L'âge de l'imagination

My Martin

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Paolo Rumiz, né à Trieste (Italie), en 1947 

Journaliste et écrivain voyageur 

 

"La légende des montagnes qui naviguent". Récit de voyage (2017) 

Huit mille kilomètres, au fil des Alpes et des Apennins, la colonne vertébrale de l'Europe 

De la baie de Kvarner, en Croatie, jusqu'au Capo Sud, en Italie (Calabre) 

Les Balkans, la France, la Suisse, l'Italie 

 

« Parti pour m'échapper du monde, j'ai fini, au contraire, par en trouver un autre. » 

 

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De Tagliamento, au Vajont 

 

Italo se rappelle fort bien la nuit où il a vu le diable, à douze ans. « L'âge de l'imagination ».  

Près de cinquante ans ont passé depuis, mais tout est resté bien net. 

« Un soir, grand-papa Frambol ("framboise", en frioulan) m'a demandé si je me sentais de taille à rester tout seul au chalet, la nuit, avec les bêtes. J'ai voulu jouer les durs, j'ai dit que oui.  

Il est parti et j'ai allumé un feu énorme. Je pensais que ce serait mieux. Mais, au contraire, les ombres du bois se sont gonflées et m'ont encerclé. Alors, je me suis blotti entre les flammes et le chalet. C'était le seul endroit sûr, mais au bout d'un moment, j'ai commencé à cuire et je me suis réfugié dans le grenier, où j'ai sombré dans un demi-sommeil plein de visions.  

C'est alors que je l'ai vu.  

Il était là, debout, avec son manteau et ses cornes, le démon.  

Un hurlement s'est éteint dans ma gorge.  

Et c'était déjà l'aube. Mon grand-père est rentré chez nous. "Comment ça s'est passé ?", m'a-t-il demandé. "Parfaitement bien", ai-je répondu. Je ne lui ai jamais rien dit. »  

 

 

Des cimes de la Brenta, à l'Inn 

 

On ne dira jamais assez que l'ours n'attaque pas l'homme. En Europe, ce n'est jamais arrivé depuis 1906, c'est-à-dire, depuis qu'il existe des statistiques à ce sujet.  

Unique exception, la Roumanie. Mais c'est un pays où l'homme a cru bon de modifier l'habitat, en libérant des animaux des zoos ; or, ces ours stressés sont incapables de vivre en dehors d'une cage. 

[...] 

Mustoni me raconte l'histoire d'un chasseur, qui séjourne dans un chalet avec deux amis et qui de la fenêtre, voit un ours traverser le pré et se glisser dans le maquis. 

« Je vous parie que je vous le fais voir », lance-t-il.  

Il sort et se faufile entre les arbres, comptant débusquer l'animal, qu'il sait timoré.  

Dans le maquis, il trouve l'ours accroupi qui s'affole et cherche à s'échapper, mais il est cerné des trois côtés. Derrière lui, un gros rocher. À droite et à gauche, des taillis impénétrables. Il ne peut rien faire d'autre que de marcher sur l'homme. Le chasseur le comprend.  

« Je suis foutu », se dit-il.  

Il recule, trébuche sur une racine et tombe en arrière.  

Mais il ne se passe rien. 

Le mastodonte de trois quintaux l'enjambe, sans même l'effleurer, et disparaît. 

[...]  

Ce soir-là, à la brasserie Forst, à Trente, Groff raconte. 

« Un jour d'automne, j'ai vu un ours du côté de Tovel. Il descendait sur les fesses, une pente humide tapissée de hautes herbes. J'ai cru qu'il avait glissé, mais pas du tout. Le voilà qui se relève et qui deux fois de suite, refait une bonne descente, sur son toboggan. Il faisait ça exprès. Pour s'amuser. Pour un peu, il aurait éclaté de rire. »  

 

 

Des cimes de la Brenta, à l'Inn 

 

Ryszard Kapuscinski 1932-2007, écrivain et journaliste polonais 

L'écrivain exhorte ses interlocuteurs (futurs journalistes), à se déplacer parmi les pauvres 

 

« Vous ne pouvez pas les ignorer, si vous voulez faire ce métier. Les pauvres représentent quatre-vingts pour cent de la planète, et les plus défavorisés, sont les enfants. On a d'une part, les gosses de riches suralimentés, qui s'ennuient. De l'autre, les malheureux, qui souffrent. De toutes les saloperies du monde, c'est cette injustice-là qui me scandalise le plus. » 

 

« Vous devez manger avec les gens que vous décrivez, avoir faim avec eux, vous identifier à eux, autant que possible. Même en Afrique où il n'y a rien, où la nature est un tyran qui vous brise. » 

 

« En Afrique, je ne téléphonais jamais chez moi. Je ne voulais pas me singulariser. »  

 

 

Du Grand Paradis, à Nice  

 

Le couteau que m'a offert Mauro Corona, n'est plus là. Il devait être dans la banane qu'on m'a volée à Nice, avec mon portefeuille et mon portable. 

