L'adoubement
echo_golf
«_ Fait chaud bordel, j'ouvre le carreau et allume une cigarette, Prophète, on peut y aller quand tu veux.
_ ok boss. »
On passe le portail, les gardes lèvent leurs bras, nous salue et sourient.
_ Base base pour B54 ?
_ Base vous écoute B54.
_ Sa ka fet baz ? à vous
_ Pa pi mal B54, à vous
_ B54 quitte base direction Drouillart, l'hôpital français, Prophète et Echo à bord, à vous.
_ Deux passagers. Bien copié B54, bonne route, à vous.
_ Prochain contact à l'arrivé, terminé. »
Prophète étire ses épaules, une par une, étend son bras par la fenêtre, puis dans le large habitacle du beau camion blanc frappé d'un logo rouge. Sa main grande ouverte tout près de moi, ses bracelets en caoutchouc manquent de peu de s'emmêler dans les câbles entortillés de la radio. J'emporte du poignet une rasade de sueur, mes sourcils en regorgent, la barbe apporte du frais et protège la peau des brutalités caribéennes d'un soleil patient, les quelques ombres projetées par les taptaps ou les camions font disparaître les vagues de poussières suspendues. En s'arrêtant au carrefour, je peux attraper le regard de la jeune vendeuse de beignets. Chaque matin, une fois la journée lancée, nous avons un rendez-vous culinaire exotique, et une fois chargé de ces pizzas créoles, je retourne au bureau profiter de mon petit déjeuner sous la clim.
Le camion et le ventre pleins, nous embarquions pour une livraison quelconque. A bord, hormis Prophète et moi, des caisses de matériel médical, quelques molécules, mais surtout des équipements. Grâce aux piments du matin, mon transit était meilleur que celui des boulevards du pourtour de l'aéroport de Port au Prince. La commune de Tabarre pouvait se transformer en gigantesque embouteillage, bien souvent entre 10h et 17h, on pouvait se retrouver bloquer comme dans des boues collantes par le trafic. Aujourd'hui c'est un défilé de camionnettes et de puissants semi-remorques. Un ballet à la coordination fine, des entrelacs de piétons erratiques, viennent ajouter au sublime de la situation. Ici une vieille bâtée tourne autour d'une Peugeot sans âge, en glissant au-dessus du capot sa manche et son fardeau, elle l'esquive et une muleta n'aurait sur aucun sable semblé plus instinctive. Impossible de s'insérer, notre camion est assez court et agile, pourtant il faut encore attendre, et je souris en secouant la tête en glissant les écouteurs dans mes oreilles. La friteuse agite les bras, les coudes en avant de haut en bas, les mains pleines, elle prépare, cuit, emballe et encaisse, je connais ses gestes par cœur désormais, et même les yeux baissés, je la vois dans une chorée aux relents d'huile rance. Je choisis de voyager avec les arrondis lusophones de Cesaria, et c'est quand elle parle de « baisers volés » (beijo rubado) que nous nous élançons, d'un geste de la main je salue la belle cuisinière, et aspire les dernières bouffées superficielles de ma cigarette.
Cent mètres, tout au plus, en me penchant je vois encore le stand à l'angle par le rétroviseur conducteur. Mon poisson pilote s'engouffre entre chaque véhicule ajoutant encore davantage de sublime à ce chaos apparent, chacun use de la voix, des gestes qu'il faut, pour s'octroyer un peu de la chaussée. Un piano de Mozart couvre à peine les feulements exaspérés des moteurs. J'ai la sensation de glisser sur les rochers lisses d'un lagon bleu en longeant un immense mur peint de réclames, je croise cette femme sans expression, les bras en balanciers, elle double une vache, contourne une motocyclette surchargée, enjambe au ralenti un nid de poule, et semble se poser comme harnachée à des suspentes qui trahissent son pas féérique. Elle disparaît un instant de ma vue, sa robe colorée clignote entre quelques voitures, et elle est avalée par un chargement de ciment et de ferraille, puis réapparait à l'arrêt me fixant. Elle reprend son pas d'ibis, entre un feu de fatras, et la circulation grouillante. Je sens les regards de ceux qui se sédimentent autour de nous puis se dispersent au fil des avancés par à coup. Certains me fixent le temps de remuer quelques émotions inconnues, leurs yeux me parlent une langue étrangère, faite de pierres roulées, arrondies, polies, dans les torrents sales qui entourent les marchés nauséabonds.
