de Vailly m’offrit un regard sur des stèles blanches, quelquefois anonymes, qui côtoyaient des noms allemands en un ultime adieu, comme dans tant d’autres nécropoles sur lesquelles veillait le drapeau français ; tous avaient droit à la reconnaissance de la nation. Attendaient encore les disparus couchés sous des maisons, sous une route, dans un bois, attendant l’heure bénie où ils rejoindraient leurs compagnons d’armes...
Adieu le Chemin des Dames ! Je rentrai dans mon foyer, chassée par le voile opaque de la nuit.
Dès le lendemain, je triai et légendai les photographies réalisées lors de cette première journée sur les champs de bataille. Cher au souvenir de Champ d’honneur, ce paysage décrit dans mon premier roman était devenu pour moi un paysage vécu. Je pressentais déjà que j’allais retranscrire sur papier ma première visite dans le département picard. Les recherches commencèrent, puis quelques lignes écrites aux premiers jours de l’hiver se trouvèrent emportées dans une nouvelle aventure. A la fin du mois de mars 2015, le roman avait pris sa tournure actuelle, les personnages étaient créés, l’intrigue définie ; la relève des morts était assurée. Je découvris alors l’archéologie avec plaisir. Ma bibliographie consacrée à la Grande Guerre s’étendit ; d’autres ouvrages vinrent l’étoffer.
« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. » déclara Georges Clemenceau . Peut-on alors la remettre aux soins des historiens, archéologues ou écrivains ? Je n’ai pas vécu la Première Guerre mondiale. Qu’importe ! Considérez plutôt ce que je confie de l’Histoire de mon pays comme son héritage, à travers mes émotions et mes réflexions.
Puissiez-vous, chers lecteurs, faire à votre tour acte de mémoire.