L'âme sœur
Marc Singer
L'âme sœur
Marc Singer
A Anna, Hélène, Liselotte et Georgette, aux petites filles, aux femmes, aux mères, aux grand-mères, et arrières grand-mères, qu'elles auraient aimé être.
Cher papa,
On nous emmène au vélodrome d'hiver mais faut pas nous écrire maintenant parce que c'est pas sûr qu'on restera là. Je t'embrasse bien fort et maman. Ta petite fille qui pense toujours à toi Marie Jelen. 16 juillet 1942
Françoise
Aujourd'hui c'est son anniversaire, alors Françoise a décidé de réunir tous ceux qu'elle aime pour fêter ses 90 printemps. Il y a sa fille Lucie, sa petite fille Maude, et son arrière-petite-fille Anna. Quatre générations réunies dans ce petit restaurant de la rue Mouffetard. Véritable ventre de Paris, elle était autrefois le lieu privilégié des tanneurs, écorcheurs et autres bouchers, qui au fil du temps, avaient construit sa réputation de rue qui pue, à l'image de la moufette, ce petit animal qui sentait très mauvais, et qui dit-on, avait ses quartiers dans la bièvre voisine, véritable égout à ciel ouvert. Mais aujourd'hui les boutiques des poissonniers, fromagers et charcutiers n'ont qu'une vague ressemblance avec celles du passé tant elles sont belles et propres.
Il a fallu au coiffeur beaucoup d'inventivité, mais le résultat est à la hauteur de ses espérances, et Françoise brille comme un sou neuf. Un peu pompette, elle lance à la cantonade sur un ton non dénué d'humour :
- Y a-t-il un danseur dans la salle ?
- Maman enfin !
- J'ai envie de m'amuser. Tu ne vas pas me dire ce que je dois faire ou ne pas faire à mon âge. Ton père m'a assez embêtée comme ça. S'il était là, il serait capable de m'empêcher de boire du Champagne par-dessus le marché. Je ne t'ai pas dit, mais tout à l'heure, j'ai senti une main me caresser le dos. Je me suis retournée en pensant que c'était toi, mais il n'y avait personne. Je sais que ton père est là, parmi nous. Les morts sont présents, tu sais !
- Oui maman. Tu as parlé à ta voisine, de ton tableau qui se décroche tout seul ?
- Surtout pas ! Déjà qu'elle perd la tête, il manquerait plus que ça !
- C'est vrai qu'il ne reste plus grand monde de valide autour de toi.
- Je suis une survivante. Mais j'ai quand même de la chance. Tu te rends compte à mon âge, pouvoir encore être autonome. A part mes yeux, tout va bien, grâce à Dieu. Je ne peux plus déchiffrer une partition de piano, ça me rend triste, heureusement je peux encore lire en grossissant les caractères sur ma liseuse. Au fait Bertrand ne vient pas ?
- Non, mais il pense à toi très fort. D'ailleurs il n'arrête pas de me poser des questions sur tes camarades juives, quand tu étais élève rue de Chabrol dans le 10e.
- Je me souviens très bien. Un jour la maîtresse nous a dit qu'elles ne reviendraient pas car elles portaient l'étoile jaune. J'avais 12 ans. Il n'y a pas longtemps de ça, j'ai fait des recherches grâce à l'association pour la mémoire des enfants juifs déportés du 10e arrondissement de Paris. C'est là que j'ai découvert que les sœurs Anna et Hélène Fisz avaient été déportées … Attends j'ai écrit ça quelque part, tu pourras lui donner si tu veux. Je vais prendre ma loupe car je ne vois plus rien… Alors je reprends, Anna et Hélène ont été déportées le 21 août 42 par le convoi 22.
- Ça va maman, aujourd'hui c'est ton anniversaire …
- Je sais bien, attends, les autres sont là. Liselotte Singer le 19 août 42 par le convoi 21, toutes les trois ont été déportées à Auschwitz, dans la foulée de la rafle du Vel d'Hiv des 16 et 17 juillet 42. Georgette Zelechowski le 11 novembre 42 par le convoi 45. Il y a eu 79 convois en tout, tu vois tu pourras lui dire. Si j'avais été juive, ni toi ni Maud ni Anna ne seraient là aujourd'hui. Les gens de mon âge doivent parler de cette horrible période, tu comprends, car bientôt, à part les livres d'histoire, il n'y aura plus personne pour témoigner.
- Et à part papa, tu crois que tes copines juives de classe sont là ?
- Je ne sais pas mais Maud a appelé sa fille Anna, comme ma camarade, et c'est déjà beaucoup à mes yeux. Dit-elle en essuyant ses larmes.
- Grand-mère, je t'aime. Levons notre verre à notre radieuse poupette, qui je l'espère vivra aussi longtemps que Denise Grey.
Contre vents et marrées, elle avait tenu bon, face à son mari qui ne voulait pas d'enfant. Issue d'une famille nombreuse, à la mort de son père, il avait dû travailler à l'usine dès son plus jeune âge, étant le seul à pouvoir subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. Grâce à son opiniâtreté et un peu de mensonge, elle avait réussi à le berner sur sa grossesse.
Ainsi naissait une magnifique petite fille nommée Lucie. Son sourire et ses grands yeux émerveillés, posés sur son visage poupin, révélaient déjà un goût prononcé pour la vie. Sur une photo de cette époque, elle lève les yeux au ciel et ne regarde pas l'objectif, une façon d'affirmer déjà un trait de son caractère ; éviter les problèmes et contourner les difficultés.
