L'âge de raison
Marie Barré
Sarah allait fêter ses 18 ans dans exactement un mois, aussi sa mère estima qu'il était temps de lui faire part du secret que partageaient toutes les femmes de leur famille depuis des générations. Elle craignait que sa fille, plutôt immature pour son âge et parfois un peu superficielle, ne soit pas encore prête à accueillir cette surprenante révélation mais la règle était sans équivoque, depuis toujours : le rite devait se passer le jour des 18 ans de la jeune fille, pas un jour après. Aussi elle suggéra à son mari d'emmener leur fils manger une pizza en ville, prépara le thé préféré de sa fille, alla chercher le carnet qu'elle cachait précieusement depuis sa propre majorité et invita Sarah à la rejoindre au salon.
« Ma chérie » lui dit-elle « j'ai quelque chose de très important à t'annoncer et je vais te demander pour une fois de m'écouter attentivement, jusqu'au bout, sans m'interrompre. Tu pourras me poser toutes les questions que tu veux quand j'aurai fini de parler mais pas avant ». Peu habituée à voir sa mère aussi sérieuse et vaguement inquiète Sarah hocha doucement la tête et écouta attentivement, sans interrompre sa mère, sans dire un mot. Et ce n'était pas anodin pour une jeune fille habituellement si bavarde et si dispersée.
Quand sa mère eut terminé de parler et qu'elle eut enfin la permission de faire part de ses pensées et interrogations, Sarah en fut d'abord incapable. Les questions se bousculaient tellement dans sa tête que son esprit en était comme assourdi. Elle n'en revenait tout simplement pas de ce qu'elle venait d'apprendre. A vrai dire elle n'y aurait pas cru si elle ne connaissait pas si bien sa mère et avait une confiance absolue en elle. S'il y avait bien une personne saine d'esprit et fiable dans cette famille c'était elle ! Donc si elle lui parlait de magie c'est que c'était vrai. Si elle lui avait parlé de dragons ou de mygales géantes ça aurait été tout aussi vrai quoi que bien plus inquiétant. Elle n'envisageait pas une seconde de remettre en question ce que sa mère lui avait dit. Elle ne l'avait jamais fait.
Sa mère lui tendit le carnet, le fameux carnet. « Il est à toi maintenant. Garde-le précieusement, protège-le comme si ta vie en dépendait ». A première vue il n'avait rien de particulier ce carnet. Il ne paraissait même pas si vieux que ça alors qu'il avait été fabriqué il y a des centaines d'années. Sa couverture était lisse et couleur lilas, sans aucun signe distinctif. Rien qui put laisser deviner son caractère si particulier. Son caractère magique. Elle le feuilleta, prenant soin de ne pas chercher à déchiffrer les pages déjà remplies, ainsi que sa mère le lui avait recommandé. Un marque page indiquait l'emplacement qui lui était réservé, celui où à son tour elle allait devoir écrire, dans un mois exactement, la chose la plus importante de sa vie : son rêve.
Les femmes de la Famille POHER se transmettaient ce secret de génération en génération depuis des siècles : un carnet magique dans lequel chaque femme, le jour de ses 18 ans, inscrivait son rêve le plus cher pour qu'il se réalise. Plusieurs conditions néanmoins devaient absolument être respectées pour que la magie opère et la mère de Sarah avait bien insisté sur ces points, comme sa propre mère avant l'avait fait pour elle : chaque femme n'a le droit d'inscrire qu'un rêve, qu'elle doit soigneusement choisir et aller chercher au fond de son cœur ; ce rêve ne doit nuire à personne ; le rêve doit être inscrit dans le carnet le jour anniversaire des 18 ans, pas un jour avant ou après. Enfin il ne faut parler de son rêve et du carnet à personne. Et il ne faut sous aucun prétexte lire les rêves des autres. Si une seule de ces conditions devait être négligée, non seulement le rêve ne se réaliserait pas mais le carnet disparaîtrait pour toujours et les générations futures n'auraient jamais la chance de bénéficier de sa magie. Cette magie dont sa mère ignorait l'origine, cette magie qui n'était pas donnée à tout le monde, cette magie qui était un privilège et devait se mériter.
Un mois, c'est donc le temps dont disposait Sarah pour choisir le rêve qu'elle voulait voir se réaliser. A première vue rien n'était plus facile, qui n'avait pas un rêve qu'il chérissait depuis toujours ? Ou plusieurs. Elle aurait préféré ne pas avoir à attendre encore un mois et pouvoir inscrire son désir le plus cher immédiatement dans le carnet. Aussi se dit-elle que l'attente allait être longue. Néanmoins plus les jours passèrent plus elle se mit à avoir des doutes. Si elle avait tout d'abord été convaincue que son rêve le plus sincère était de devenir une danseuse célèbre et reconnue, elle finit par douter, un peu plus chaque jour. A bien y réfléchir elle s'était aussi souvent rêvée actrice de cinéma, oscarisée et adulée ! Plus elle y réfléchissait plus elle doutait.
