l'Affaire Oiseaux
Adrien Lepage Maison
L'affaire oiseaux
L'avantage d'être de sexe masculin quand on travaille quasi exclusivement avec des femmes, ce n'est pas d'être choyé ou l'objet de convoitises. Non, c'est qu'on peut disposer des toilettes pour hommes à son entière convenance. Au septième étage, nous ne sommes que deux à les utiliser : mon supérieur hiérarchique, monsieur Willi (toujours en déplacement, de sorte qu'il ne s'y rend jamais), et moi, pour qui passer du temps près d'un urinoir est un plaisir. Enfin, ça l'était. Aujourd'hui je ne peux plus y aller sans être accompagné d'une personne du service Sécurité & Hygiène. J'ai l'interdiction d'y rester plus de quatre minutes. C'est sérieux, on me chronomètre.
Le mois dernier la direction m'a adressé un avertissement. Lettre recommandée avec accusé de réception. La prochaine fois je serai viré. On me reproche de m'enfermer plus d'une heure cinq fois par jour dans les chiottes, et aussi de m'être fait un ami oiseau.
Ce que je faisais tout ce temps aux toilettes ? Quelque chose auquel mes collègues devraient également s'astreindre. J'observais ce qu'il restait de nature dans cet environnement urbain. Vue imprenable sur l'unique arbre du quartier. Un arbre géant, majestueux, peut-être un érable. Je me suis pris d'affection pour lui et j'ai vite pris l'habitude de le saluer le matin en arrivant au travail. Je lui ai même donné un nom : Malcom. C'est par son intermédiaire que j'ai rencontré Derrick, une pie. Une rencontre comme on n'en fait rarement. Le fréquenter, même de loin, a modifié le regard que je porte sur ce qui m'entoure. Cet oiseau m'a enseigné la sagesse. Je ne plaisante pas.
Tout a commencé l'année dernière, au mois de mars. Je mâchouillais un stylo quand il a explosé dans ma bouche. Je suis allé aux toilettes pour me débarbouiller et ce faisant, j'ai regardé dehors, par la fenêtre. J'ai vu cette pie. Elle sautillait de branche en branche, une brindille dans le bec, cherchant l'emplacement idoine pour construire un nid. Détail qui a son importance, il s'agissait d'un mâle (les femelles pies ne participent pas aux travaux de construction). Cette vision a agi sur moi comme un tranquillisant. Cet oiseau, sans doute le dernier de son espèce, respectait le rythme ancestral des saisons. Le printemps était pour bientôt, sa moitié parlait d'avoir des petits, il fallait vite construire un cocon où tous deux bricoleraient des œufs. Le contre la montre s'engageait. Les jours rallongeaient et les enfants ôtaient déjà leur manteau pour jouer au foot dans les cours de récréation. Si le nid n'était pas prêt à temps, elle n'aurait aucun scrupule à le quitter pour un autre. Un oiseau plus habile, plus adroit, plus viril.
Rapidement, je n'ai plus pensé qu'à cette pie, délaissant mon travail pour lui accorder toute mon attention. Au début j'arrivais encore à me raisonner mais sur la fin, je passais moins de vingt minutes par jour dans mon bureau. Le reste du temps, j'étais aux toilettes, mon poste d'observation. J'y avais archivé mes dossiers et j'attendais que le service informatique m'équipe d'un ordinateur portable pour m'y installer définitivement. Le spectacle de la vie se jouait sous mes yeux. Je voulais tout savoir, tout comprendre. Il s'agissait d'un oiseau, certes, mais je me sentais plus proche de lui que de n'importe lequel de mes collègues. Ses espoirs, ses craintes, ses doutes, ses peurs, je les partageais au point d'avoir parfois des crises d'angoisse. Le nid serait-il terminé à temps ? Conviendrait-il à sa belle ? Accepterait-elle d'y recevoir la semence ? Passer l'hiver à manger des restes de kebabs ne l'aurait-il pas rendu stérile ? L'aventure s'annonçait palpitante, rien ni personne ne pouvait m'empêcher d'en être le témoin.