J'appelle Mauro, l'homme du Vajont, je veux avoir de lui un anathème proportionné au sacrilège. 

[...] 

Il vocifère. Les salauds, « la lama ghe taierà una man ! » (la lame leur coupera la main !).  

Le sang est inévitable : un couteau volé porte malheur, car une lame se paie toujours, même par celui qui la reçoit en cadeau -offrir un couteau porte malheur ; donner un centime, transforme le cadeau, en échange. 

Moi, je l'ai payée mais pas les voleurs. En matière de malédiction, Mauro est imbattable. C'est comme s'il battait le rappel de tous les scorpions, araignées et autres cafards géants, qui envahissent ses somnolences, au bord du barrage assassin -catastrophe du mercredi 9 octobre 1963, glissement de terrain, 1 900 morts. 

 

Un mois plus tard, je retrouve le couteau noir, invisible et maudit, au fond du sac doublé d'un tissu noir, lui aussi. Au moment où je vais l'empoigner, la malédiction me paralyse. Je ne peux pas repartir, mon sac à dos est devenu intouchable. Je rappelle Mauro et lui annonce ma découverte, pour avoir ses instructions. 

Dans l'écouteur, j'entends un hendécasyllabe (onze syllabes) long, emphatique et caverneux. « Te ga fa-to ben a no to-car nien-te ! » (Tu as bien fait de ne rien toucher !). 

[...] 

Pour me convaincre qu'à défaut d'exorcisme, la malédiction retomberait sur moi, Mauro me raconte l'histoire d'une sangle à foin qui avait disparu, bien des années auparavant, dans le Val Zemola ; la vallée même où j'ai bivouaqué avec lui, à l'entrée de la grotte de Tamaria. 

Pour finir, les propriétaires de l'objet, une fois la fenaison terminée, accusèrent du vol, les gens d'Erto. Refusant de se contenter de leurs dénégations, ils coururent à Rome et se mirent en quête d'un magicien professionnel, dont ils obtinrent un anathème, avant de retourner au pays. 

Mais pendant toute une année à Erto, il n'y eut pas un seul cas de maladie, ni de mort. 

Personne ne fut frappé par le mauvais sort, personne ne fut emporté par un éboulis, personne ne s'endormit ivre mort dans la neige. 

L'année suivante, à l'époque de la fenaison, on retrouva la sangle. Quelqu'un l'avait oubliée, accrochée à un arbre. Mais on vit alors, que l'arbre était mort ; un robuste hêtre du Val Zemola, desséché, couleur de cendre, sans une feuille. 

« Adesso speta che te ciamo mi » (et maintenant, attends que je t'appelle), m'ordonne Mauro, se chargeant personnellement de neutraliser la malédiction. 

[...] 

Au bout d'une semaine, le bûcheron-exorciste me fait savoir qu'il n'y a plus le moindre obstacle à mon départ. Je ne demande pas ce qui s'est passé entre-temps et je prends le couteau noir, au fond du sac. Je le soupèse. Il est plus léger, plus à moi. Comme s'il venait de passer son ultime examen. 

 

 

De l'Abetone, à la Romagne 

 

La Topolino ("Petite souris". Fiat 500 première génération, 1936-1955) suit son chemin, rien ne semble avoir changé. Sur la route déserte, un homme chemine avec sur le dos, une peau de mouton de berger des Abruzzes. Il porte un sac à dos, un couperet et un livre sous le bras.  

Je le prends à bord, il n'a que quelques kilomètres à faire. D'emblée, je perçois une puissante odeur de bête sauvage, quelque chose qui ressemble au mouflon des Alpes apuanes.  

Mon passager se tait. Il émane de lui, une autorité de quaker qui intimide. Je n'ose pas lui poser de questions. 

« Laissez-moi ici, s'il vous plaît », me dit-il, en plein tournant.  

Il me remercie en homme bien élevé et disparaît au plus profond du bois, tel un troll des légendes scandinaves. 

[...] 

« Ecoute, dis-je à Francesco Guccini, après les politesses d'usage, j'ai trouvé sur la route un homme avec une veste en peau de chèvre. Tu vois qui ça peut être ? » 

Francesco, sûr de lui : 

« il sentait la bête sauvage ?  

- Oui, le bouc. 

- Alors, ça ne fait aucun doute, tu as rencontré un elfe. » 

Je crois qu'il plaisante. 