Un policier a pied, avec une longue matraque, un vieux gourdin dépoli, pas si fréquent, tout seul et à pied ici, on aurait pu s'attendre à le voir huit cent mètre plus loin, au carrefour Lamo. Il avance sans même faire semblant de régler la circulation, il se fraie un chemin entre les carrosseries avec pour lance et écu sa détermination à faire dévier une avalanche. Un second le suis, plus jeune, moins épais, plus pauvre, moins corrompu. Pressé et en retard, il n'est armé, lui, que de sa maladresse. La chemise bleue nuit bien trop grande est en partie retenue par sa ceinture, et son pantalon aussi, plus adapté à un vieil officier de bureau, recouvre presque entièrement ses chaussures très cirées, luisantes de cirage et de son extrême précaution à briller autant que l'attends son commandant. Il passe à notre hauteur, et malgré le brouhaha, je l'entends haleter entre deux beuglements incertains. Juste en dessous de moi, j'entends taper au carreau, les petits coups sec d'un marchand porteur, ils déambulent entre les véhicules, chacun a son secteur, les mouchoirs, les boissons fraîches, des cacahuètes, parfois des fruits préparés, mangues ou ananas… cette fois le jeune homme avisé tient à me rappeler à ma chère nicotine. J'emporte avec empressement ma compagnie pour les jours à venir, celles qui seront présentes lors de quelques moments où le masque tombe. Seul entre le garage et les conteneurs, marchant jusqu'à la zone d'encapsulation, inspectant le sol, rassemblant les quelques déchets, effrayant les poulets errants, la laissant me remplir, me caresser la gorge de son épaisseur, et l'expirer et la regarder danser pour me plaire et s'évader dans les courants d'air.
Ça ralentit, enfin ça s'arrête quoi, on avance d'une centaine de mètre, quelqu'un régule désormais la circulation, ça se sent, tout le monde s'en est rendu compte et un ordre relatif s'est imposé à chacun. Je vois le carrefour Lamo désormais, enfin, j'en distingue la clairière centrale, par intermittence les chevaux moteurs vrombissent de nervosité, attendent d'être lâchés, de pousser de toute la longueur de leurs essieux sur la longue langue plate de goudron contenue entre les embardées des accotements sauvages. Cour et prétendants de la maréchaussée, éléments fondateurs de la cosmogonie des calandres.
Quel plaisir d'être assis las et lent, à se laisser couvrir par les chants de cet ailleurs, chaque recoin est un peu de neuf à percevoir, un remplissage presque permanent, dont les joyaux sont les chants des oiseaux, lorsqu'ils chevauchent les rires et murmures de celles à l'ombre des manguiers. Chacun et chacune par son exotisme et son unicité critique les reliquats des règles absolues. Le soleil lui, profite des vallées pour nous noyer, et des monts pour louvoyer, se déversant à profusion, sans cesse, remplissant les caisses de résonnance d'une épaisseur particulière, elle rend alors fébrile le moindre de ceux qui s'essaye à en supporter le rythme, voilà pourquoi dit-on les femmes ne dansent que la nuit ou lorsque les musiciens jouent à l'ombre. L'ombre d'une aux cheveux courts se dissimule à mon regard dès que je l'aperçois, là dans l'ombre d'un panneau routier, plus loin, une guérite, un marchand ambulant, un papayer, tout me renvoie à la puissante plaie pectorale que son regard m'a infligé, et mon tortionnaire, ma régulière, s'invite en tropicale muse d'un teint d'albâtre, disparaît dans un encadrement de porte, se porte des péristyle jusqu'aux moustiquaire, épands ton immense tendresse, fait se glisser la brise entre les panneaux lascifs, étends toi partout où un sourire d'oiselet comme le tien fera fondre les métaux parés. Des filles énervées secouent de lourdes croix dans mes oreilles et me rappelle combien le poids de nos propres croix peuvent nous sembler insupportable tant qu'on n'a pas goûté à l'écrasement que celle d'autrui peut représenter.
Carrefour Lamo, nous y sommes, le chargement de fer à béton devant nous bloque la vue, mais nous y sommes. Je distingue un véhicule anormalement propre, un gros 4x4, des bancs à l'arrière. Okay, je les vois, je comprends mieux, par contre, qu'est-ce qu'ils fichent là ? J'imaginais pas voir ces types ici, dans les bas-fonds de l'aéroport ! un large groupe de force d'assaut, encoquillés dans leurs parures de polymère et de kevlar, des tenus noires et bleues, des casques à visière teintée, des boucliers transparents anti-émeute, d'autres opaques et épais, lourds et disposés en ligne, dessinant un front, désignant la cible, ou l'origine du danger. Les hommes couverts d'engins et porteurs de fusils américains régulent, dédaigneux, la circulation polie et lente. Droit devant nous, la route qui mène au marché central puis vers Martissant, à gauche, on continue de contourner l'aéroport en longeant le bout de piste. Des colonnes serrées empruntent ces voies, en arrière en avant et vers la gauche. La route vers la droite, vers Drouillard représente la porte d'entrée de Cité Soleil, et c'est précisément cet accès qui est bouché, et c'est précisément là où nous allons. Prophète se déporte lentement à tribord pour coller l'accotement et s'apprête à un virage qui traverserait le mur de bouclier, plus je me crispe plus il ralentit, lorsqu'il est au pas, il se colle à eux, klaxonne deux fois, juste assez pour dire : « attention, je passe ! » Il s'arrête pas, il enfonce la tête dans les épaules, j'ai rentré mon coude, et de mon poste en hauteur je vois le dispositif s'ouvrir comme une dune est bousculée par une vague. Je regarde Prophète, il me jette un regard sans expression, sinon celle de la concentration, il regarde devant lui, la longue bande de bitume noire sans marquage au sol, au loin un panneau « 30 », des vomissures de roseaux encadre notre chemin de fourches sauvages et ondulantes. Depuis que sa manœuvre a fonctionné, que nous sommes passé, je ne l'ai pas quitté des yeux, il tourne le volant, comme on fait danser une petite fille, petite princesse, en rond, sur elle-même, sur un air de Sinatra. Une fois la danse finit les mains à 10h10, il se redresse, s'affaisse légèrement dans le fauteuil, puis me regarde en silence. Il sourit, il cherche à me rassurer, comme on rassure un enfant dans une terreur mutique, « il ne t'arrivera rien petit » semblait-il dire par ses yeux, puis finalement il place :
_ On est bientôt arrivé, il y a moins de traffic ici.