Je pressentais qu'une intense relation se nouerait. Une relation de maître à élève. Il avait tant de choses à m'apprendre. Pour témoigner de mon respect à son endroit, je lui ai donné un nom. Pas n'importe lequel : Derrick. Parce qu'il forçait le respect, comme le célèbre inspecteur de police. Tous deux m'épataient par leur acharnement, leur persévérance. Derrick, l'oiseau, n'hésitait pas à déconstruire pour reconstruire autrement et beaucoup mieux. Le choix des brindilles, de la mousse, des poils, l'agencement des matériaux, l'esthétisme, rien n'était laissé au hasard. La pie est incontestablement un modèle à suivre pour nous autres qui faisons n'importe quoi dans la précipitation, qui plus est en se moquant royalement de tout.
Durant les quatre semaines qu'ont duré les travaux, j'ai noirci des carnets, pris des notes, persuadé qu'elles me seraient utiles le jour où j'écrirais un manuel technique sur la construction des nids. Derrick m'a transmis son savoir et je compte bien en faire profiter un maximum de gens. Le nid est notre avenir, celui de l'humanité. Si vous n'avez pas encore compris pourquoi, je vous expliquerai ultérieurement.
D'un point de vue technique, la construction d'un nid s'apparente à un chantier en quatre étapes :
1/ Gros œuvre : élaboration du moule et de la coque composée de brindilles et de fines branchettes assemblées ensemble avec de la boue,
2/ Aménagement intérieur : garniture d'herbes sèches, de mousse et de poils,
3/ Finitions : fabrication d'un toit d'épines, dôme destiné à décourager les pilleurs d'œufs,
4/ Décoration : fragments de sacs plastiques, petits bouts d'étoffe, morceaux de papier.
Je ne prétends pas que ce serait simple à réaliser, d'autant qu'il faudrait adapter le nid à l'échelle humaine. Je dis seulement qu'en suivant cette méthode, Derrick s'est doté d'un logement modeste mais fonctionnel, sans impact négatif sur l'environnement. Autrement dit, on ferait mieux de laisser tomber notre mode de vie rétrograde pour copier celui des oiseaux. Lesquels oiseaux ont acquis une espèce de sagesse à côté de laquelle celle des bouddhistes passe pour de la colère refoulée.
Avant de rencontrer Derrick, comme chacun de nous, j'avais vu des milliers d'oiseaux. Des dizaines de milliers d'oiseaux probablement. Aucun n'avait jamais vraiment attiré mon attention. Or, quand on sait que le hasard n'existe pas, que tout résulte d'une force exercée sur les êtres, sur les choses, on peut en déduire qu'il y a un sens derrière tout ça. Derrick était le messager et moi l'élu. Les oiseaux me confiaient la mission d'éveiller les consciences et de rallier les humains à leur cause.
Cette mission, je l'ai prise à cœur. D'abord en sensibilisant mes collègues, un midi, à la cafétéria. J'ai longuement parlé de Derrick et du message d'amour que les oiseaux nous transmettaient. Résultat : ils ont bien ri et m'ont traité de néo-paysan. Devant tant de bêtises et après mûre réflexion, j'ai pris le parti de mener des actions solitaires à visée éducative. Cela s'est traduit par la rédaction d'un tract de sensibilisation que j'ai fait imprimer à mille exemplaires en puisant dans les économies de mes enfants. Je les ai disposés dans les toilettes des femmes et dans les salles de pause.
Ce qu'il y avait d'écrit sur le tract :
« Les oiseaux ont un bec, des plumes, des ailes et sont dotés d'une intelligence que seule leur sensibilité n'a d'égal. Ils sont l'exemple à suivre pour nous autres qui sommes perdus et désillusionnés. L'humanité est au bord du gouffre. Pour perdurer, l'espèce humaine devra tôt ou tard calquer son existence sur celle des oiseaux. Un indicateur : la neurasthénie, le stress, les soucis de boulot, d'argent, de famille, ils ne connaissent pas, ne savent pas ce que c'est. Pas de violence chez les oiseaux, pas de comportements déviants. Peut-être devrions-nous méditer à ce sujet ? Respectons les oiseaux et écoutons ce qu'ils ont à dire. Rejoignez la cause ! »
Je pensais naïvement que ce document serait lu par un grand nombre de personnes, qu'il amorcerait un début de réflexion. Je me trompais. Les tracts étaient soit ignorés, soit utilisés à des fins autres que réflexives. Dans les salles de pauses, ils servaient de mouchoirs ou de papier essuie-tout. Dans les toilettes des femmes, au vu de l'état dans lequel je les récupérais en fouinant dans les poubelles, ils faisaient office de PQ, de pailles à sniffer de la drogue en poudre et parfois de serviettes hygiéniques pour les plus pauvres. Constat : personne ne s'intéressait à la cause volatile. Pour autant, je ne me décourageais pas.
