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L'absent (2. Pépé)
Angélique Abraham
Lors d’une fouille archéologique, le corps d’un soldat est exhumé. Ses descendants, et particulièrement son fils, prennent part à leur histoire, presque cent ans après.
De fins flocons de neige saluèrent la fin de l’automne, les températures chutèrent sensiblement et les crépuscules précoces de décembre invitèrent les gens à rentrer chez eux très tôt. Un soir, Guillaume trouva ses parents discutant à voix basse dans le salon qu’illuminait un sapin décoré par toute la maisonnée. La nuit était déjà avancée.
- Bonsoir mon grand, salua Jérôme, l’air visiblement soucieux.
- Quelque chose ne tourne pas rond ? demanda le jeune homme devant la mine défaite de son père.
- Pépé va venir vivre avec nous, annonça Isabelle. Je le lui avais déjà proposé quand ta grand-mère est partie mais, comme tu le sais, il avait refusé. Cette fois, il a accepté. Il n’est vraiment pas bien, tu comprends.
- Il prendra la chambre d’ami, je suppose.
- Bien sûr. Tu es content ?
Guillaume haussa les épaules. En vérité, ce dernier n’était guère proche de son aïeul depuis ses années d’adolescence, mais sa présence ne lui déplaisait aucunement ; déjà, il se faisait à cette idée. Saluant son père, puis embrassant sa mère, il retrouva ses confortables draps et son univers placardé sur les murs de sa chambre.
Le lendemain, les premières lueurs du jour filtrèrent à travers les volets sans parvenir à sortir le garçon de son sommeil. Ce fut sa petite sœur qui, en chemise de nuit et les cheveux défaits, le réveilla.
- Eh, Guillaume ! cria Ludivine en pénétrant dans sa chambre. Tu connais pas la nouvelle ? Pépé va venir chez nous.
Le jeune homme grommela quelques mots incompréhensibles. Il leva enfin la tête avant d’envoyer son oreiller sur la tête décoiffée de sa benjamine. Une bataille de linge déchaîna alors la chambre, puis frère et sœur, tous deux complices, arrivèrent triomphants pour le petit-déjeuner.
A quelques semaines de Noël, Charles arriva un dimanche d’un pas lent mais assuré vers son nouveau foyer. Aidé de Guillaume, Jérôme portait ses valises. Dès que le grand-père parut sur le perron, Ludivine lui sauta au cou.
Le vieillard était d’assez petite taille, son dos légèrement courbé le diminuait davantage ; cependant, il était encore très élégant. Bien qu’il se déplaçât peu sans une canne de bois qui l’aidait modestement, il conservait une démarche emprunte de dignité. Ses yeux recevaient l’aide d’une monture fine pour ses lectures, mais sa santé était encore satisfaisante pour un retraité de son âge.
Ces derniers temps, sa solitude s’était mise à tant lui peser qu’il s’était résolu à vendre sa maison et à déposer la plupart de ses meubles chez un brocanteur. Le veuf avait conservé la photographie de son mariage, celles de ses parents, des souvenirs collectés lors de ses voyages ainsi que d’autres souvenirs intimes tels que la chemise de nuit que sa femme Marthe portait quand la nuit l’emporta vers l’obscurité éternelle, leurs derniers draps de lit...
Lorsque son petit-fils découvrit un livret militaire dans ses affaires, il ouvrit délicatement les pages soigneusement conservées et fut saisi par l’année 1937. Ecarquillant les yeux et fronçant les sourcils, Guillaume prit conscience que son grand-père avait auparavant vécu de longues années. Il éprouva aussi le sentiment étrange de lire le nom de ses ancêtres sans les avoir connus. Depuis son engagement volontaire pour une durée de trois ans dans l’armée, l’octogénaire avait tenu à garder ces fragiles témoignages.
- T’as pas assez d’tes vieux ? s’étonna Yann en apprenant l’arrivée de Charles.
- Il est pas dérangeant, répondit Guillaume. Bon, on y va ?
Chaque matin, les deux lycéens se retrouvaient chez l’un ou l’autre pour partir ensemble.
- Mon grand-papa, il savait m’donner qu’du fric, raconta le premier en chemin. Quand il a passé l’arme à gauche, comme on dit, j’étais bien embêté. Je m’suis rendu compte que je l’aimais bien dans l’fond, malgré son oseille.