Enfant, ses parents l'emmenèrent voir le ballet Coppelia de Leo Delibes, au Palais Garnier. Réclamé par le Tout-Paris, inauguré en 1875 sous l'égide du baron Hausmann préfet de la Seine, c'est l'Académie Impériale et de Danse, appelée Théâtre National de l'Opéra. A l'entrée de la danseuse étoile, elle fût prise d'un vertige, et ses grands yeux émerveillés laissèrent couler une larme. Après le spectacle, totalement envoutée, elle n'avait qu'une envie : faire de la danse.
Sur les notes feutrées du 2e nocturne opus 9 de Chopin, nos apprenties danseuses souffraient en silence, en écoutant attentivement leur prof du conservatoire : Première position, pieds en dehors, bras ronds au nombril. Deuxième position, bras au niveau des épaules. Quelques années plus tard elle allait briller en remportant à Paris, le premier prix du concours inter-conservatoires. Jeune ballerine elle faisait la fierté de son père, qui pour l'occasion était venu tout fringant, avec son instantané Kodak, immortaliser les ronds de jambes, pointes et autres entrechats de sa princesse bien aimée. Aujourd'hui, la photo trône fièrement sur sa table de chevet, et si l'on tend l'oreille on peut encore entendre la magnifique mélodie du lac des cygnes de Tchaïkovski.
Le boulevard Arago dans le 13e arrondissement de Paris, ne laissait pas soupçonner, qu'il avait été un lieu d'exécution publique au XXe siècle pour les derniers condamnés à mort à être guillotinés. Plus loin dans la cité fleurie vécurent des peintre connus comme Modigliani ou Gauguin. Dans son modeste appartement, Lucie, affalée sur le pupitre de son bureau, rédigeait à la lumière de sa lampe de bureau, son devoir sur la critique de la raison pure, de Kant. En section littéraire au lycée Lavoisier, elle espérait bien décrocher son bac, à l'instar de sa mère institutrice. Son père, lui, donnait des cours dans un lycée technique. La dernière fois où elle était venue lui rendre visite, sa présence n'était pas restée inaperçue. Un de ses élèves, essaya de lui faire la cour, mais il oublia son cher papa qui veillait sur elle comme une poule sur ses poussins.
Pour les vacances d'hiver ils partaient à Pralognan-la-Vanoise, non loin de l'auvergne d'où étaient originaires les parents de sa mère, et où celle-ci s'était réfugiée durant la guerre, fuyant ainsi la rue du Faubourg Poissonnière, quartier historique des fourreurs de Paris, et son cortège d'étoiles jaunes. Bonne skieuse, Lucie avait reçu ses premières leçons de son père. Comme elle était jolie dans la splendeur immaculée de la neige, avec ses longs cheveux blonds. Son sourire plein de charme, donnaient un air coquin à ses yeux verts amande. Ils étaient remplis de malice et brillaient comme des étoiles dans le ciel. Sur sa peau blanche, le soleil avait jalousement déposé quelques taches de rousseur. Elle avait hérité sa beauté nordique, de la famille de son père, d'origine Alsacienne. Grande et effilée, elle ne laissait aucun garçon indifférent.
En la regardant, sa mère se demandait toujours, comment elle, petite et brune, avait pu mettre au monde une si jolie fille. En attendant, Françoise, qui n'était pas sportive, aurait préféré faire du tricot, blottie près d'un bon feu de cheminée, plutôt que de suivre son mari, dans la neige glacée.A Paris, elle avait son mot à dire et ne se gênait pas pour manifester son mécontentement. La dessus Lucie lui ressemblait, et tenait tête à son père :
- C'est quoi ce bazar ?
- Laisse mes affaires où elles sont s'il te plait papa !
- Qu'est-ce que font tes chaussettes sur la chaise ?
- C'est pas vrai !
- Bon tu vas me ranger ça tout de suite !
- Si je veux !
- J'ai pas bien entendu, tu peux répéter ça tout de suite !
- C'est bon, j'ai compris, ça te va comme ça !
- Sur un autre ton s'il te plait !
- Mais arrête, tu vois pas que j'en peux plus. Fais pas ci, fais pas ça, tiens toi droite, ne met pas tes coudes sur la table, ne rentre pas trop tard. J'en ai marre tu comprends ça, j'en ai marre, marre, marre, et marre. Et puis, jusqu'à preuve du contraire je suis encore dans ma chambre, donc merci de me laisser tranquille.
Avec un bac en poche à 16 ans et une licence de lettres modernes à 19, elle fût reçue avec succès au concourt de l'Ecole Normale à Paris, et décida de quitter la maison, ayant l'assurance d'être payée durant ses études. Pour la deuxième fois de sa vie, Lucie venait de faire la fierté de son père. Il l'aimait encore davantage et elle le savait.
Il automne, il automne Il automne à pas furtifs. A pas feutrés, A pas craquants. Et, sur nos nuits de mi-novembre, Il automne miraculeux. Miraculeux, mon amour....
Barbara. Il Automne
Un amour de jeunesse
Bertrand lui, cherchait chez les autres femmes, l'amour que la première d'entre elle, sa mère, n'avait pas su lui donner. Sa seule quête dans la vie était donc la femme. Encore puceau à 17 ans, il se faisait chambrer dans les vestiaires, par son coéquipier après les entrainements de rugby :
- Grossman, ça doit être dur de pas avoir de copine ? Tu dois pas savoir comment faire, faudrait peut-être t'expliquer. Dit-il en s'esclaffant d'un rire moqueur.