_ Merci Prophète…
Plus que quelques centaines de mètres, on devine au loin, au bout de la langue de bitume, coincé entre les commissures d'herbes hautes et de roseaux, des murs aux teintes ocre, jaunâtres, sales. Ma main par la fenêtre, le vent entre mes doigts, le silence du vent, la mélopée qu'il induit entre les feuilles frissonnantes des végétations basses du lieu, j'en veux encore de ces souffles saisissants. Ses souffles à elle m'évaporent et je sens l'air remplir ma gorge. Des terrains vagues succèdent au tohu-bohu du traffic, une centrale électrique endormie veille sur les chaises vides, on ne fait que passer. Entre les traits tirés de Prophète qui se raidit, je lis une tension profonde, cette longue ligne droite sépare carrefour Lamo et Drouillard, en sortant de Tabarre on passe la porte de Cité Soleil. A cette bordure, se trouvent parfois des véhicules hauts et massifs, à la carrosserie noire et aux vitres teintés. Des enfants non loin sont cul-nu, assis dans un nid lissé de terre battue dans les fatras et les immondices dansants portés par les tumultes de vent chaud et poussiéreux. Les hommes paraissent plus gros qu'ils ne le sont, le holster y est souvent plus épais que le porte-monnaie. Les uns mangent de la terre, les autres distribuent du plomb. Et maintenant devant nous on les distingue, de ces gamins, de même pas vingt ans, en marcel blanc, jean minutieusement déchiré et délavé, depuis leurs profonds fauteuils défoncés, ils se prélassent, s'interrompent et l'un se lève lentement en nous voyant arriver.
L'un d'eux, un jeune, pas plus de vingt ans pour sûr, semble d'un geste réajuster son fut' à la mode après s'être relevé, et sort de son dos un objet brillant, il le tient fermement au-dessus de sa tête.
Il fait chaud bordel, d'un coup, les dards, de la dorée plaie céleste, semblent fondre sur ma peau exposée. J'gare mon bras pendants à l'intérieur de la boite d'acier et plastique mêlés. Son objet brille plus encore, Prophète est en seconde, moteur au ralenti, ronronnement épais et moelleux, on avance, il agite son truc au-dessus de sa tête, ils sont deux debout, trois assis, deux affalés. 200m entre eux et B54. Son truc qui brille, on dirait un revolver, chromé à poignet de bois. Il en joue comme d'un de ces hochets que les hommes du sol utilisent pour guider les aéronefs en roulage. Il nous fait signe d'avancer, Prophète avait pas attendu son signal et avait débrayé pour engager la troisième après une brève accélération. Ils s'écartent mollement, l'un d'eux réussi la prouesse de déplacer son lourd fauteuil, anciennement en cuir blanc, sans s'en extirper, B54 le frôle, j'en raffole : on est passé, et ces ados équipés nous ont tout juste accordé quelques secondes.
Je transpire à plein seaux, au virage où nous quittons le goudron, mes poumons brutalement se remplissent, une grande respiration, la sensation de sortir d'une apnée de plusieurs années. On cahote sur les pierres roulées par la dernière inondation de la semaine dernière. Les effets cumulés des suspensions de B54 sur les tertres, de celles du fauteuil du pilote, de l'incroyable légèreté du sourire de Prophète me font rêver encore des années après de ces hommes qui sautaient les lignes de front en souriant dans leurs camions.
J'attrape la commande déportée de la radio à onde courte, j'annonce notre arrivée à l'opérateur de l'hôpital des français, il nous réoriente amicalement vers le portail principal. On revient sur nos pas, on retourne sur le goudron, les gamins n'interrompent même pas leur torpeur fumeuse pour se tourner et nous regarder. On serpente, on rejoint une « rue » on se plante devant le portail, j'descends de B54, présente ma ganache et mon sourire au fenestron taillé dans l'acier du portail.
_ Sa ka fet baz ?
_ Pa pi mal.
_ On livre du matériel logistique pour Log Marc, j'lui fait passer par la grille, une liasse enroulée de documents de transports, qu'il regarde à peine, referme l'acier et met en branle le portail qui glisse sous mon nez. Deux pas, Prophète pousse le moteur. Ça y est, on est dedans.