l'adversaire qui me voulait du bien

Jean Jacques Sebille

un jour de finale de coupe du monde de football à Berlin en 2006

 

« la réalité est plus inventive que la fiction » pouvait-on lire dans les pages du premier numéro de Desports, à la fin de l'article consacré au combat de boxe ayant opposé Arthur Cravan et Jack Johnson. Cette citation empruntée à Aharon Appelfeld auteur israélien, a fait remonter à la surface de ma mémoire la journée du 9 julllet 2006 à Berlin. Finale de la coupe du monde de football entre la France et l'Italie. Ce jour là, j'ai fait le déplacement en Allemagne avec quelques amis et pas n'importe lesquels. Tout d'abord Dominique. Un féru parmi les férus. En 1998, il a appelé sa mère en Guyane quelques jours avant la finale, la priant de mettre son père dans le premier avion pour Paris. Le fils a arraché in extremis au marché noir deux billets à prix d'or, tant est si bien qu'il a du vider et son plan d'épargne logement et son codevi. Il mangera des pâtes pendant des mois, peu importe. Il a offert à un père peu disert le cadeau qu'un fils ne fait qu'une fois dans une vie. Le père ne se laissera aller à aucun épanchement particulier quand en compagnie de son fils, il assistera au sacre historique des bleus dans l'enceinte du stade France. Tant mieux. La pudeur sait préserver l'intensité du moment mieux que ne le ferait une débauche de sentiments ou le brouhaha de remerciements trop appuyés. Sept ans plus tard, Dominique se marie en Nouvelle Zélande. Nous sommes fin 2005. J'offre pour l'occasion un des deux sésames que je viens d'obtenir par tirage au sort sur le site de la FIFA pour la finale qui doit se dérouler huit mois plus tard à l'Olympiastadion de Berlin. Le billet est pour l'heure une pure abstraction et il semble un brin saugrenu comme cadeau de mariage. Nous sommes encore très loin de l'événement et nul ne se projette pour l'heure dans la compétition. Quant à la probable affiche de cette finale, rares sont ceux qui se hasardent de façon aussi précoce au jeu des pronostics. Même les plus fervents attendront quelques mois encore pour livrer leurs divinations. Après les déroutes de 2002 et 2004, les supporters français se calfeutrent dans leur discrétion d'antan et ils se gardent bien d'annoncer une présence de leur équipe à ce stade de la compétition. D'autant plus qu'ils peinent à retrouver leur souffle après une qualification laborieuse, arrachée in extremis. La France n'en finit pas en cette fin d'année 2005 de remercier ses enfants prodigues Makélélé, Zidane et Thuram qui après être rentrés au bercail à l'été, ont sauvé l'équipe du naufrage. Partout on glorifie aussi le tir génial de Thierry Henry un soir d'automne à Dublin.

Avec ce cadeau entre les mains, Dominique est aux anges. Après la finale que nous avons vécue ensemble à Rotterdam en 2000 et nos escapades malheureuses au Portugal, au Japon et en Corée, notre envie de repartir en campagne est intacte. Alexandra sa femme ne s'est pas offusquée de ce cadeau qui la concerne si peu. Elle me dira simplement être ravie car elle sait que ça fait plaisir à celui qui désormais est son mari. Je crois qu'elle aime Dominique.

Huit mois plus tard, alors que l'arbitre siffle la fin de la demi-finale France-Portugal à Munich, je n'ai eu aucune nouvelle de Dominique. Je n'ai pas cherché à en avoir. Ni message, ni coup de fil, ni rien. Ce silence inattendu de part et d'autre n'est pas un acte délibéré. Ce n'est pas un pacte que nous aurions scellé par pure superstition. C'est plutôt une réaction de sidération comme si nous ne réalisions pas ce qui vient de se tramer match après match. Espagne, Brésil et ce soir Portugal. La France est en finale. Les débuts ont été tellement poussifs devant la Suisse et la Corée que personne n'aurait parié un kopek sur cette seconde finale historique. Quand je sors de l'Allianz Arena, Dominique est la première personne que j'appelle après ce long mois de mutisme. Je me souviens exactement des mots que je lui glisse avec délice dans le téléphone avant même de dire allo ou bonjour«  il est pas beau le cadeau ? » Je lui ai offert huit mois plus tôt une place pour la finale de la coupe du monde qui va opposer dans quatre jours la France à l'Italie.