Charles était un éternel invité dans la maison de sa fille. Sa chambre donnait sur le même palier que celle de Guillaume. Les premiers temps de son installation, il se déplaça une fois pour dire à son petit-fils de baisser un peu, si cela ne le dérangeait pas, le son de sa musique. Dès lors, le mélomane veilla toujours à ne pas importuner son grand-père qui prenait souvent plaisir à écouter du rock, du jazz ou de la musique classique à travers la fine cloison ; les goûts du jeune pianiste l’amusaient.
Pour le faire rire, comme il aimait se complaire en grimaces de tous genres, Charles bougeait adroitement son oreille et sa moustache. Guillaume avait beaucoup de peine à rester sérieux. Les facéties du vieillard le faisaient bien vite sourire. Il se rappelait les clowneries qui l’amusaient tant autrefois, lorsqu’il était encore un petit garçon.
Derrière la maison aux briques rouges qu’il habitait avec son épouse, Charles n’avait jamais été en panne d’inspiration pour occuper ses petits-enfants. Bien qu’il eût toujours des barres de chocolat cachées dans un placard secret, Alice et Ludivine préféraient la compagnie de leur grand-mère qui savait les gâter de pâtisseries. Guillaume, lui, suivait son aïeul dans la cabane du jardin qui abritait des fabrications farfelues. Ce temps révolu aurait été presque perdu si sa présence inattendue n’avait ravivé son souvenir. Le jeune homme lui ressemblait énormément : il avait hérité de ses cheveux blonds et de ses yeux bleus. Il avait grandi, puis l’adolescence lui avait fait oublier ce qui avait rendu ses débuts dans la vie agréables, faute de savoir apprécier ce qui avait été.
Le retraité savait s’amuser de tout. Il avait le plaisir des mots et le sens de la réplique, ce qui rendait les repas hautement intéressants. Ludivine fut ravie de constater qu’en plus de l’aider à ses devoirs, celui-ci venait la chercher tous les midis à l’école pour déjeuner. Le menu était généralement composé de pâtes, de riz ou de pommes de terre, frites ou cuites à la vapeur de l’eau du puits qui arrivait directement à la cuisine par un robinet que Jérôme avait installé. Tout ce que le grand-père préparait ravissait la fillette ; en vérité, il ne pouvait faire autrement que la chérir : il savait gâter les plus jeunes en sa compagnie.
Son père étant régulièrement parti sur les routes, Guillaume était souvent le seul homme au foyer. Depuis l’arrivée de Charles, tout avait changé. Jamais le vieillard ne chercha à s’immiscer dans la vie de sa fille et de son gendre, mais il se tenait toujours prêt à donner un coup de main. Il apprit même à son petit-fils à jouer aux échecs. De longues soirées et des après-midis pluvieux virent se déplacer sur les cases noires et blanches de l’échiquier en bois des pions hauts comme son pouce.
Des premières lueurs du jour jusqu’au crépuscule, malgré le froid, l’octogénaire fuyait pourtant la promiscuité de sa nouvelle demeure : il n’appréciait guère rester entre quatre murs. Toujours vêtu de sa salopette bleue, il semblait constamment occupé, flânant dans le jardin de ses hôtes. Isabelle le surprenait à labourer le potager, à arracher les herbes malvenues parmi les plantations ou en train de réparer un vélo laissé à l’abandon au garage. Son âge ne le laissait pas en reste et personne n’essayait de le raisonner. Chaque matin, il partait à pied chercher son journal et ne revenait que pour le déjeuner : il s’était arrêté chez un voisin, Martin, retraité de la mécanique automobile depuis de nombreuses années, pour prendre le café après avoir commenté les nouvelles de la presse locale, si bien que quiconque le cherchait pouvait être sûr de le trouver dans la maison attenante. L’après-midi, le vieillard s’accordait une sieste. Quelquefois, un prénommé Philippe le joignait au téléphone. De ses promenades en solitaire dans la forêt avoisinante, Charles revenait parfois l’air guilleret, comme satisfait de lui-même. Personne n’osait lui demander ce qui le rendait aussi joyeux.
Isabelle savait qu’il aurait dépéri dans une maison de retraite et ses petits-enfants aimaient le savoir près d’eux ; du reste, leur grand-père ne les prenait jamais de haut.
- Les petiots, il faut savoir les prendre, disait-il un matin à des amis. Quelle idée de leur inculquer que les adultes sont les maîtres et qu’eux, pauvres gosses, ils doivent être les premiers à les embrasser pour leur faire preuve de respect.
- Quand même, rétorqua un retraité, un gamin doit être le premier à dire bonjour. C’est ce qu’on m’a toujours appris !
- Si on veut qu’ils nous disent bonjour, insistait Charles, il faudrait d’abord le leur dire. Un enfant, il faut le prendre par la main avant de lui montrer la paume de celle qu’il va recevoir au derrière s’il n’obéit pas...