Il ne réagissait plus à ses brimades répétées, mais la moutarde commençait sérieusement à lui monter au nez. Son troisième ligne centre, ne parlait que de ça dans les douches, et il sentait bien qu'il lui manquait quelque chose par rapport aux autres pour s'affirmer. La veille de son départ en classe de neige, sa sœur plus âgée, lui donna quelques conseils pratiques :
- Je peux te parler pendant que tu fais ta valise.
- Oui, qu'est-ce qui se passe ?
- Rien, je veux juste que tu m'écoutes. Voilà, demain tu pars en classe de neige, et je pense qu'il faudrait que tu emportes quelque chose avec toi.
- Ah bon, quoi ?
- Ça ! Prends en quelques-uns dans ton sac.
- J'en ai pas besoin, je ne pense pas à ça.
- Si tu ne les utilises pas tu n'auras qu'à me les ramener.
- Non.
- Prends-les, fait ce que je te dis. Tu te souviens qu'à chaque fois que je t'ai dit quelque chose j'avais raison, oui ou non ?
- Oui, c'est vrai.
- Bon, tu verras tu me remercieras.
Arrivé dans le dortoir il avait déjà remarqué une fille élancée avec une coupe de cheveux Cléopâtre. Son jean moulant lui dessinait une belle culotte de cheval. Depuis ce jour-là, il ne la quitta plus des yeux. Harnaché, dans son bel anorak bleu et blanc, il ne pensait plus qu'à sa belle, et s'élança avec elle et son frère sur les pistes, en oubliant complètement qu'il n'était pas remonté sur des skis depuis l'âge de 9 ans. Après plusieurs chutes, ne pouvant faire illusion plus longtemps, il lui lança :
- Pars avec ton frère. Vous n'allez pas m'attendre comme ça toute la journée, c'est pas drôle pour vous. Dit-il exaspéré, après avoir heurté un énième sapin.
- Non, on t'attend, ne t'inquiète pas pour nous. Lui lança-elle avec compassion.
Bertrand n'en revenait pas. Non seulement cette fille ne pouvait pas skier comme elle le voulait, mais en plus elle gardait son calme, et sa gentillesse. Le soir devant la raclette il en aurait oublié de manger et ne la quitta pas des yeux un instant. N'en pouvant plus, ils s'échappèrent, prétextant vouloir prendre l'air. Dans la chambre, il l'embrassa langoureusement avec la langue, comme sa sœur lui avait expliqué, en la serrant fort contre lui. Elle ne le savait pas, mais c'était la première fois qu'il embrassait une fille sur la bouche. Elle, a 16 ans, lui avoua avoir déjà couché avec un garçon. Ce qui n'était pas pour le rassurer, car il avait tout à prouver. Ils se mirent au lit, enfila un préservatif, et la dernière personne à qui il aurait pu penser à ce moment-là, sa sœur, lui revint en tête. Après avoir fait l'amour pour la première fois de sa vie, une joie immense l'envahit de la tête aux pieds comme s'il venait de grimper l'Everest. Le lendemain matin, il était totalement métamorphosé. En posant ses skis sur la neige, il en aurait pleuré. Il regarda le ciel bleu au loin, et ce qu'il éprouva à ce moment-là était le plus grand bonheur du monde.
- Tu sais j'ai quitté mon copain pour toi.
- Tu veux dire que tu étais avec quelqu'un quand tu m'as rencontré ? Pourquoi moi ? Je ne sais même pas skier.
- Tu es bête. Je ne sais pas moi, t'es gentil, ton sourire, tes yeux.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Il n'a pas compris, surtout que je l'avais rencontré au cheval.
- Ah bon, parce que tu fais aussi du cheval ?
- Et puis il habitait à côté de chez moi, c'était plus facile.
- C'est vrai que nos rendez-vous au « Canon de la nation », c'est pas tout proche de chez toi.
- Tu veux quoi au fait ?
- Et toi tu prends quoi ?
- Je ne sais pas.
- Alors, qu'est-ce que je vous sers ?
- Deux chocolats chauds s'il vous plait.
- Il faut que j'te dise, ma sœur nous prête son appartement à Paris, on pourra se retrouver là-bas tous les mercredis si tu veux.
- Elle est drôlement gentille ta sœur.
- Alors t'es d'accord ?
- Ok, mais pas plus de deux heures, si je ne rentre pas à l'heure mon père pourrait me tuer.
- Tiens note l'adresse.
Anciennement nommée Place du Trône, en hommage au mariage de Louis XIV et Marie-Thérèse d'Autriche, la Place de la Nation était devenue le lieu favori de leur rencontre hebdomadaire du mercredi. Le reste du chemin, ils le faisaient blottis l'un contre l'autre dans le métro parisien, jusqu'à leur destination finale, rue de Saussure, dans ce quartier des Batignolles, hier si cher à Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé ou Edouard Manet, où durant deux heures, ils pouvaient donner libre cours à leur amour juvénile. Mais à peine arrivés, pas le temps de flâner dans les rues ici ou là, à la recherche des traces du passé ; ils fermaient les volets, se déshabillaient, et faisaient l'amour. Ne voulant plus jamais faire rentrer sa sœur dans son lit, c'est depuis cette époque-là, que Bertrand banni définitivement l'utilisation du préservatif.