Ce 9 juillet, aux côtés de Dominique qui s'est rasé la tête pour l'occasion, il y a François et François deux amis très proches que je connais depuis plus de vingt ans. François L est creusois et vit au Brésil avec sa femme argentine et ses quatre enfants. Les trois fils soutiennent l'un l'Argentine, l'autre le Brésil et le dernier la France. La fille au milieu s'en fout. François P est corse et a fait le voyage depuis Paris avec son frère cadet Pascal. Pascal sera assis à côté de nous pendant le match et nous vivrons à l'unisson l'incroyable dramaturgie de cette partie. Quant à savoir de quel côté balance leur cœur insulaire, ne vous y trompez pas et rangez vos doutes au rayon des préjugés. Les drapeaux corses dont ils se drapent fièrement ne tolèrent aucune ambiguïté. Ils sont français et n'oublient pas pour l'occasion de raviver leur antipathie pour des italiens qui au cours de l'histoire furent trop longtemps leurs occupants, qu'ils aient été pisans ou génois. Pour preuve, François et Pascal ont écumé les rues de Berlin toute la journée en compagnie de trois autres compagnons pour décrocher coûte que coûte le droit de pénétrer dans l'enceinte. Vers 18H00 et au gré de multiples rebondissements entre les deux frères, c'est chose faite : les deux François et Pascal ont enfin leur billet dans la poche. François P a fait des folies mais comment pouvait-il en être autrement ? Après tout, ils n'ont pas traversé l'Allemagne en voiture et rallié Berlin pour rester bredouilles à quelques encablures du terrain.

Avec les deux François cette finale se présente sous les meilleurs auspices pour nos esprits superstitieux. Nous étions en effet déjà ensemble pour le quart de finale désormais historique que les Français ont livré face aux dieux brésiliens à Francfort une semaine plus tôt. Cette victoire prestigieuse face aux champions du monde en titre nous a donné des ailes. Elle nous a gonflés d'orgueil tant Zidane fut intouchable sur la pelouse ce soir-là, perpétuant ainsi à lui seul le statut flatteur pour le onze tricolore de bête noire de la Seleçào. Pour ce quart de finale, François L avait fait le déplacement accompagné de son fils ainé lui aussi prénommé François, dont le cœur argentin, avait apprécié comme nul autre, l'élimination de l'éternel rival sud-américain. Après le bras de fer gagnant contre le Portugal de Cristiano Ronaldo, nous sommes certains à présent que les Dieux du football sont avec les bleus. Et attablés aux terrasses de cafés ensoleillées de Berlin en ce début d'été, nous nous remémorons sans fin comme un merveilleux présage, cette Argentine qui fit coup double en 86, huit ans après son premier sacre. Huit ans. Comme le temps qui nous sépare en ce jour de la finale de 98.  Notre destin semble écrit.