- Tu trouves ça normal un gosse qui ne dit pas merci ? demanda un second.
- Comment peut-il dire merci si personne ne le lui apprend ? déclara le grand-père avec beaucoup de conviction dans sa voix. Ne sommes-nous pas des modèles pour lui ?
Ses propos avaient fait réfléchir nombre de ses connaissances et beaucoup dans le voisinage auraient aimé avoir un aïeul aussi compréhensif, une oreille attentive, un confident sûr et un compagnon toujours présent. Jouer avec eux n’en faisait pas des jouets ; il avait trop de respect pour les enfants.
Une tendre complicité renaissait entre eux chaque jour davantage. Réunis par la foulée de leurs pas sur un sentier forestier du Soissonnais, un frais après-midi dominical, Charles et Guillaume marchaient nonchalamment l’un près de l’autre, mais un caillou dans la chaussure du premier les força à s’arrêter tous deux. Plus loin, Ludivine courait autour de ses parents qui discutaient tout en avançant.
Le Chemin des Dames avait été à l’origine une promenade pour de belles princesses royales. Des hommes l’empruntèrent, guidés en 1814 par le général Bonaparte ou soumis par le service des armes auprès de la patrie de 1914 à 1918 ; une guerre peut en cacher une autre... Hélas, les leçons des premières servent si peu aux suivantes. Un chemin restait encore à parcourir, celui de la mémoire.
Comme à chaque mois de décembre, Noël ravissait les yeux par ses couleurs brillantes et enchantées. Charles se réjouit des vitrines commerçantes décorées pour les fêtes de fin d’année. Sa petite-fille l’emmena partout où maisons, figurines et montagnes faussement enneigées reconstituaient un paysage hivernal dans l’attente de la Nativité. Le vieil homme croyait rêver les yeux grands ouverts.
Quelques jours avant les congés scolaires, Ludivine interpréta avec sa classe le récit d’une fraternisation entre poilus et soldats allemands, narrant les échanges que ses camarades mimaient d’un bout à l’autre de la scène.
- Entre eux, déclarait-elle, le no man’s land !
Des garçonnets coiffés de casques à pointe, empruntés sans doute à la collection d’un passionné, se hissaient sur un parapet surmonté de sacs fourrés de mousse pour glisser sur la terre faussement gelée et échanger enfin tablettes et cigarettes en chocolat. A leur tour, les Français leur faisaient goûter du vin coloré à la grenadine. Une âcre fumée rouge troubla la fête qui reprit tout de même : la benjamine expliqua que des artilleurs avaient aperçu dans l’obscurité les mégots rougeoyants et avaient reçu l’ordre d’effrayer les imprudents. La pièce se termina à l’aube ; d’autres guetteurs prirent place dans l’attente d’un nouvel assaut. Embrassant sa fille à la fin de la représentation, Jérôme salua le projet de l’instituteur.
- C’est une bonne idée que ton maître a eue là !
- Y avait pas beaucoup de rôles pour les filles, déclara Ludivine.
- C’est vrai, remarqua sa mère. Où sont tes amies ?
- Elles ont préparé les décors, les costumes et écrit le texte.
- Vous auriez pu jouer les femmes attendant à la maison le retour de leur soldat pour le réveillon, suggéra Alice.
- Tu sais bien que les soldats ont pas tous eu une permission pour Noël ! insista la fillette. Quand je pense que certains se sont battus le vingt-cinq décembre !
- La guerre n’a pas de calendrier, conclut Charles. Si on rentrait partager nous aussi un bon repas ?
- En route, mauvaise troupe ! entonna Guillaume qui conduisit tout ce beau monde à la maison.
Avec le no man’s land ou, entre autres, des hôpitaux pour scène, des hommes et des femmes comme acteurs ou figurants contraints, issus de maintes nations, la Grande Guerre avait les allures d’une longue pièce de théâtre. L’intrigue se nouait autour d’inlassables combats portés par des forces telles que la haine et l’amour de la patrie. Ses contemporains témoignèrent des effets créés pour impressionner ceux qui se trouvaient aux premières loges. Obus, grenades, lance-flammes, fusées éclairantes... La mise en scène n’économisait pas les moyens déployés ; nombreux furent ceux qui restèrent néanmoins en coulisses pour échapper à un spectacle qui demandait toujours plus de financement... Il y eut des pleurs, peu de félicitations. Le rideau baissé, il n’en fut rapidement plus question que dans la mémoire de ceux qui avaient assisté à la représentation. La liste des spectateurs était longue. Hélas, tous les participants ne purent être remerciés ; certains n’avaient plus de nom. Il fallut rentrer chez soi et poursuivre ses activités là où elles avaient été laissées. Mais, comment était-ce avant ? Etrangement, faute d’être nées ou suffisamment matures, les générations qui n’avaient pu faire partie des témoins se trouvèrent portées à leur tour par ces vestiges.