Plus doué en amour que pour les études, les temps étaient durs pour Bertrand, qui en essayant d'épater sa prof de Français, en piochant des mots compliqués ici où là dans le dictionnaire ne réussit qu'à s'attirer ses foudres. Elle avait pris l'habitude de rendre les copies par notes décroissantes, ainsi les premiers servis étaient les meilleurs de la classe. Après avoir rendu toutes les copies sa prof ajouta :
- Bertrand, où est-il, Bertrand Grossman. Au fond de la classe, près du chauffage ? Reprit-elle en suivant du regard un élève, ce qui provoqua l'hilarité de toute la classe.
- Alors, je n'ai rien compris à votre devoir, et comme plus vous avanciez plus vous écriviez petit, j'ai été obligée de terminer votre devoir à la loupe. Je vous ai mis deux, et c'est bien payé. Ajouta-elle avec une pointe d'ironie, et une satisfaction non dissimulée en observant la classe toute acquise à sa cause.
La réponse de Bertrand ne se fit pas attendre.
- Vous n'aviez qu'à prendre un dictionnaire.
- Oh, l'insolent. Vous vous croyez plus intelligent que les autres ?
A la récréation ils organisèrent un match de foot, et Bertrand s'était retrouvé gardien de but : Eh sale con, tu peux pas ramasser ma veste, au lieu de la faire tomber ! Le pauvre garçon était vraiment mal tombé. Non seulement il accusait à tort, Bertrand, qui n'avait toujours pas avalé sa note, mais en plus il avait oublié qu'il était troisième ligne aile de son équipe de rugby, habitué aux mêlées, et dont les pointes fulgurantes les jours d'entrainement laissaient ses coéquipiers plus expérimentés que lui, sur place. Sans sommation, il lui assena un crochet qui le fit tomber par terre. Emmené à l'infirmerie il perdit connaissance, et on lui diagnostiqua à l'hôpital un traumatisme crânien. Il avait perdu tous ses cheveux et ne revint jamais à l'école. Le soir, sa sœur qui apprit la nouvelle de la bouche même de l'infirmière, ne tarissait pas d'éloge à son égard.
Après les entrainements, il avait droit à la même ritournelle : « Alors Grossman toujours puceau ? La mienne tu verrais c'quelle m'a fait ce week-end ? Non, vaut mieux pas que j'te fasse du mal ! » Seules des bribes de voix lui parvenaient. Son âme était ailleurs, demain ils s'étaient donné rendez-vous au château de Vincennes.
- Viens, on va visiter le donjon.
- Laisse mon soutien-gorge tranquille !
- Répète après moi : « Pendant ce temps on me déshabille… »
- Pendant ce temps on me déshabille…
- « …et je deviens la proie des attouchements les plus impudiques »
- …et je deviens la proie des attouchements les plus impudiques.
- Tu es fou, c'est quoi ses phrases que tu me demandes de répéter ?
- C'est un extrait de « Justine et les malheurs de la vertu » du Marquis de Sade. Au XVIIIe siècle, il a été emprisonné six ans au Château de Vincennes. Vous ne l'avez pas étudié au lycée ?
- Tu sais je prépare un bac G, on apprend surtout les techniques administratives, la sténodactylo, mais pas la littérature. Allez, on s'en va, je n'aime pas cet endroit.
- Moi qui pensais te faire plaisir.
- Je n'aime pas que tu te donnes en spectacle devant les autres. Je prends le RER, tu viens avec moi ?
- Déjà ?
- Oui, il est 17h00.
- Reste un peu, quoi.
- Non, si je ne rentre pas à l'heure mon père risque de me poser des questions.
- Tu t'en fou.
- Je crois que tu te rend pas bien compte de qui est mon père.
- Le mien est mort quand j'étais enfant.
- Je sais, mais le mien est vivant, et si tu veux qu'on se revoie, il faut que je parte maintenant.
- J'en ai marre, qu'on se voit tout le temps en coup de vent.
- Et moi tu crois que j'en ai pas marre de faire tous ces transports en train pour te retrouver à l'autre bout de Paris, pour t'attendre à chaque fois parce que monsieur est toujours en retard. Aujourd'hui encore je t'ai attendu.
- Je pars toujours au dernier moment. Tu peux m'attendre cinq minutes, c'est pas la mer à boire.
- Cinq minutes, tu veux dire un quart d'heure vingt minutes. Pas une fois tu es arrivé à l'heure au « Canon de la Nation ». La semaine prochaine je dois me préparer, j'ai un tournoi d'équitation. Je ne sais pas si j'aurais le temps de venir.
- C'est ça prépare toi, tu vas revoir ton ex ?
- Oui, mais ça ne change rien.
- Lui au moins il habitait à côté de chez toi, tu me prends pour un imbécile, qu'est-ce qui me prouve que tu le revois pas en dehors ?
- Imbécile ! Dit-elle en disparaissant dans les couloirs du RER.
- Reviens, c'était une blague. Reviens, reviens, allez reviens !
Bertrand avait bien cherché à lui courir après pour la retrouver, mais rien en vue. Elle s'était faufilée dans les couloirs bondés du RER, et rien à cette heure de forte affluence ne lui permettait de reconnaitre sa silhouette élancée. A la maison le téléphone ne sonna plus et ils ne se retrouvèrent plus jamais. Elle avait été la première, et il savait qu'il ne l'oublierait jamais.
C'est en colonie de vacances à Chamonix que Lucie rencontra son futur mari. Tous deux, jeunes moniteurs, étaient tombés amoureux l'un de l'autre. Lui était épris de sa beauté, elle, du guitariste qu'elle écoutait, la nuit tombée, autour du feu de camp. Le jour des noces elle ressemblait à une oie blanche, dans sa longue robe de mariée.