Il est l'heure. Nous nous dirigeons vers le stade. Je regrette à cet instant que David compagnon corse qui était de l'épopée Francfort, n'ait pu trouver de billet à sa portée. La folie était au-dessus de ses moyens. Il regardera le match dans un bar berlinois après avoir cru au rêve jusqu'au bout. Il m'envoie une pluie de messages. La France entière m'envoie des messages. Le métro résonne des encouragements nourris des supporters de chaque camp. A ce petit jeu, ce sont étonnamment les allemands qui se montrent les plus bruyants. Oui les allemands. Forts de leur succès la veille lors de la petite finale face à un Portugal éreinté et démotivé, ils se sont enorgueillis d'un événement qu'ils ont su parfaitement organiser, et qui de l'avis de tous, est un rendez-vous populaire fort réussi. La prestation de la Mannschaft au dessus des espérances a su galvaniser un peuple qui n'avait plus brandi ses drapeaux et son orgueil national de la sorte, depuis bien longtemps. Contrairement aux cohortes de supporters britanniques, germaniques, nordiques ou slaves qui procèdent toujours comme de véritables armées en démonstration de force, les petits groupes de supporters français ou italiens déambulent avec nonchalance et bonhomie, se titillant gentiment dès que la promiscuité du métro les rapproche un peu trop. En nous rendant au stade, au fil de ce chemin balisé qui n'en finit pas, j'ai sympathisé avec un petit groupe d'italiens vivant en Allemagne. Ils sont plus ou moins quarantenaires comme nous et il y a même au sein du groupe le père de l'un d'entre eux qui a largement dépassé la soixantaine. Nous parlons en italien d'Italie et de football. Le courant passe. Nous faisons la pose pour immortaliser l'instant avec nos appareils photos. On fraternise tant qu'on peut le faire encore car d'ici peu, lorsque le stade olympique sera en vue, nous nous saluerons et nous irons chacun de notre côté retrouver nos tribunes respectives qui se font face, afin de vivre des émotions diamétralement opposées.

Une finale de coupe du monde aux abords du stade, c'est électrique, magique, à la limite du fantastique. Pratiquement indescriptible. On a beau savoir que c'est un rendez-vous planétaire et que les media du monde entier auront leurs objectifs braqués sur l'événement. On a beau avoir déjà croisé ces passionnés de tout bord exhibant avec fierté le maillot de leur équipe qu'elle ait participé ou non à la compétition. On a beau savoir tout cela, l'instant conjugué au lieu plonge dans un état de transe. Et puis, il y a les improbables : tous ces gens venus de pays où le football n'existe pas ou si peu, ou qu'on n'a pas coutume de voir voyager à l'étranger. Ils sont présents comme des ambassadeurs émérites pour bien signifier que le rassemblement revêt une portée historique. Ma passion pour les drapeaux est servie. J'en profite pour réviser à l'envi mes classiques et pour me tester à quelques difficultés. On croise ici en effet entre deux marées tricolores ou « tricolore* » les étendards exhibés avec fierté du Cambodge, de Trinidad et Tobago, de la Géorgie ou encore du Liban. Et ceux aussi du Honduras, de l'Iran ou de la Malaisie. Comme à chaque édition mondiale, une poignée de supporters Vénézuéliens sont au rendez-vous bien visibles dans leurs couleurs bolivariennes. Nos visages grimés de bleu, de blanc et de rouge posent sans discontinuer aux côtés d'inconnus diversement bariolés. Les photos iront s'épingler aux quatre coins du globe. Les Sud-Africains débarqués en nombre, ne se sont visiblement toujours par remis de leur récente désignation pour l'organisation de la prochaine édition en 2010. Ce sera la première phase finale sur le continent africain. La page 2006 n'est pas encore tournée, qu'ils invitent déjà le monde entier à faire le déplacement au pays de Nelson Mandela et des Bafana Bafana. Par comparaison, la pléthore de célébrités françaises qui se noient dans la foule aux abords du stade semblent étrangement banales. Il y a là les politiques, au premier rang desquels Ségolène Royale en tenue élégante qui est déjà en campagne, les acteurs, les journalistes et les sportifs. Toutes ces têtes à force de nous être familières à la télé, ne parviennent pas à être autrement que familières dans la rue. Elles ne suscitent par conséquent aucun excès de curiosité de notre part. Nous sommes tellement occupés à papillonner d'un groupe de supporters à l'autre qu'il ne nous traverse pas l'idée de « calculer ces people » comme on dirait aujourd'hui.