Théâtre, cinéma, littérature... Il ne resterait donc plus que l’art pour se souvenir ? Tissant des liens vers le passé lointain, tant de formes esthétiques comblent ainsi les absences et les incertitudes de notre héritage.
La veille de Noël, Alice vint réveillonner avec son mari et son petit garçon âgé de dix mois. Toute la famille fut ainsi réunie auprès de la dinde aux marrons agrémentée de pommes de terre que Ludivine avait épluchées de ses petites mains. Seule de la maisonnée à avoir les cheveux de Jérôme dont elle partageait aussi la douceur, son aînée était une femme épanouie dans son rôle de jeune maman ; elle avait exercé comme conseillère juridique jusqu’à un retrait volontaire de la vie professionnelle le temps d’un congé parental. Alice appréciait également le retour de son grand-père qui réjouit tout le monde à minuit avec ses cadeaux démodés de garçonnet, en attendant les présents au pied du sapin. La benjamine, hélas, ne croyait plus au vieux bonhomme au manteau rouge.
La nuit saupoudra délicatement de neige le paysage axonais. Il y avait longtemps que Charles n’avait pas caressé de flocons. Ses cheveux blancs semblaient faire corps avec le drap hivernal. Sans se méfier, il entreprit un jour de janvier de modeler dans la poudreuse le plus gros bonhomme que Ludivine puisse imaginer. Il ne prêta pas attention aux picotements engourdissant ses doigts, puis percevant son corps se raidir par le froid, il ressentit de vives brûlures sous ses phalanges gantées. Un retour au chaud fut une impérieuse nécessité pour lui, laissant le personnage imaginaire à demi vêtu d’un chapeau et de quelques boutons sur le ventre.
- Papa, maugréa Isabelle, tu n’es plus un enfant. Jouer plus d’une heure avec une telle température ! Il fait moins deux dehors !
Adressant un clin d’œil à sa petite-fille qui l’avait suivi, Charles laissa sous-entendre qu’il pouvait encore être question de reprendre le bonhomme de neige dès que possible. Hélas, ses doigts gelés le rappelèrent à la raison pour quelques jours. Il avait tant oublié cette forte sensation du froid ! Guillaume s’étonnait de voir un vieillard s’amuser à des jeux aussi puérils.
Ses fidèles amies parties en vacances chez leur père au crépuscule de l’hiver, Ludivine s’ennuya terriblement. Elle se réjouissait pourtant de ne pas être obligée de passer d’une maison à une autre, comme d’autres cœurs en souffrance.
- J’ai eu beaucoup de chagrin à la mort de ma mère quand j’ai dû quitter ma maison, avoua Charles à qui la fillette se confiait. L’homme que je n’ai jamais appelé Papa m’a chassé ; je n’étais plus qu’un orphelin. Je me souviens l’avoir détesté de toutes mes forces. Aujourd’hui, je ne lui en veux plus. Il devait être bien plus à plaindre qu’à haïr : il n’avait pas la chance d’être aimé pour donner en retour.
Aux beaux jours, toute la famille se retrouva sur les estrades pour applaudir l’exploit de la benjamine, férue d’équitation, qui concourait en saut d’obstacles pour la deuxième année consécutive. Tel un cheval au galop, le printemps s’épanouissait avec fougue. Sur les bancs des spectateurs, des mains familières applaudirent sa nouvelle victoire. Ce n’était que la troisième place, mais les progrès que Ludivine avait accomplis en tant que cavalière étaient époustouflants ! Enfin, l’assemblée des visiteurs se figea subitement : une bande sonore propulsa dans les micros l’hymne national.
- Comment ? s’étonnait intérieurement Charles en écarquillant les yeux. On joue la Marseillaise pour féliciter les vainqueurs d’une course de chevaux !
Fêtée dignement, sa petite-fille accrocha fièrement sa seconde médaille sur un mur de sa chambre.
Un après-midi d’avril, Ludivine rentra de l’école en brandissant son cartable aux motifs féériques.
- Maman, on va tous présenter un exposé en histoire ! J’ai pensé à Pépé. Moi, je vais parler des prisonniers de la guerre, la deuxième bien sûr. La maîtresse a dit que c’était un sujet très intéressant. Peut-être que Pépé pourra venir en parler devant la classe.