Les dimanches étaient ponctués par les visites de toute la famille chez la grand-mère maternelle. Pour rien au monde, ils n'auraient raté le poulet grillé à la broche, accompagné des pommes de terre du jardin. Pour le dessert la grand-mère montait dans son cerisier pour cueillir les précieuses boucles d'oreille, alors que Lucie était préposée à la cueillette de l'estragon pour la salade. Son grand-père lui, avait tiré sa révérence quarante ans plus tôt, à force de manger les fraises du jardin avec de la crème fraîche. A Paris, en fidèles bougnats, ils avaient tenu un restaurant rue du Faubourg Poissonnière, là où Françoise, avait suivi toute sa scolarité. Sa mère n'aimait ni sa fille ni son gendre. Il faut dire qu'elle n'avait pas réussi à l'empêcher de prendre pour époux un homme divorcé, communiste, et bouffeur de curé, alors que la mère de Françoise était une parfaite grenouille de bénitier qui n'aurait raté pour rien au monde la messe du dimanche matin. D'allure austère, cette femme forte et rigide avait dû à la mort de son mari faire face à la vie, toute seule, ce qui n'avait pas arrangé son caractère. De son vivant, la famille racontait que le grand-père la trompait. Cette femme malheureuse n'avait pas réussi à ternir le tempérament joyeux de Françoise, qu'elle avait su transmette à sa fille. Lucie, avait été aimée par ses parents, qui lui avait transmis la part d'eux même qui les définissait le plus. Ainsi elle avait hérité du côté de son père, de sa mélancolie, liée à son enfance difficile au sein d'une famille nombreuse, et du côté de sa mère de sa joie de vivre, et de sa combativité, malgré les difficultés de la vie.
Après sept ans de vie commune, Lucie donnait naissance à Maud, sa fille. Mais les trois années à venir allaient mettre à mal son couple, et sonner le glas de dix ans de mariage avec un cadre d'entreprise qui avait fini par troquer sa guitare et sa peau de mouton de berger, contre un ordinateur et un costume trois pièces. Loin d'une promenade bucolique en amoureux, en plein cœur du jardin des plantes, Lucie et son mari, perchés au 4e étage de leur appartement de la rue Claude Bernard, offraient à leur petit bout de chou de trois ans, un spectacle que le père de la médecine expérimentale, qui rêvait d'être dramaturge, n'aurait raté pour rien au monde. Après le raid de l'aviation Allemande de 1914, la rue Claude Bernard allait à nouveau, être le Théâtre, d'un bombardement :
- Il faut que je te parle, je ne sais pas c'qui m'arrive. Assieds-toi s'il te plait.
- Je t'écoute.
- Bon voilà, j'ai un problème et je voudrais que tu m'aides. Il est arrivé une stagiaire … il y a deux, trois mois … et … comment dire … on a eu une relation …et je voudrais que tu m'aides … tu comprends ?
Lucie tremblante, et ne pouvant plus retenir ses larmes, lui lança au visage :
- Tu prends tes affaires et tu dégages, tout de suite, je ne veux plus te voir. J'aurais dû m'en douter, qu'est-ce que j'ai pu être conne mon Dieu, c'que j'ai pu être conne pour pas m'en apercevoir avant. Quel âge, elle a ?
- 19 ans.
- C'est sûr à 28 ans je ne fais plus le poids. Mais qu'est-ce qu'elle a de plus que moi, hein ? Elle est plus jeune c'est ça ? Elle n'a pas encore eu d'enfant elle !
- Arrête de pleurer et calme toi.
- Tu veux que je te dise tu n'es qu'un salaud. On peut dire que tu marches sur les traces de ton père. Le fils chéri de sa mère cocufiée depuis trente ans, prend exemple sur son cher papa. J'aurais dû écouter le mien quand il me mettait en garde contre toi.
- Ton père est aussi responsable de nos problèmes. Il n'a jamais pu me blairer.
- Ben voyons, maintenant c'est mon père qui est responsable du fait que mon mari couche avec une garce. Tu lui as dit que tu avais une famille avec un enfant, hein ?
- Elle le sait.
- Je demande le divorce, c'est fini.
- Laisse-moi une chance au moins.
- Quitte la d'abord, on verra peut-être ensuite.
- Peut-être ?
- Oui Peut-être.
- Je ne comprends pas.
- Il n'y a rien à comprendre. Si tu m'aimes, tu la quitte.
- Mais ce n'est pas si simple.
- Qu'est-ce que tu es en train de me demander ? De rester ta maman pendant que t'iras voir ta putain ?
- Je te demande de me laisser du temps, pour régler cette histoire.
Les velléités de son mari à quitter sa maitresse, eurent raison de la patience de Lucie qui décida au bout de quelques mois de coucheries ici et là, à mettre un terme définitif à leur relation, non s'en avoir essayé, en vain, d'inverser les rôles, elle, devenant la maitresse et l'autre sa femme. Pour son père se fût un choc.