« Mais non, les elfes existent. C'est une confrérie de plusieurs familles. Ils vivent dans les hameaux abandonnés autour de Bellavalle. Ils n'ont ni l'eau courante, ni l'électricité. Des braves gens, qui vivent à l'ancienne. » 

[...] 

« Ils ont rebaptisé les lieux de noms empruntés à Tolkien. Fendeval, Terre du Milieu et caetera. Ils ont des tas d'enfants, beaux et en bonne santé. Qui réussissent aussi très bien à l'école, parce qu'ils grandissent sans télé. »  

« Les enfants ne sont jamais autorisés à jouer, tant qu'ils n'ont pas fini leurs devoirs. Les elfes font leur pain eux-mêmes. Ils vivent de troc et de métiers manuels. Ils ferrent les chevaux, bêchent les potagers, ramassent les châtaignes, entretiennent les bois. »  

 

 

Des monts réatins, au Molise 

 

« Avec l'eau, trop, c'est trop. » Grommelle l'aubergiste, qui ressemble à Héphaïstos, au coin de son feu. Il a entendu dire qu'à Somma Vesuviana, pour la fête de la Croix, des gens ont occupé le sommet du volcan et allumé des feux, afin de réclamer le soleil.  

Quelqu'un a raconté qu'en Marsica et en Ciociaria, on voudrait replonger la tête de saint Antoine l'ermite, dans le fleuve, comme on le faisait jadis ; le noyer rituellement, afin qu'il comprenne à quel point la pluie est déplaisante, quand il y en a trop.  

La curie romaine proteste, crie au blasphème, mais d'autres ripostent que pour un état d'urgence inverse -la sécheresse- il existe dans le sud du pays, des saints « châtiés », avec la bénédiction de l'évêque.  

En Sicile, on les met au coin, comme on le faisait dans le temps, avec les écoliers qui n'étaient pas sages.  

Ou on les laisse se dessécher au soleil, avec une sardine salée dans la bouche, et mourir de soif. 

[...] 

« Nous sommes dans une contrée où le sacré est mêlé de démoniaque, ricane Beppe. Ma mère, quand il y avait des maladies contagieuses, chauffait de l'eau avec de l'huile. Elle récitait une formule, et le tour était joué. » 

 

Mario glousse en attisant le feu.  

« Je n'ai appris à bien vivre, qu'après avoir mis en train de bons rapports avec les quatre diables qui m'accompagnent : Belphégor, Satan, Lucifer et Belzébuth. »  

Avec un geste de cabotin, il apporte sur la table, un plat d'énormes côtelettes. 

 

« À Isernia, nous explique-t-on, l'église des saints Côme et Damien possède un campanile manifestement phallique. Là-dessous, les hommes allaient se faire bénir le sexe, afin de favoriser leur fertilité. » 

Coutume révolue, inutile de le dire. L'église locale, aujourd'hui guidée par un évêque, qui est un exorciste confirmé, a aboli ce rite.  

Les ex-voto gênants ont été déportés vers les musées, ou transformés en talismans en forme de corne (« la corne, nous dit-on, n'est qu'un phallus déguisé »). 

C'est peut-être un hasard, me dit-on, mais depuis que les anciens rites ont été abolis, le Molise ne fait plus d'enfants. Crise démographique galopante. 

 

 

Des monts Alburni, au massif du Pollino 

 

À Novi Velia, je fais le plein d'eau et de panini, juste en face de l'église Saint-Nicolas. Dans le bar, les nombreux clients, tous des hommes.  

La jeune fille qui me sert, porte un haut rouge vif, sur lequel on peut lire SEX 

[...] 

Novi Velia. Sanctuaire de la Madonna del Sacro Monte di Novi Velia. Destination de pèlerinage depuis le 16e siècle  

La statue de la Vierge est une grosse poupée très brune, une matriochka hispanisante, joufflue et conciliante. 

[...]  

Sur l'escalier de l'église, il y a une femme portant un bébé de quinze jours, malade, enveloppé dans une couverture de laine. Elle se ploie devant la statue, s'identifie à elle. Elle demande à son mari de ne pas s'approcher, elle veut être seule avec la Bienfaitrice. 

 

 

Du Crati, au Capo Sud 

 

C'est l'heure où la mer Tyrrhénienne se gonfle, passe en force entre Charybde (les marées) et Scylla (les récifs) et forme un fleuve écumant, qui pénètre dans la mer Ionienne. 

Le courant est si violent que de temps à autre, il arrache des profondeurs des poissons monstrueux, pour les abandonner sur le rivage. 

Une voile passe au large. Elle a la même vitesse que l'écume. 

On dirait qu'elle est immobile. 


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