Nous connaissons tous le scénario de cette partie. Le départ prometteur de la France ; le but de Zidane au bout de 7 minutes qui transforme un pénalty d'une panenka audacieuse ; l'égalisation de Materazzi dix minutes plus tard d'une tête parfaite sur corner ; la tension de la seconde mi-temps exténuante. Et puis, la France qui domine les débats sans pour autant faire plier les remparts italiens et la forteresse Buffon. Au bout du compte, ce seront les prolongations. La France pousse. L'Italie est au bord de la rupture. Aux maladresses de Ribéry, l'ange ailé Zidane répond par une tête puissante et bien placée que nous voyons tous au fond des filets. Le diable de Buffon du bout des doigts voit les choses autrement. Et puis survient ce que le monde entier devant son petit écran aura rapidement décodé comme un coup de sang insensé. La scène qui se déroule en marge de l'action a échappé à nos regards hypnotisés par le ballon qui circule de l'autre côté du terrain. Personne ici n'a rien vu. La décision qui dans la confusion exclut Zidane sonne donc dans les tribunes françaises comme une injustice terrible. Les humeurs se déchaînent. Nous sommes révoltés. Nous sommes persuadés que l'arbitre va revenir sur sa décision et rétablir la juste vérité. Mais rien de tout cela. Pascal et moi invectivons les supporters italiens les plus proches, lui en corse, moi en italien devant des spectateurs allemands médusés par notre colère qui ne retombe pas. L'incompréhension est totale, violente, douloureuse. Nous avons beau crier dans le ciel berlinois notre désarroi, la partie non seulement continue, mais elle vient de basculer. Et la domination française à dix contre onze n'y changera rien. Cette finale n'a été qu'une histoire de têtes qui ont fini par nous faire perdre la nôtre. La séance des tirs aux buts se profile alors que le sort semble déjà scellé. Nous nous serrons les uns contre les autres, incrédules, un genou à terre. Pascal a les larmes aux yeux. Il me serre. C'est trop tard. Lorsque Grosso nous envoie en enfer, prenant seul la voie du paradis, nous décidons mes compagnons et moi de quitter immédiatement le stade. On ne veut pas voir ça. On ne veut pas voir la coupe danser dans ces mains-là. Ce n'est pas ce que nous avions imaginé. Ce n'est pas le rêve que nous avions dessiné dans nos têtes. Les travées du stade sont quasi désertes. Nous sommes hagards, sonnés par une réalité que nous aurons jusqu'au bout refusée. Je marche devant, loin devant. J'avance à vive allure seul dans mon maillot bleu pour fuir ce destin malheureux. Soudain devant moi se dresse Djamel Debbouze. Le Djamel que tout le monde connaît et qui dans un autre contexte serait dans son rôle et moi dans le mien. Seulement là, c'est différent. C'est lui qui m'interpelle alors qu'on ne se connaît pas, que je ne l'ai jamais croisé. «  Qu'est-ce qui lui a pris ? Mais qu'est-ce qui lui a pris putain ? », me demande-t-il éberlué. « Mais de qui tu parles ? » «  Zidane ! Bordel, pourquoi, il a été lui mettre ce coup de boule ? ». On se parle comme si on se connaissait depuis toujours, comme si nous avions fait le déplacement ensemble. J'apprends ainsi de la bouche de Djamel Debbouze que ce que nous pensions être une injustice n'est en fait que la conséquence d'un geste fou du joueur que nous adulons tous. A cet instant, je ne réalise pas du tout la singularité de la scène qui se joue autour de moi. Ce sera la seule fois de ma vie où je parlerai à l'humoriste préféré des français. Dans mon sillage, Dominique et Pascal n'en font point cas. Comme si cette conversation entre lui et moi leur paraissait anecdotique. Eux aussi sont dans un état second. Je leur confirme ce qui ressemble de plus en plus à la vérité.