Après les cours, ses crises de trichotillomanie reprenaient de plus belle, et rien n'y faisait. La seule façon qu'il avait trouvé de calmer ses angoisses était de s'arracher les cheveux, ce qui lui faisait mal, et provoquait des trous épars sur son cuir chevelu ; mais il se sentait étrangement apaisé comme s'il extirpait un mal inconnu. Au rugby ses coéquipiers avaient changé de musique : « Grossman tu peux lâcher la balle, c'est pas de l'argent ». Rapide et puissant il les laissait souvent sur place, ce qui lui valait de la part de son manageur, le dimanche, les jours de match : « GROSSMAN, COMME A L'ENTRAINEMENT ! ». Pas plus brillant en Philo que dans les autres matières, il buvait pourtant les paroles de son prof, qui le fascinait par son érudition et sa réflexion sur le monde. Deux thèmes avaient particulièrement attiré l'attention de Bertrand en cours ; Freud et l'antisémitisme. Le premier parce qu'il essayait de décrypter l'âme humaine, le deuxième parce qu'il lui rappelait que six millions de juifs comme lui, avaient été déportés à Auschwitz. Le prof leur rappelait que Saint Louis, au Moyen Age, avait obligé les juifs à porter la rouelle, ancêtre de l'étoile jaune, mais que l'histoire avait préféré garder de lui, l'image d'un bon roi qui rendait la justice sous un chêne.
Un amour de vacances
Ah les vacances ! Le bac en poche, le cœur léger, quoi de mieux qu'un petit voyage en Suède. Sur le boulevard St Michel les films pornos étalaient leurs titres accrocheurs comme « Deux Suédoises à Paris ». Equipé de sa carte inter-rail, Bertrand était bien décidé à réaliser tous ses fantasmes.
Dans les rues de Göteborg, les passants le regardaient bizarrement, ce qui ne l'encourageait pas à draguer. Car pour dire vrai, il ne pensait qu'à ça, rencontrer à tout prix une Suédoise. Son seul plaisir pour l'instant, était de dévorer des yeux ses magnifiques pains aux céréales de toutes sortes dont les tresses lui rappelaient celles des jolies vendeuses Viking qui prenaient le soin de porter des gants pour servir les clients. Les spécialités à base de Hareng et de crème fraîche lui faisaient beaucoup moins envie. Après une semaine à Göteborg, il envisagea déjà de rentrer à Paris, démoralisé à l'idée de n'avoir rencontré aucune fille.
Avant de rentrer en France, il décida de visiter l'ile de Vinga, dans l'archipel de Göteborg, en oubliant ses projets de conquête amoureuse :
- Le bateau pour Vinga, c'est bien là ?
- Oui, oui. Vous êtes Français ?
- Oui.
- J'étudie le Français à l'université d'Uppsalla.
Une fois sur l'île, ils décidèrent de partager leur déjeuner. L'eau froide de la mer Baltique n'empêcha pas Bertrand de se mettre en maillot de bain. Assis sur un rocher, il admirait, de son regard séducteur Kristina, qui avait préféré garder son tee-shirt. En se rapprochant d'elle, une chose inattendue vint lui sauver la mise.
- Il fait un peu froid avec ce vent, tu ne trouves pas ? Viens contre moi, je vais te réchauffer. Lui dit-il en l'enlaçant de son bras protecteur.
Kristina, se laissa embrasser. Pour Bertrand son rêve venait de se réaliser. Il eut droit simplement à : Eh ben dis donc, le petit de dix-neuf ans ! Enfin, il se sentait vivre à nouveau. Oublié, le retour en France. Il ne songeait plus qu'à sa nouvelle conquête, qu'il ne voulait plus quitter pour rien au monde. Sur le chemin du retour, elle l'invita à rester chez elle. A vingt-trois ans, Kristina, était une femme autonome qui, pour payer ses études, travaillait comme réceptionniste dans un hôtel des environs. Son corps svelte étayait la preuve que les femmes scandinaves faisaient particulièrement attention à leur ligne. Toujours à l'affût du moindre intérêt pour tel ou tel aliment, elle savait lui donner dans les moindres détails la composition de tout ce qu'elle mangeait.
Elle se glissa toute nue, dans le lit, à ses côtés. Il observa sa peau très légèrement halée, qui laissait deviner que les derniers rayons du soleil de l'été avaient épargné ses jolies fesses arrondies, et ses seins en forme de poire. Il caressa ses hanches de sirène, comme s'il venait d'achever une amphore en terre cuite de ses propres mains. Rien dans l'attitude de Kristina ne venait justifier la fâcheuse réputation des Suédoises, soi-disant très chaudes. Avec beaucoup de délicatesse et en ayant pris soin de lui demander de ne pas jouir dans sa bouche, elle assouvit son désir. Le matin, en entendant sonner le téléphone, elle se leva du lit sans prendre le soin de remettre au moins sa culotte. Toute absorbée par la conversation, elle donnait l'impression d'avoir oublié qu'elle était toute nue. A peine remis de ses émotions, Bertrand balbutia :
- C'était qui ?
- Une amie, elle vient dîner demain avec nous.
- Elle est mignonne ?
- Elle est brune, et elle a un copain. On avait prévu de faire une soirée entre filles.
- Deux Suédoises pour moi tout seul, ça me va très bien, tu sais !
- Ah, les petits français !
- Excuse-moi de te poser la question, mais tu n'es pas gêné de rester toute nue devant moi ?
- Ici on vit comme ça !
- En France c'est pas comme ça !
- Oui je sais, mais ici on est plus en avance que vous !
- Je vois.
- Petite, je prenais mon bain avec mon père. Le sexe d'un homme, pour moi, c'est comme un doigt de la main.
- Au fait tu fais quoi en août ?
- Je pars au Portugal. Et toi ?
- Je vais passer une semaine au Club Med, dans le sud de la France.