Quinze jours s'étaient écoulé depuis que sa mère lui avait révélé le secret de famille et elle n'était désormais plus du tout sûre de ce qu'elle voulait inscrire dans le carnet magique. En désespoir de cause elle décida de se confier à sa meilleure amie. Anaïs avait toujours été sa confidente privilégiée et par ailleurs de bon conseil. Elle saurait l'aider à choisir la meilleure option. Il faudrait juste qu'elle passe sous silence la partie qui concernait le carnet évidemment. Elle trouverait bien le moyen de l'embobiner, elle était plutôt douée pour ça.
Quand Anaïs arriva chez Sarah à l'heure du goûter, le lendemain, elle n'avait pas vraiment bonne mine. Elle n'avala presque rien alors que Sarah lui avait préparé son gâteau préféré, un fondant au chocolat. Elle ne s'en inquiéta pas outre mesure néanmoins et ne chercha pas à en savoir plus. Anaïs, en fauteuil roulant et de santé fragile, avait régulièrement des périodes un peu difficiles physiquement et moralement. Elle finissait toujours par remonter la pente et Sarah avait donc fini par arrêter de se faire du souci pour elle. Elle estimait que sa meilleure amie était en définitive bien plus forte qu'elle. Aussi quand elles eurent avalé leur dernière goutte de thé Sarah entraîna son amie dans sa chambre pour pouvoir discuter à l'abri des oreilles indiscrètes de sa famille. Après avoir échangé quelques banalités habituelles Sarah se décida à parler de ce qui la préoccupait. Etant en dernière année de lycée, les deux amies abordaient souvent la question de leur avenir et surtout de leurs projets après le bac. Si Sarah n'avait jamais évoqué jusqu'à présent la moindre volonté de se lancer dans d'interminables études supérieures, rêvant plus ou moins de travailler dans le monde du spectacle et de devenir célèbre, Anaïs en revanche savait depuis longtemps ce qu'elle voulait faire de sa vie et quelles études faire pour y parvenir. Elle voulait devenir vétérinaire, soigner les animaux. Elle adorait les animaux, tous les animaux, depuis toute petite, au point d'ailleurs d'être devenue végétarienne. Et si son intelligence et son sérieux ne laissaient aucun doute sur sa capacité à réussir brillamment des études de vétérinaire, son handicap en revanche pouvait être un frein sérieux, du moins de son point de vue. Elle doutait être capable de soigner des animaux en étant coincée dans son fauteuil roulant et personne jusqu'à présent n'avait réussi à la convaincre du contraire. Elle n'avait donc toujours pas envoyé ses dossiers d'inscription dans les écoles qu'elle visait alors que le délai pour le faire expirait bientôt. Elle hésitait à se rabattre sur une formation universitaire qui lui ouvrirait les portes de toutes sortes de carrières de bureau, plus adaptées à sa réalité. Même si elle savait que ça la rendrait malheureuse. Sarah avait depuis longtemps renoncé à la convaincre de réaliser son rêve, fatiguée d'argumenter avec son amie qui était bien plus douée qu'elle pour ça. Ainsi Sarah commença par demander une nouvelle fois à Anaïs si elle s'était enfin décidée à envoyer ses dossiers d'inscription puis, ayant à peine écouté sa réponse qu'elle connaissait de toute façon par cœur, annonça nonchalamment qu'elle avait pour sa part pris la ferme décision d'arrêter ses études après le bac pour se consacrer entièrement à la pratique de sa passion, la danse, ou se lancer dans des cours de théâtre puis aller tenter sa chance à Paris. L'annonce eut pour effet de réveiller Anaïs qui, jusqu'alors un peu apathique, s'anima vivement et tenta de faire comprendre à son amie que son projet était farfelu et tout simplement inconscient. Sarah tenta pendant près d'un heure de la convaincre de la légitimité de ce projet, en vain. La gorge sèche d'avoir tant parlé elle dut même aller à la cuisine pour se servir un verre d'eau. De retour dans sa chambre elle constata qu'Anaïs avait remis son manteau et s'apprêtait à partir. Elle prétexta être très fatiguée et s'en alla sans demander son reste. Sarah passa le reste de la journée à se faire du souci car ce n'était pas dans les habitudes de son amie de se comporter ainsi, même quand elle était malade. Elle lui envoya quelque messages qui ne reçurent pas de réponse. Et puis elle réalisa, un brin contrariée, qu'elle n'était pas plus avancée sur le rêve qu'elle devait choisir pour le carnet ! Anaïs, toujours de bon conseil, ne lui avait été d'aucune utilité sur ce coup-là. Elle allait devoir se débrouiller seule. Il lui restait moins de 15 jours pour prendre sa décision.