- Tu sais que ton grand-père n’aime pas qu’on lui parle de ça, expliqua avec crainte sa mère.
Son grand-père avait porté les armes à vingt-deux ans contre les Allemands, ennemis héréditaires, lorsque la Grande Guerre eut sa revanche. Malgré le temps écoulé depuis 1918 et les désastres occasionnés, la haine des peuples ne s’était point tarie. Par un mystère, le soldat fut fait prisonnier en juin 1940. Interné à Dortmund, au nord de Cologne, il ne rentra chez lui que cinq ans plus tard, amaigri et fatigué. Il ne reconnut pas son épouse, elle non plus ; ils divorcèrent.
Orphelin, puis célibataire, Charles, devenu adulte, ne connaissait pas de foyer aimant. Il trouva le bonheur avec Marthe et leur fille unique, Isabelle, qui transmit son passé à ses propres enfants. Ignorant sans doute que le prénom de son enfant signifiait le secret du sang, le vieil homme se méprenait encore lui-même sur l’identité de celui qui fut son père, mort lors de la Grande Guerre. Hormis une photographie sépia en tenue militaire, Charles ne possédait rien de lui.
De son enfance, Alice, Guillaume et Ludivine connaissaient également peu de choses. Né en juillet 1917, sa mère l’avait prénommé en souvenir de son frère cadet qui avait succombé aux gaz sur le Chemin des Dames, armes dotées d’une puissance meurtrière supérieure à celle de tous les hommes réunis. Elle lui parlait très souvent de cet oncle auquel il ressemblait tant avec ses yeux bleus et ses blonds cheveux. Dans les années qui suivirent l’Armistice, elle se mit à tousser ; bientôt, la tuberculose emporta la frêle jeune femme. Charles se souvenait d’avoir suivi tristement le cortège funèbre jusqu’au cimetière communal où elle fut inhumée dans le caveau familial. Il avait attendu d’être seul dans sa chambre avant de pleurer. Il avait huit ans ; ce n’était pas un âge pour un enfant sans père de perdre sa mère. Si douce et si aimante, elle lui manqua terriblement. Rejeté par son beau-père, Charles fut alors élevé loin de sa demi-sœur par sa grand-tante, Hélène, qui aimait beaucoup le gâter, faute d’avoir eu elle-même des enfants.
Ludivine travailla sur son exposé tandis que son frère consultait les sites en ligne sur les stalags à propos des prisonniers de guerre militaires, ignorant les civils. Devant le travail de ses petits-enfants, Charles bouda les recherches mais Isabelle s’en mêla, bien qu’elle fût dans un premier temps surprise par le sujet choisi par sa fille. Aidés de ses pairs, la benjamine s’intéressa d’abord à des images, puis à des articles qu’elle avait imprimés, photocopiés à la médiathèque ou recopiés de son écriture soigneuse. Elle aimait beaucoup lire, ayant déjà dévoré maints romans des étagères du rayon jeunesse ; sa propre collection dépassait le nombre de ses poupées.
- Tu crois que Pépé portait un uniforme rayé, comme sur les photos ? demanda Ludivine.
Le jeune homme parcourait des yeux l’Allemagne sur une carte déployée devant lui, tandis que sa mère lisait attentivement les documents réunis.
- Tiens, regarde ! désigna le jeune homme. Dortmund, c’est là, au nord de Cologne.
- Cologne, comme l’eau de Cologne ? s’enquit la fillette.
L’aîné acquiesça.
- Le camp de Dortmund a été bombardé peu avant l’Armistice de mai 45, déclara Isabelle. C’est là qu’il est revenu !
- Dommage qu’il ne vienne pas à l’école, soupira Ludivine.
- Tu sais, s’exclama sa mère, ce n’est pas facile de parler de la guerre !
Charles parut soulagé quand l’échéance venue, plus personne dans la maisonnée ne parla de l’exposé ; néanmoins, les propos échangés à ce sujet l’avaient quelque peu tourmenté : il n’avait point oublié. Le temps de sa captivité était loin désormais, mais il ressentait encore les courbatures des nuits à dormir sur les planches, grelottant dans de grands baraquements où des hommes s’entassaient. Il n’avait guère supporté le travail auquel il était assujetti, la mauvaise nourriture l’avait privé de forces et il avait vu des camarades tentés de s’évader sans que lui en eût senti le courage.