Une nuit, cagoulé et muni d'une bombe de peinture, je suis revenu sur mon lieu de travail. Je décidais de frapper un grand coup en couvrant les murs de messages qu'il serait impossible d'ignorer. Je les ai écrits en lettres capitales, chaque lettre mesurant plus d'un mètre cinquante de hauteur.
OISEAU = FUTUR
OISEAU OU APOCALYPSE, À VOUS DE CHOISIR
LE NID EST L'HABITAT LE PLUS NATUREL ET LE PLUS RESPECTUEUX DE L'ENVIRONNEMENT
AVEUGLES, OUVREZ LES YEUX
Le lendemain matin, une équipe de nettoyage s'affairait déjà à faire disparaître ce que j'avais écrit. Des messages que j'avais peints, il ne restait plus que quelques lettres : EAU = FUT O EA U OU P A YP E US L N IT T P S TUREL ET LE P S E C DE L'ENV RO NEMENT AV GL S OU REZ S Y.
J'aurais désespéré d'être un jour écouté si, quelques jours plus tard, dans l'ascenseur, je n'avais surpris une conversion parlant des actions menées. Un grand chauve évoquait la présence dans l'immeuble d'un activiste menaçant de gazer tout le monde pour des raisons encore obscures. Une histoire d'oiseau ou quelque chose s'y apparentant. J'ai vite découvert que les rumeurs allaient bon train. Tout le monde en parlait désormais. On se demandait qui était à l'origine du tract et des graffs. Adolph Bulot, l'écologiste du neuvième, était suspecté. Certains parlaient de lui couper les phalanges au massicot.
Adolph Bulot représentait le bouc émissaire idéal. Cet homme dépourvu de toute beauté sentait la fosse septique et, sans qu'il y ait nécessairement un lien de cause à conséquence, personne ne l'appréciait. L'attention s'est donc focalisée sur lui. Son nom revenait dans toutes les discussions, on l'injuriait, on le traitait de nazi. D'aucuns prétendaient qu'il avait déjà fait de la prison pour meurtre d'enfants.
La direction a diligenté une enquête interne. Il fallait vite trouver le coupable et le punir sévèrement avant qu'il y ait des débordements. Contre toute attente, il en a résulté qu'Adolph Bulot n'était ni de près ni de loin mêlé à l'affaire. L'affaire Oiseaux. Impossible car il ne s'était pas présenté au travail depuis quatre mois, ce que personne n'avait remarqué jusqu'alors. Il était mort. Un tragique accident de bicyclette. Un automobiliste sous l'emprise du pastis, un feu rouge grillé, percuté de plein fouet. Mort dans l'ambulance qui le transportait à l'hôpital.
Parce que j'ai un comportement étrange, excentrique selon certains, les soupçons se sont alors portés sur moi. Les questions sur ma présence prolongée aux toilettes se sont multipliées. On me demandait ce que je faisais pour y passer tant de temps, avec tantôt une ironie douce amère dans la voix, tantôt un mépris qu'il m'était de plus en plus difficile d'encaisser. Je répondais toujours la même chose, comme un poème appris par cœur mais dont on ne saisit pas la portée. D'une part, j'avais constamment la nausée et de sérieux problèmes gastriques. D'autre part, je ressentais le besoin de m'isoler, d'être au calme pour faire le point plus sereinement sur les projets en cours. C'était faux, bien sûr. Mon travail, je le bâclais, je le survolais, et ce que je n'avais pas traité dans la journée, je le ramenais chez moi où je bossais parfois jusqu'à deux ou trois heures du matin (ce qui ne manquait pas d'agacer mon épouse). Mon attitude était mystérieuse, je le concède, mais on ne pouvait pas me reprocher de commettre des erreurs, du moins des grosses. Quant aux tracts, aux graffitis sur les murs, personne n'était en mesure de prouver que j'en étais l'auteur.
Mes supérieurs m'attendaient au tournant. Ils m'avaient pris en grippe et dès lors, ont tout fait pour que je craque. La DRH m'a convoqué trois fois en deux jours pour me faire des remarques désagréables à entendre : « Finalement, vous avez trouvé votre place. J'ai toujours su que vous étiez un étron. » Ils déployaient d'infâmes méthodes pour que je craque, que je commette une erreur de façon à me coller un avertissement et m'interdire définitivement l'entrée des lieux d'aisance. Mais c'était sans compter sur ma force mentale de bison.