Bien sûr elle songea à essayer de tricher en inscrivant dans le carnet « devenir une danseuse reconnue et une actrice célèbre » mais elle craignait que ça ne fonctionne pas et qu'au final aucun des deux rêves ne se réalise. Sa mère avait bien insisté sur le fait qu'il fallait choisir un rêve, celui qui donnait du sens à sa vie. Et si son rêve était ailleurs, si c'était encore autre chose ? Mais quoi ? Sarah se demandait s'il était possible que finalement elle n'ait pas de véritable rêve ou qu'elle ne se connaisse pas suffisamment bien pour l'identifier. Elle était de plus en plus perdue, de plus en plus mal. Et Anaïs ne répondait toujours pas à ses messages, ce qui devenait inquiétant.
Ce week-end-là Sarah fit ce que font souvent les gens de son âge dans ces circonstances-là, quand ça ne va pas, quand c'est trop dur : elle fit la fête. Elle alla rejoindre des potes en boîte, dansa, but, fuma, flirta même. Elle s'était persuadée qu'elle y verrait plus clair une fois bien détendue. Elle s'était trop torturé les méninges ces derniers jours, ça lui avait embrouillé l'esprit.
Le dimanche matin pourtant rien n'était plus clair sauf peut-être que le mélange d'alcools n'était vraiment pas une bonne idée. En cherchant la boîte d'aspirine qui traînait normalement au fond de son bureau elle eut soudain une révélation glaçante : le carnet avait disparu ! A bien y réfléchir elle ne l'avait plus manipulé ni vu depuis le jour où sa mère le lui avait donné. Elle croyait se souvenir l'avoir posé sur son bureau mais n'en était plus certaine. Elle avait eu sans doute l'intention de lui trouver une cachette plus tard mais avait oublié. Elle avait toujours été si tête en l'air et bordélique ! Et puis elle avait été tellement absorbée par ses réflexions et par ses doutes... Elle retourna sa chambre fébrilement, se maudissant d'être aussi désordonnée. Regarda dans son sac à main, au cas où. Rien. Il était introuvable. Alors elle s'attaqua au reste de la maison, discrètement. Fouilla la chambre de son frère quand il prit sa douche, des fois qu'il lui aurait fait une de ses stupides blagues. Fouilla aussi dans les affaires de sa mère, en désespoir de cause. Mais aucune trace du carnet. Plus les heures passaient plus son malaise grandissait.
La situation n'aurait pas pu être pire, vraiment. Son rêve de gloire s'éloignait. Sa mère allait la tuer en apprenant sa négligence. Des siècles que ce carnet se transmettait de mère en fille et elle le perdait, se privant et privant les futures générations de la chance de voir se réaliser leur rêve le plus cher.
Le lundi matin Anaïs ne vint pas en classe. Cette fois le doute n'était pas possible, quelque chose n'allait pas, elle n'avait jamais manqué un jour de classe depuis l'école primaire, sauf pendant les périodes où elle était vraiment malade et hospitalisée. Sarah décida de passer chez elle après les cours, il fallait qu'elle en ait le cœur net. C'est sa mère qui lui ouvrit. Elle avait mauvaise mine, semblait épuisée. Apparemment Anaïs était vraiment dans une mauvaise passe, toute la famille était inquiète. Elle l'a laissa monter dans sa chambre à contre-cœur, lui demandant de ne pas rester longtemps, de ne pas la fatiguer et de lui éviter toute émotion forte. Ça paraissait vraiment sérieux cette fois-ci.
Sarah frappa doucement à la porte de la chambre. N'obtenant pas de réponse, elle ouvrit avec mille précautions. Anaïs était dans son lit, profondément endormie. Elle avait effectivement une mine épouvantable. Le teint très pâle et d'immenses cernes. Des mouchoirs usagés jonchaient le pied du lit. Sarah se sentit très triste de voir sa meilleure amie aussi mal. Elle aurait voulu l'aider mais ne savait comment faire. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu se passer, elle allait bien une semaine plus tôt.