De soyeux papillons blancs virevoltèrent enfin çà et là ; l’été s’installait. Malgré la chaleur et les orages saisonniers, un ami de Guillaume l’entraîna dans les champs de betteraves du Soissonnais. Ouvriers recrutés pour ce travail harassant, de nombreux étudiants rentraient chaque jour terreux, ruisselant de sueur. Chaussés de vieilles bottes et vêtus de maillots floqués d’inscriptions anglophones, il leur fallait chaque jour arracher les pieds poussés parmi les graines semées en avril. Pour beaucoup de jeunes gens, c’était une aubaine qui assurait un revenu. Certains s’offraient un deux-roues à moteur ; d’autres rêvaient de vacances entre amis...
Après sa première journée de labeur, s’étant douché, Guillaume rejoignit son grand-père au salon car l’heure était aux jeux qui divertissaient modestement sa retraite.
- On se sent bien mieux quand on est propre, hein ? affirma Charles qui tenait à la main un carnet pour s’exercer devant la télévision.
En guise d’approbation, le jeune homme sourit. Il tint ainsi compagnie au vieillard jusqu’au moment où celui-ci s’assoupit. Dans la cuisine, sa mère était au téléphone avec une amie.
- Alors, il a trouvé un stage pour la rentrée ? demandait son interlocutrice.
- Non, toujours pas, répondit Isabelle. J’ai même l’impression qu’il ne cherche plus. En attendant, il ramasse les betteraves avec un copain.
Guillaume savait-il vraiment ce qu’il allait faire ? Il parlait peu de ses études à ses parents car elles ne l’attiraient guère. Poursuivre une année de plus pour se prouver à lui-même qu’il valait quelque chose, que tout n’était pas perdu ; prouver aux autres qu’il pouvait donner beaucoup de professionnalisme s’il était respecté... Partagé entre ses attentes personnelles et l’impulsion donnée à ses premiers pas vers un métier d’adulte, le jeune homme peinait à faire un choix.
Au premier anniversaire du retraité dans sa nouvelle maison, toute la famille organisa dans le secret des festivités pour le quatorze juillet, jour de sa naissance.
- T’es prêt, Pépé ? questionna son petit-fils dans la soirée.
- Oui, mon petit. Que veux-tu me montrer ?
- Regarde !
Tout le monde sortit dans le jardin abandonné par la lune. Dans l’obscurité, les étoiles scintillaient discrètement parmi les avions nocturnes et les satellites en mission, tandis que des fusées éclairaient le ciel de torches enflammées roses, bleues, vertes, jaunes, ouvrant grands les yeux des enfants et des adultes réunis ; Guillaume s’improvisa brillamment comme artificier.
- T’es content, Pépé ? demanda Ludivine après le modeste bouquet final. Moi, ce que je préfère, ce sont les poudres d’or.
Charles serra sa petite fille contre lui.
- Quand j’étais pas plus haut que ça, déclara le vieil homme en désignant de la main une hauteur d’à peine un mètre, j’croyais que le feu d’artifice était à moi. J’étais fier. Y avait pas un gosse qui avait ça pour lui, tu comprends.
- Aujourd’hui, il est à toi, plaisanta la fillette qui sourit de la naïveté de son grand-père, rien qu’à toi.
- Viens Papa, on va rentrer maintenant, déclara Isabelle. C’est pas le moment d’attraper froid.
- Bonne idée, je vais montrer mes photos aux petits.
- Vous n’avez plus vingt ans, observa Jérôme, et vous êtes encore prêt à faire des nuits blanches !
- La jeunesse n’a pas d’âge ! ajouta Charles.
Venu vivre chez ses enfants et ses petits-enfants pour son plus grand bonheur, l’octogénaire avait été accueilli à bras ouverts comme la promesse d’un passé jamais oublié. Entouré des siens, il vivait des jours paisibles, ne sentant pas sa mort prochaine. Les temps durs s’éloignaient pour lui chaque jour davantage. Quel bonheur que de connaître les doux moments d’une retraite sereine !
Tel un petit d’homme, le rythme du grand-père était devenu celui de ses proches. Durant les soirs d’été, la famille marchait souvent dans le bois communal recouvert de feuilles sèches de tilleul.
- Marthe en ramassait des quantités de fleurs dans notre jardin, raconta le vieillard avec nostalgie. De quoi faire des tisanes pour toute la saison !
Ludivine n’avait pas, hélas, la mémoire de ce temps passé. Faisant tournoyer au-dessus d’elle les feuilles, courant dans les allées et les sous-bois, elle s’en fit soudain un cache-nez, riant de tout cœur à son idée folle. Charles détourna alors son amère tristesse vers ce geste puérile et joyeux, presque inconscient. La fillette était spontanée et la vivacité de son comportement ressuscitait l’âge d’or auquel son grand-père s’était soustrait, faute de savoir comment le fixer.