François L qui a passé le match seul en tribune italienne, nous a rejoints. Nous continuons de battre en retraite lorsque quatre jeunes Suisses nous interpellent tout à coup en français, moquant allègrement notre défaite sans la moindre compassion. Ils ont facilement 20 ans de moins que nous. Peu importe, leur raillerie qui plus est en français, fait l'effet d'une bombe. Nous sortons de nos gons avant qu'ils aient fini leur diatribe. Sur nos visages creusés par la déception, on lit désormais la rage. Impossible de nous contenir, la rancœur et le besoin d'évacuer tout le stress de la soirée sont trop forts. Plantés devant eux à quelques centimètres de leurs visages médusés, nous leur déversons insultes et intimidations. Je ne sais pas pourquoi nous ne les avons pas frappés ou réduits en bouillie. Probablement la conscience de notre âge au regard du leur, nous a secrètement intimé l'ordre de ne pas dépasser les bornes de l'acceptable. Nous nous contenterons de les terroriser de nos yeux furieux et de ces mots assénés comme des coups de fouet. Tout y passe : la Suisse, le football Suisse, la satanée neutralité helvétique, l'argent, les banques, les compromissions. Ils ont eu la frayeur de leur vie. Je ne regrette pas pour autant ce qu'on a pu dire, même si je n'en tire aucune fierté. Ils avaient tellement tort en effet. Apostropher quelqu'un en pleine détresse pour s'en moquer est une agression caractérisée. Notre violence en retour n'a fait qu'obéir à un réflexe animal. Un supporter qui perd la finale de la coupe du monde est une bête blessée. Mieux vaut la laisser agoniser en paix. On peut se réjouir de la victoire sans s'en prendre aux vaincus. Messieurs les helvètes, encore aujourd'hui je vous maudis.

Quelques instants plus tard, alors que nous venons d'envoyer nos Suisses au diable, je suis stoppé dans ma course aveugle par une caméra de télévision et un micro qui souhaitent recueillir nos premières impressions. J'ai du mal à retrouver mon calme et à dissimuler mon état d'agressivité. Mon verbe est hésitant, tant j'essaie d'être mesuré et sensé mais impossible de dissimuler le trouble qui est le mien à cet instant. J'essaie reprendre mes esprits. De retrouver un second souffle.

La soirée aurait pu se terminer là. Nous serions rentrés directement à l'hôtel évitant les cohortes italiennes et les lieux de foule, avec la boule au ventre, la rancœur dans la gorge et rien pour adoucir ce goût âcre qui donne la gerbe. Seulement voilà, ce jour là quelqu'un a voulu que les choses se terminent différemment et que la morale de l'histoire s'écrive plus positivement.

Alors que je continue à marcher sans trop savoir où je vais, d'un pas mécanique, à une allure d'automate, mon regard croise derechef le petit groupe d'italiens rencontrés avant la partie, lorsque tout était encore possible, lorsque l'éventualité de la victoire autorisait la sympathie avec l'adversaire. C'est quand même incroyable : nous sommes des dizaines de milliers et le scenario singulier de cette journée met à nouveau sur ma route ces hommes que je n'envisageais plus revoir. Celui avec lequel j'ai le plus sympathisé avant match, celui dont j'ai oublié le prénom aujourd'hui, s'approche de moi. Ses yeux me harponnent. Il m'a vu dans la foule au loin. Sur son visage, plus que du bonheur, on lit de la tranquillité. Comme si la soirée avait été bonne. Comme si le spectacle avait été parfait. Il m'offre d'aller boire un verre. Recroquevillé dans ma peine, j'oppose un refus catégorique lui tournant le dos. Non vraiment c'est bien là, la dernière des choses dont j'ai envie, aller fraterniser avec l'adversaire. Après Materazzi, l'arbitre, les Suisses, je veux qu'on me foute la paix. Je veux rentrer à Paris. Et tout de suite. Mais il insiste. « N'insiste pas, je ne viendrai pas ». Il hausse le ton et me dit que c'est lui qui paye, que je n'ai pas le choix. Il m'agrippe le poignet et m'emboite le pas, mettant désormais son bras sur mon épaule. Il m'aide à avancer comme le ferait un infirmier sur le champ de bataille en donnant appui à un soldat tout déglingué. J'ai lancé un coup d'œil à mes amis aussi hébétés que moi. Ils acquiescent. Nous irons donc boire le verre de l'amitié avec les italiens. Qui l'aurait cru ? En chemin, nous parlons du match, de cette prolongation où tout a basculé. Et quand entêté je défends que cette coupe, nous la méritions, il me rappelle avec les mots de celui qui n'a rien oublié, qu'en 2000 à Rotterdam, c'est nous qui leur avions volé la victoire. Nos points de vue ne sont pas opposés, ils sont inversés. Un ami belge à qui je demandais un jour ce qui différenciait un français d'un belge, me dit sans hésiter: «pour vous français, Waterloo est une défaite, pour nous c'est une victoire ». Ce ne sont pas nos avis qui divergent, mais nos émotions.