N'osant réveiller l'endormie qui semblait si fatiguée elle décida de lui laisser un mot qu'elle verrait à son réveil, un message qui lui mettrait du baume au cœur et le sourire aux lèvres. Elle alla chercher un crayon et du papier sur le bureau. Les dossiers d'inscription pour les écoles de vétérinaires étaient là, remplis mais toujours pas envoyés. Certains délais étaient déjà passé, d'autres expiraient dans moins d'une semaine…Et puis là, sur un coin du bureau, elle le vit, son carnet. Le carnet qu'elle cherchait depuis des jours, le carnet qui allait changer sa vie était là, sur le bureau de sa meilleur amie ! Comment ? Pourquoi ?
Anaïs avait dû le prendre la dernière fois qu'elle était venue chez elle, il n'y avait pas d'autre possibilité. Mais pourquoi avait-elle fait ça ? Ce n'était pas son genre de voler ou de faire des cachoteries. Et pourquoi depuis lors n'avait-elle plus donné de nouvelles ? Complètement déstabilisée, ne sachant si elle devait être soulagée d'avoir retrouvé le carnet ou en colère contre son amie, ou même inquiète pour elle, Sarah fourra le carnet dans son sac et repartit discrètement. Tant pis pour le mot, elle avait besoin de réfléchir, de faire le point.
De retour chez elle Sarah ouvrit le carnet avec presque autant de précaution que s'il elle avait désamorcé une bombe. Elle craignait que tous les rêves de ses aïeules soient effacés, que les pages soient désespérément vides, que le carnet ne possède plus aucune magie parce que quelqu'un qui n'aurait pas dû l'avait eu entre les mains. Le cœur battant elle fit défiler les pages. Elle constata que les pages étaient toujours noircies et put pousser un profond soupir de soulagement. Néanmoins elle ne savait pas ce qu'Anaïs avait pu faire avec ce carnet, si elle avait tout lu, si elle avait compris de quoi il retournait, quelles en seraient les conséquences. Peut-être que sa mère avait les réponses mais lui poser la question revenait à admettre sa négligence et risquer sa désapprobation. Sarah décida donc de rester avec ses doutes, pour le moment tout du moins. Elle écrirait son rêve le jour de son anniversaire comme convenu et verrait bien à ce moment-là ce qu'il se passe. Cela lui laissait encore quelques jours pour prendre sa décision sur ce qu'elle allait noter. Toute seule, comme une grande, comme il se devait. En attendant elle rangea avec soin le carnet où personne d'autre qu'elle ne pourrait le trouver.
La semaine se poursuivit péniblement, les cours sans sa meilleure amie à ses côtés s'avérant parfaitement ennuyeux voire insupportables. Anaïs ne lui avait toujours pas donné de nouvelles et de son côté elle ne savait pas quelle attitude adopter à son encontre. D'un côté elle mourrait d'envie d'avoir de ses nouvelles, de lui parler, de la réconforter et de l'autre elle était toujours dubitative sur le vol du carnet. Elle ne savait pas quoi en penser ni si elle devait lui en vouloir. Elle accueillit donc le week-end, qui marquait aussi le début des vacances, avec un profond soulagement. Elle devait fêter son anniversaire avec quelques camarades de classe le samedi soir en boîte. C'est le lendemain, dimanche, qu'elle prendrait officiellement 18 ans. Et que sa vie se transformerait en rêve.
Elle avait fait son choix, ce serait danseuse. Et depuis qu'elle avait pris sa décision elle passait de longues heures à y penser, à planifier sa vie de rêve, dans les moindres détails. Elle s'imaginait sans peine pouvoir, grâce à la notoriété que lui apporterait son magnifique parcours, entamer une jolie carrière de comédienne une fois qu'elle serait trop vieille pour continuer à danser à plein temps. Rien ne serait laissé au hasard, elle mettrait toute les chances de son côté pour devenir reconnue et célèbre. Une question la taraudait : qu'est-ce que sa mère avait bien pu formuler comme rêve ? A bien y réfléchir Sarah estimait qu'elle avait une vie bien ordinaire pour quelqu'un qui avait pu voir exhausser son rêve le plus cher. Pas d'argent, de maison de rêve, de mari sexy, de carrière impressionnante, de tour du monde…rien d'excitant. Il était tellement tentant d'aller voir ce qu'elle avait noté pour mieux comprendre. Pourtant c'était interdit, que c'était frustrant ! En tout cas elle n'avait pour sa part aucune intention de rêver petit, de laisser passer sa chance.