Fièrement campés sur leurs racines, la veille comme le jour présent, chênes, peupliers, tilleuls et autres arbres aux verts ramages demeuraient impressionnants dans l’immensité verte où des petits se dépensaient, inépuisables, à travers des jeux. Marchant dans la flaque d’un orage récent, le retraité envoya des giclées avec ses bottines à l’intention de sa petite-fille qui lui répondit. Comme lui, Guillaume sourit de cette nouvelle et timide immersion dans les amusements puérils.
A la fin du mois de juillet, une foire réunit comme chaque année les habitants du village qui vidaient leur grenier chargé de vieilleries ou de souvenirs encombrants. Comme elle allait rentrer au collège, Ludivine s’était résolue à vendre ses jouets de fillette, aidée par sa famille ; il était temps selon elle de se débarrasser de ses jeux de gamine. Charles la rejoignit dans la journée. Il mit presque deux heures à parcourir les deux cent cinquante exposants installés à l’ombre des feuillus qui les accueillaient. Il croisa tant de vieilles connaissances lui demandant des nouvelles que Guillaume, Ludivine et leurs parents avaient fini par s’inquiéter à son sujet, le croyant perdu. Prêts à le rechercher parmi la foule des badauds, ils le virent arriver triomphant, fier d’avoir retrouvé un ami avec lequel il avait longuement discuté. Personne ne songea à le réprimander car le grand-père se plaisait ici ; il avait retrouvé le goût des gens.
Aux derniers jours d’août, Charles accompagna Guillaume et Ludivine voir les attractions foraines installées pour quelques jours au village. La fête battait son plein et la fillette avait beaucoup insisté pour que son grand-père vît les manèges. Le bruit fortement présent, la foule mêlant adultes et enfants dans une mouvante densité, les odeurs de fumée et de gaufre impressionnèrent le vieillard qui insista pour offrir un tour à ses petits-enfants. Tous deux avaient les doigts pleins du sucre des confiseries.
- Quelle poisse ! râla Guillaume.
Ludivine, la première, fit maintes pirouettes sur un trampoline, puis, appuyé sur sa canne, le grand-père frémit en voyant le jeune homme tournoyer dans les manèges à sensation. Il en fut autrement quand Guillaume l’invita à tirer à la carabine sur des ballons qui dansaient derrière des tiges de fer. Chargeant les balles de plomb avec une dextérité et une rapidité qui surprit son petit-fils, Charles fit disparaître un à un les ballons captifs.
- Quand on a fait la guerre, dit-il fermement, on n’oublie jamais ce que c’est que de tirer avec un fusil sans rater sa cible.
Guillaume sembla soulagé de cette confidence : Charles avait réussi à parler un peu de sa guerre à lui, derrière les barreaux de sa prison en Allemagne. L’adolescent sut par ailleurs que sur les chemins de son retour de captivité, son grand-père avait fait la connaissance d’une jeune fille qui devint plus tard son épouse. Institutrice, elle avait refusé de quitter la France occupée pour ne pas laisser ses élèves aux mains des Allemands ; elle aussi avait fait sa guerre.
L’automne arracha le germe du printemps. Adieu le vert teint des arbres, place aux marrons protégés de leur étui irritant, aux noisettes s’échappant de leur nid protecteur... En forêt, les jours filèrent sous la nuit d’octobre. A mi-chemin entre le ciel et la terre, les plus grands arbres formaient sous la voûte céleste comme un plafond doré. Dès le mois suivant, on ne voyait plus le ciel grisonnant qui composait avec les cheveux blancs de Charles une union presque naturelle. En traversant les bois, les promeneurs avaient l’impression de passer un rideau tissé d’or et de rubis; des lambeaux naturels s’échappaient telles des lucioles en plein jour. Le sol jonché de ces gouttes dorées émerveillait tant qu’il semblait faire partie du jardin d’Eden.
- La forêt est notre bien le plus précieux, déclara le grand-père à ses petits-enfants. Tâchez de vous en montrer dignes.
Désormais en première année de collège, Ludivine chassait les écureuils, suivie de loin par Guillaume et Charles qui promenait un regard curieux à chacun de ses pas. Ils avaient parcouru ensemble les funestes allées du cimetière où le vieil homme ne manquait jamais de fleurir la sépulture de son épouse.
- Elle me manque vous savez, avoua-t-il timidement.