Au bout de quelques stations de métro, nous sortons de nouveau à l'air libre et nous nous attablons à une terrasse de café. Nous voilà assis, français et italiens mélangés devant des pintes de bière qui s'entrechoquent au nom du sport et de l'amitié. A l'intérieur des écrans géants rejouent la scène de notre calvaire en boucle devant quelques attardés qui ne se lassent pas de revoir le coup de tête de Zidane, l'ultime arrêt de Buffon. Je ne suis pas encore remis. Il me faudra une bonne semaine pour digérer cette déferlante d'émotions, d'espoirs et de désillusions. Néanmoins, je suis un peu plus apaisé. Sur le trottoir, trois étudiants africains vivant ici à Berlin, commentent à leur tour la partie et nous confient en français leur déception. Ce match, nous n'avons pas fini de le refaire, de le régurgiter faute de pouvoir l'avaler.

Nous prenons congés de nos amis transalpins car le bar va bientôt fermer. Les accolades sont chaleureuses et sincères. « Je suis heureux que tu aies insisté ». Nous rentrons Dominique, François L et moi à l'auberge de jeunesse où nous nous entassons à trois dans une chambre pour deux. Il y en a un qui dormira parterre. Avant de nous coucher, nous allons François et moi, prendre une douche car demain il faudra se lever trop tôt, bien avant l'aube si on ne veut pas rater nos avions respectifs. Avec le filet d'eau qui ruisselle au milieu de la nuit, s'écoulent vers l'égout la saleté, la fatigue, le trop plein d'émotions. C'est un lent retour à la réalité. Quelques heures plus tard après un sommeil impossible à trouver, je saute dans le taxi. Je cherche désespérément le petit bout de papier que j'ai soigneusement glissé la veille dans cette poche et sur lequel j'ai griffonné le nom et l'adresse de mon ami italien d'un jour. Le petit bout de papier, je ne le retrouverai jamais. Volatilisé. C'est un peu comme si le destin avait voulu que cette rencontre reste suspendue dans cette ville et dans cet instant.

Aujourd'hui, j'ai oublié les noms, j'ai oublié les visages mais les émotions sont là bien tenaces. Mieux encore, avec le temps qui a su cicatriser les éraflures de la défaite, le souvenir s'est adouci. Ce jour de défaite a su se faire une place dans ma mémoire aux côtés des plus belles pages de ma vie de supporter. Un moment qui tourne au drame et puis qui se finit bien. L'homme qui est venu à moi pour que nous allions boire ensemble, ce vainqueur qui prêtait plus attention au vaincu qu'à sa victoire, lorsque nous ne songions qu'à nous étouffer dans notre rage, lorsque les suisses n'avaient trouvé rien de mieux que remuer le couteau dans la plaie, cet homme-là a changé la morale de l'histoire. Il nous a donné une grande leçon d'élégance. En 1998 ou en 2000, je sais que je n'aurais pas été disponible pour ce geste là. Mais c'est promis, la prochaine fois que nous gagnerons, j'en ferai autant.

 

 

 

 

 

 

  

  • 1982 ce n'est que de mauvais souvenirs. Pas de quoi écrire ! Et puis le souvenir est trop diffus car j'étais encore trop jeune. Merci pour le commentaire

    · Il y a presque 9 ans ·
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    Jean Jacques Sebille

  • J'attends maintenant la chronique sur France-Allemagne à Séville en 1982. Et puis non car je ne supporterais pas de faire revenir ce souvenir à la surface. Même si j'ai pardonné aux Allemands depuis. Bravo pour votre papier que vous n'avez pas écrit sur un coup de tête, j'espère.

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

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