A Paris sur la Place de l'Hôtel de Ville, autrefois appelé Place de Grève, car elle permettait d'acheminer les marchandises par la Seine, Bertrand équipé de son appareil photo immortalisa quelques moments volés au destin qui les séparera bientôt malgré eux. Kristina, avait envouté son âme, et il ne pensait plus qu'à elle. Lorsque son compagnon de chambrée, ramenait une fille, par respect, Bertrand quittait les lieux. Réfugié dans les sanitaires, à l'extérieur des cases en bois, il ne retenait plus ses larmes en pensant à nouveau à elle. A quoi bon souffrir à chaque séparation ; il avait décidé, de ne plus être sentimental, et cela allait durablement changer sa relation aux femmes, sans qu'il ne s'en rende compte.
Cela faisait déjà plusieurs mois, qu'il observait dans l'amphi de la fac, cette magnifique blonde aux yeux bleus qui prenait un malin plaisir à mâchonner de sa bouche pulpeuse, son crayon à papier. Lorsqu'elle réalisa qu'il la regardait avec un sourire envouteur, elle comprit, retira le crayon de sa bouche, et piqua un fard. Pour elle, Bertrand aurait été capable d'aller jusqu'au Doctorat ; juste pour la regarder tant elle était jolie. Au lieu de ça, pour respecter le temps réglementaire durant les examens de fin d'année, il quitta le premier, l'amphi, au bout de trente minutes, sous le regard dubitatif du surveillant. Avant de disparaître, il se retourna une dernière fois, et pensa : Qu'est-ce que je fais là ?
Un amour passionné
Durant les trois années qui suivirent, Bertrand, sous l'emprise de la musique, avait fait vœu de chasteté. Pour une raison qu'il ignorait lui-même, prit par une sorte de mysticisme il aspirait à la pureté sans qu'il ne sache pourquoi. Il s'était refermé sur lui, s'interdisait de regarder la TV, sauf le dimanche soir, où Claude Jean-Philippe présentait le cinéma de minuit sur France 3, sur la musique d'Emile Waldteufel, Amour et Printemps. A force de broyer du noir, il ne fréquentait plus aucune fille, ce qui le rendait malade. Des idées noires avaient commencé à envahir son âme. Mais ce dimanche, là, il avait rendez-vous avec le destin. Il décida d'aller écouter un concert de musique classique, à Paris. Alors que tout le monde avait quitté l'Eglise Danoise, il resta seul avec une fille qui tenait un gros bouquet de Camélias blancs et roses :
- C'est pour qui ces fleurs ?
- C'est pour mon amie, la chanteuse.
- Tu es Danoise ?
- Mon amie oui, moi je suis Finlandaise.
- Enchanté, Bertrand, et toi ?
- Petra.
- Tu comptes rester avec ton amie ?
- Non, j'étais juste venu l'écouter chanter. J'étais assise derrière toi, de loin, ta tête donnait l'impression de toucher le crucifix.
- C'était un signe, il fallait qu'on se parle. Moi aussi je te regardais, simplement parce que je te trouvais jolie. Je n'aurais pas pu partir sans te parler.
Ils discutèrent au café durant trois heures, et promirent de se retrouver dans la semaine. Alors que Bertrand occupait ses journées à jouer au piano, Petra était fille au pair dans une riche famille qui travaillait à l'ONU. Le soir venu, il aimait la retrouver dans son 8 m2 situé rue de la Tour dans le 16e arrondissement de Paris. Elle, qui avait voulu un moment rentrer au couvent, aurait été surprise d'apprendre qu'elle habitait dans une rue qui autrefois s'appelait chemin des Moines, carelle permettaità la fin du XVIe siècle, d'aller du couvent au château de la Muette, ancienne demeure de la reine Margot et du futur roi de France Henri IV. L'un et l'autre avaient un point commun ; une aspiration au mysticisme, même si Petra était une fervente Protestante. Pour Bertrand, les journées passaient, indolentes. Assis à son piano, ou à la bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, il pouvait consulter des jours durant des partitions d'orchestre. Sa révélation pour la musique classique lui était tombée dessus en écoutant Shéhérazade de Maurice Ravel.
Dans les rues de Paris, Petra toute moulée dans son tailleur deux-pièces, juché sur des talons aiguilles, et maquillée comme une poupée, laissait Bertrand sans voix. Tout en se promenant main dans la main, il l'observait amoureusement, fasciné par sa beauté, et son élégance. Il devait faire face à quelques imprudents dragueurs, qui n'avaient apparemment pas peur. Un jour, alors qu'elle demanda un renseignement au marchand de journaux celui-ci lui rétorqua qu'il y avait d'autre quartiers à Paris, pour s'habiller ainsi. Autant dire pour Bertrand, de nature rêveur, qu'il devait rester sur ses gardes lors de leurs virées parisiennes.
Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille miles de toute terre habitée. J'étais bien plus isolé qu'un naufragé sur un radeau au milieu de l'océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m'a réveillé. Elle disait : S'il vous plaît… dessine-moi un mouton !
Antoine de Saint Exupéry - Le Petit Prince
Vers l'âge de vingt-quatre ans il reçut sa convocation militaire. Quitter Petra à minuit dans le froid glaçant de l'hiver, était un véritable crève-cœur, mais déserter aurait été une véritable folie. Le dimanche soir, la gare de l'est donnait l'impression d'être prise d'assaut par les jeunes recrues, de retour de permission. Heureusement dans le train il n'était pas seul, d'autres comme lui étaient tombés dans les mailles du filet :
- Il parait qu'on nous envoie dans un camp semi-disciplinaire en Alsace.
- Mais j'ai rien fait de mal moi. Lui répond Bertrand.