Il avait parlé si bas, comme s’il ne voulait pas être entendu, que Ludivine s’était approchée et que son frère l’avait regardé, interloqué. Les mains calleuses tremblaient de vieillesse et d’émotion retenue, y glissant timidement la sienne, la fillette marqua le signe du retour.
- Oui, affirma le vieil homme, rentrons. Un bon chocolat chaud réchauffera mes vieux orteils.
Quelques jours avant les commémorations de l’Armistice du onze novembre, Charles rentra chez lui après avoir salué Martin. Au salon, il trouva Ludivine plongée dans une lecture silencieuse ; Isabelle et Jérôme étaient sortis, Guillaume ne se montrait pas.
- Que lis-tu, ma chérie ?
- Mon journal ! Je viens de le trouver dans la boîte aux lettres.
Intrigué, le grand-père s’approcha lentement.
- Bénie soit l’Armistice ! s’exclama soudain Ludivine.
- Tiens donc ? s’étonna le vieil homme avec ironie. Est-ce que je peux savoir pourquoi ?
Affalée dans le canapé, la collégienne rendit compte de sa lecture d’un article publié en dernière page de son quotidien. 1918, 1919, 1920, 1921. Quatre dates, quatre années qui virent les fêtes de l’Armistice s’ancrer dans notre citoyenneté. Ecoutant en silence à ses côtés, Charles se mit à penser aux almanachs du facteur que sa mère conservait au fond d’un tiroir, à l’abri des regards. Ses dessous féminins recouvraient pudiquement de modestes souvenirs qui évoquaient en secret son attente et ses espoirs constants... A sa mort, craignant que son beau-père ne fasse disparaître ce qui lui avait appartenu, l’orphelin avait pris les calendriers, débutant ainsi une collection de vestiges de guerre.
- J’étais tout petit, raconta le vieillard. Entièrement habillées de noir, ma mère et sa tante se rendaient chaque année pour le onze novembre sur la tombe de mon grand-père, à plusieurs kilomètres du village où nous habitions. L’Etat offrait aux femmes endeuillées un pèlerinage à ses frais, si le corps de leur soldat n’avait pu être rapatrié dans le cimetière communal. Ma grand-mère avait été emportée en 1920 par la grippe espagnole. Une sacrée maladie ! A deux, les pauvres femmes ne pouvaient plus compter que sur elles-mêmes. Etant donné qu’elles n’avaient pas eu les moyens de ramener leur poilu, elles laissaient de côté tous les ans les tâches ménagères et travaux de couture qu’elles menaient ensemble pour subvenir à nos besoins et faisaient le voyage. Je revois ma mère poser un bouquet de chrysanthèmes sur une grande pierre froide. Vraiment, je n’ai jamais aimé ce moment-là ; le cimetière me faisait peur. L’Etat a décidé de rendre le jour de l’Armistice férié pour tous, mais dans notre famille, il l’était depuis longtemps. Ensuite, ma mère s’est remariée. Comme tu le sais, je suis resté vivre avec ma grand-tante jusqu’à sa mort, puis je me suis retrouvé en internat et j’ai cessé de faire ce périple.
- Si je comprends bien, ça n’a pas toujours été un jour chômé depuis la fin de la guerre ? s’étonna Ludivine.
- Comme tu l’as entendu, non.
- Tu viendras avec moi à la cérémonie ? L’année dernière, Guillaume m’avait accompagnée parce que je chantais avec mon école. Au collège, personne ne parle de venir mais j’ai bien envie d’y aller quand même.
- Je pense que c’est une bonne idée.
Jetant un rapide coup d’œil à son article, Ludivine se mit à rire.
- J’aime beaucoup le dessin !
Sur une stèle massive, probablement de pierre, le combattant portait un fusil en bandoulière et semblait regarder vers le lointain. Cherchait-il à repérer des ennemis ? Le monument aux morts ainsi imprimé n’avait rien de réel et pourtant, il aurait pu véritablement exister dans l’une de nos communes en deuil.
- C’est vrai qu’il est assez amusant ! conclut Charles avant de se lever avec peine. Et maintenant, si tu permets, je vais te laisser.
Lorsqu’elle fut enfin seule, la demoiselle contempla attentivement l’illustration qui avait attiré son regard. Le monument représenté ressemblait étrangement à celui de son village. Il y avait cependant presque un an qu’elle ne l’avait pas observé. Ludivine se demanda si les commémorations du onze novembre ne servaient qu’à se souvenir de son existence ; depuis bien longtemps, les noms gravés ne signifiaient plus rien à personne. Hélas, la Grande Guerre hantait le présent tel un fantôme en quête de repos éternel...