Alors j'ai résisté. Aussi longtemps que possible.
Le printemps s'est présenté et le soleil n'a plus fait semblant d'être une source de chaleur ; ça faisait maintenant deux semaines que le nid était habitable et habité. Derrick avait retrouvé sa femelle, à qui j'avais donné le nom de Tatiana. Elle semblait satisfaite du foyer et manifestait un désir non équivoque.
Durant la phase de reproduction, dans le but de rédiger un ouvrage sur la libido des volatiles, sujet qui me passionnait, j'ai recouvert de croquis les pages de quatorze petits carnets jaunes à spirale. Je m'enfermais dans les toilettes dès mon arrivée le matin pour en sortir parfois très tard, quand l'obscurité ne me permettait plus de poursuivre correctement mon travail d'observation. Je me donnais entièrement à ce projet, me contentant d'une pomme le midi et d'un sachet de sucre en poudre à seize heures.
L'appétit sexuel des deux oiseaux était sans cesse grandissant, les rapports s'enchainaient à intervalles toujours plus rapprochés. Plusieurs fois par heure. Derrick se jetait sur Tatania pour la coincer contre les parois du nid, avant de la trousser en lui assénant de violents coups de bec sur la calotte. Prise de convulsions, les ailes déployées, elle jacassait par à-coups. Le spectacle était captivant.
Un midi, à ma grande surprise, Tatiana a refusé de s'accoupler (cela n'était plus nécessaire, la graine avait germé). La ponte s'est déroulée la semaine suivante, scène que j'ai immortalisée grâce à la caméra de mon téléphone portable. Durant les cinq jours qui ont suivi, il ne s'est rien passé. Rien d'intéressant, je veux dire. Devant le peu d'intérêt que suscitait cette phase (et aussi pour respecter leur intimité), j'ai relâché mes efforts et me suis autorisé des pauses dans mon bureau. Je n'y avais plus mis les pieds depuis longtemps. L'écran de mon ordinateur était dissimulé sous une épaisse couche de post-it. Sur le plan de travail s'étalaient des dizaines de courriers. Un inconnu avait pris ses quartiers dans la pièce. Il s'est présenté en m'écrabouillant la main. Ce qui m'a d'abord surpris, c'est qu'il me ressemblait et portait aussi un pull marron assorti d'un pantalon vert, ma combinaison préférée. Le plus intriguant reste qu'à son poignet, j'apercevais ma montre. Celle que j'avais perdue chez le teinturier, quelques mois plus tôt.
Les jours ont passé, tout allait bien, rien n'indiquait qu'un drame interviendrait. Lorsqu'il m'est tombé dessus, j'étais nu, assis sur la cuvette du chiotte en train de feuilleter le catalogue d'un célèbre pépiniériste. Tout à coup, j'ai entendu le ronflement d'une tronçonneuse. Panique. Quelqu'un s'attaquait à Malcom, menaçait de le réduire en bûchettes. On voulait l'abattre et par là-même exterminer les espèces qui y avaient trouvé refuge (plus tard on a justifié ce crime par le fait que l'arbre était malade et risquait de s'effondrer sur l'immeuble). Mes premières pensées sont allées aux œufs. Ils allaient mourir en héros, dans l'exercice de leur fonction, au même titre que Malcom.
Je n'ai pas pris le temps de me rhabiller pour sortir de la cabine et me jeter contre la fenêtre. En contrebas se trouvait Alfredo, l'agent d'accueil, l'arme à la main. Il s'apprêtait à commettre l'irréparable. Je lui criais d'arrêter, mais il ne m'entendait pas. J'étais impuissant, gentil spectateur frappant la vitre du poing (la fenêtre avait été bloquée de manière à réduire le nombre de défenestrations, en hausse depuis quelques mois). J'ai pleuré comme un gosse. Ce en quoi je croyais, ce sur quoi j'avais fondé l'espoir d'une vie meilleure s'effondrait sous mes yeux. Je n'aurais pas souffert d'avantage si la tronçonneuse s'était attaquée à mes jambes.