Le dimanche arriva enfin. Sarah avait passé une nuit épouvantable, autant à cause de l'excès de champagne pendant sa soirée d'anniversaire que de son impatience à remplir sa page du carnet. Elle sortit donc celui-ci de sa cachette aussitôt levée, ne souhaitant pas perdre une seconde. Elle descendrait ensuite prendre le petit-déjeuner spécial anniversaire avec sa famille. Et vérifierait aussi si elle avait enfin un message d'Anaïs. Elle venait de se saisir de son stylo fétiche quand on frappa doucement à sa porte. Elle alla ouvrir, un peu exaspérée d'être dérangée à ce moment si important. C'était sa mère.
« Ah, tu es déjà levée, joyeux anniversaire ma chérie, 18 ans déjà, je n'en reviens pas ! Je vais préparer des gaufres pour l'occasion, tu pourras descendre d'ici 10 minutes pour le petit-déjeuner. Mais je voulais t'apporter d'abord le carnet, j'imagine que tu as hâte de le remplir ! ».
« Que…quoi ? ». Qu'est-ce qu'elle racontait ? Sarah ne comprenait rien au discours de sa mère, elle l'avait déjà en sa possession le carnet, elle le lui avait donné il y a un mois. Avait-elle trop bu la veille ?
« Quand j'ai vu que tu l'avais négligemment laissé traîner sur ton bureau je n'étais pas très contente mais tu as toujours été désordonnée, c'est ainsi hélas. J'ai donc décidé de le mettre à l'abri en attendant le jour J pour éviter toute mésaventure. Je suis sûre que tu n'en étais même pas rendu compte vu le désordre qui règne ici ! Tiens, bon anniversaire chérie ! ». Sur ce elle lui donna le carnet et repartit en cuisine.
Sarah était complètement déboussolée, elle se retrouvait avec deux carnets exactement identiques désormais. Pas tout à fait en fait, en y regardant de plus près la couleur et la texture de la couverture de celui qu'elle avait pris pour le carnet magique étaient légèrement différentes du vrai carnet que sa mère venait de lui rendre. Elle n'avait pas remarqué la différence jusqu'à présent, ça alors ! Mais quel était le carnet qu'elle avait pris chez Anaïs dans ce cas ?
Quelques lignes lui suffire à comprendre. Elle avait sous les yeux le journal intime d'Anaïs. Elle avait subtilisé le journal intime de sa meilleure amie pendant son sommeil et en plus elle avait envisagé que celle-ci était une voleuse. Comme elle avait honte ! Comment faire maintenant, comment s'en expliquer ?
Consciente qu'elle aggravait son cas, Sarah ne put s'empêcher néanmoins de jeter un œil. Un tout petit œil se dit-elle, juste pour être sûre, après elle irait rendre le carnet. Evidemment elle oublia vite sa bonne résolution et lut plusieurs pages d'une traite. Les pensées les plus intimes d'Anaïs de ces derniers mois. Plus qu'honteuse de se montrer si indiscrète, Sarah fut bouleversée par ce qu'elle découvrit. Tout y était, les inquiétudes d'Anaïs, pour sa santé, pour son avenir, pour Sarah aussi, jeune femme si extraordinaire à ses yeux mais qui gâchait ses aptitudes par une attitude trop désinvolte et des rêves trop superficiels. Elle parlait de son propre rêve de devenir vétérinaire qui ne se réaliserait jamais à cause de son maudit fauteuil, de ce garçon qui lui plaisait tant mais ne la voyait que comme une handicapée, de ces douleurs dorsales qui étaient de plus en plus intenses ces derniers temps et la vidaient de son énergie.
Sans qu'elle s'en rende compte ni ne puisse l'empêcher, les yeux de Sarah se remplirent de larmes. De grosses gouttes tombaient sur les pages du journal intime, diluant l'encre bleue. Comme elle s'en voulait de n'avoir rien vu, de ne pas avoir cherché à comprendre ! Elle s'était toujours dit qu'Anaïs était la plus intelligente et la plus forte, que ça irait toujours pour elle. C'était tellement plus confortable, tellement plus simple. Elle aurait dû deviner ses peurs, ressentir ses souffrances et être là pour elle, pour la soutenir, pour la rassurer. Tout à coup elle se sentit vidée, comme engourdie de néant. Le cœur lourd, la tête vide.
Après avoir pleuré quelques minutes, parce que ça fait du bien, elle fit la seule chose à faire. Ce à quoi elle aurait dû penser tout de suite, si elle avait été moins immature et égoïste. Elle prit le carnet magique et y inscrivit son rêve le plus cher, le vrai : que sa meilleure amie guérisse, devienne valide. Afin qu'elle puisse avoir la vie qu'elle veut.