Monsieur Willi est apparu. Cela faisait des mois qu'il n'était pas venu ici, dans les toilettes. J'avais oublié son existence et donc qu'il pouvait, à tout moment, vouloir venir vider sa vessie dans les urinoirs disposés de part et d'autre de mon royaume. Me découvrant dans le plus simple appareil, le visage collé à la vitre, en pleurs, il s'est emporté et m'a conseillé d'aller voir un médecin. Après quoi il a dit :
- Comment se fait-il que vous travailliez encore chez nous ? Je croyais qu'on vous avait viré !
Malcom rendait l'âme. Guidé par des sangles, son tronc a cédé avant de plier et frapper le sol dans un fracas d'enfer. J'ai quand même trouvé le courage de me relever pour lui faire un dernier salut de la main. Adieu, ai-je bafouillé, la voix étouffée par les sanglots. Un nuage de poussière tintait le ciel en deuil.
Je me suis avancé vers monsieur Willi, convaincu qu'il me prendrait dans ses bras et me témoignerait son soutien dans ce moment difficile. Mais ce n'est pas ce qu'il a fait. Il m'a repoussé de façon agressive puis m'a conseillé d'apprendre à jouer de la guitare pour aller faire la manche. Il parlait sous le coup de la colère, je suis certain qu'il ne pensait pas ce qu'il venait de dire.
Dix minutes plus tard, j'étais à genoux auprès de Malcom. Quelle horreur ! Je découvrais les cadavres de Tatania et Derrick, écrabouillés, disloqués au milieu des branches. Je me serais probablement évanoui s'il ne s'était passé un miracle. Entre ce qu'il restait des corps, reposant sur une bouillie de viande et de plumes, se trouvaient les œufs, intacts. Pas la moindre fissure, ils étaient en parfait état. Les deux pies s'étaient sacrifiées pour leur permettre de poursuivre l'aventure. Devant un tel don de soi, il est probable que nous autres humanoïdes ayons suffisamment de matière pour méditer jusqu'à la fin des temps.
J'ai glissé les œufs dans un sac, enveloppés dans un mouchoir. Ils me revenaient car j'étais en quelque sorte leur parrain. Dans la mesure où je n'allais pas les couver, le soir même, je les ai cuits dans l'eau bouillante puis servis à mon épouse, accompagnés de moutarde et de fines tranches de jambon. Manger des œufs conçus avec tant d'amour ne pouvait qu'accroître sa fertilité, voilà ce que je me suis dit (je n'avais abandonné l'idée de me reproduire de nouveau, bien qu'étant déjà quatre fois papa). En plus, c'était la meilleure manière de rendre hommage à Derrick, mon ami, mon enseignant, mon tuteur.
Nous avions chacun trois œufs dans notre assiette. Ma femme les aurait tous engloutis s'il n'y avait eu ces fœtus à l'intérieur. Quand je lui ai révélé que c'était des embryons de pies et non des dés de jambon comme elle le croyait, elle a hurlé puis vomi ce dont elle s'était préalablement gavée. Un peu aigre mais pas mauvais, voilà pourtant ce qu'elle avait dit. Elle faisait un blocage psychologique sur les embryons, ce que j'avais du mal à comprendre. Ne mange-t-on pas des tripes, des pieds de porc, de la cervelle de mouton, de la langue de bœuf, du fromage pourri et, dans une moindre mesure, des grenouilles ? Pour moi, c'est du pareil au même. L'essentiel, c'est le goût. Qu'importe la texture, qu'importe l'aliment, tant qu'il est bon.
J'étais en colère. Celle-ci n'était pas dû au fait que ma femme et moi ne partagions pas la même opinion. Pas plus parce qu'elle a hurlé qu'elle en avait marre, était à bout, voulait qu'on divorce. Ce qui me mettait en rogne, c'était le symbole. Je vivais cette régurgitation comme une insulte envers Derrick, un refus total d'adhérer à ses valeurs, à sa conception du monde, au fait que nous devrions tous cesser de travailler pour retourner à l'état naturel et vivre dans des nids.
J'ai quitté la table avec ce qu'il restait des œufs dans un bol. Je suis descendu dans le hall où j'ai trouvé Boudin, le chat du concierge. Je suis resté un long moment à le caresser tandis qu'il avalait la mixture en ronronnant. Lui, au moins, n'avait pas le cerveau perclus d'idées toutes faites. Il mangeait ce qu'on lui donnait, même des vieux lacets. Dans mon long travail d'évangélisation, peut-être allais-je devoir me tourner en priorité vers les chats.