- Moi non plus, c'est étonnant. J'ai essayé de me faire réformer en, passant pour fou devant un médecin, mais ça n'a pas marché apparemment.
- Si ça se trouve, on va se retrouver avec des délinquants.
- Dire que j'avais un travail dans le civil…
- Tu faisais quoi ?
- Je vendais des cuisines équipées.
- Et toi ?
- Moi, rien. Répondit Bertrand.
- Donc tu perds rien.
Le roulis du train dans la nuit noire, en direction de l'Allemagne, plongea Bertrand dans un tourment profond auquel, la nuit, roman d'Elie Wiesel, sur sa déportation à Auschwitz puis à Buchenwald, à l'âge de 16 ans, venait répondre comme un écho à sa propre souffrance : « Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp, qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée ».
Dès leur arrivée, Bertrand et son camarade, à eux deux, plongèrent l'armée Française, dans un sérieux embarras. Leur demande pour le moins surprenante, avait de quoi décontenancer leurs hôtes, qui n'avaient jamais été confronté, à une telle demande :
- Nous sommes vendredi soir, et nous aimerions célébrer le Chabbat à la synagogue. Avança son camarade sans se démonter, au maréchal des logis venu les accueillir.
- Mais il n'y pas de synagogue ici, et vous n'avez pas le droit de quitter la caserne.
- Très bien, est-il possible de parler à l'aumônier Israélite des armées ?
- Je vais voir ce que je peux faire. Lui répondit-il.
- T'y vas pas un peu fort ?
- Laisse-moi faire, attention il revient.
- Je viens de parler au capitaine, ce n'est pas possible, désolé.
- Très bien, on fera la prière dans le réfectoire, alors.
Debout la kippa sur la tête, Bertrand et son camarade se levèrent tranquillement devant une assemblée de bidasses crâne rasé, abasourdis, de voir deux juifs debout, en train de bénir leur verre d'eau, sur des paroles incompréhensibles venues d'un autre temps, récitées en Hébreu : « Tu es source de bénédiction, Eternel notre Dieu, Souverain du monde, toi qui créé le fruit de la vigne. »
Nullement perturbé par les va-et-vient matinaux de ses camardes de chambrée, Bertrand enroulait tranquillement ses phylactères autour de son bras, tout en récitant la prière du matin. Toujours le dernier lors des rassemblements, il était le seul à finir de rentrer son polo dans son pantalon ou bien à lacer ses rangers, et refusait obstinément d'obéir aux ordres, comme celui de se mettre au garde à vous. Fidèle disciple d'Albert Einstein qui disait à propos de ceux qui marchait au son d'une fanfare militaire : « … ce ne peut être que par erreur qu'ils ont reçu un cerveau ; une moëlle épinière leur suffirait amplement », il avait décidé d'obéir au célèbre physicien, et laissait les marches au pas de l'oie, symbole suprême à ses yeux des défilés nazis, à ses camarades moins rebelles que lui. Au moment du tir à balles réelles à 200 m, au milieu de deux cibles, il ajusta son FAMAS pour les viser tour à tour, ce qui surpris ses camarades qui n'avaient pas eu le temps de tirer. Il était convoqué tous les après-midis dans le bureau du capitaine, un homme intelligent et cultivé qui gardait son humour et voyait bien à qui il avait à faire.
- Je vous en prie, rentrez dans mon bureau, on va prendre le thé avec des madeleines. Alors comme ça, vous refuser de marcher au pas ! On peut vous casser Grossman, vous savez !
Cette fois-ci, fût de trop. Ses larmes commençaient à monter, pour les réprimer il se frappa violement la cuisse, mais s'effondra vite en pleurs. A l'extérieur, rien ne pouvait tarir sa profonde tristesse et il continua à pleurer de plus belle. Lorsque quelqu'un s'approcha de lui pour le consoler il garda la tête cachée dans ses mains. Quand il la leva, il n'y avait plus personne autour de lui. Un ange venait de passer à qui il ne pouvait malheureusement pas dire merci.
Ami des infortunés comme lui, il aimait discuter avec ceux qui avait eu le courage de défier l'armée. Comme ce troufion qui s'était fait prendre en train de revendre de la résine de cannabis. Après quarante jours d'isolement il faisait peine à voir. Il lui raconta s'être jeté dans les marches de l'escalier pour se suicider en vain. Durant une marche forcée de trois jours, Bertrand protégea un pauvre bougre qui s'était fait sadisé par un fou furieux qui l'avait pris pour cible. « Tu restes à côté de moi, s'il vient il aura à faire à moi. » Tétanisé de peur, il ne le quittait plus d'une semelle et dormait avec lui dans la même tente.
- Mon capitaine, ces trois jours ont été très durs, tant pour eux que pour nous. Lança le maréchal des logis.
- Oui, la pluie ne vous a pas facilité la tâche. Et notre hurluberlu, comment s'est-il comporté ?
- Grossman ? Pendant les marches, il s'arrêtait dans les champs pour caresser les moutons.
Arrivés à la gare de l'est, les forts en gueule, rasaient les murs en croisant le regard de Bertrand, qui s'avançait nonchalamment vers Petra toute souriante. Il la prit dans ses bras, en la faisant tourbillonner comme dans un manège enchanté. Une fois, puis deux, puis trois, puis quatre, jusqu'à en perdre haleine.
- Je suis tellement content d'avoir terminé mon service, tu peux pas savoir, je n'en pouvais plus.
- Comment va ton poignet ?
- Ça va, le chirurgien m'a dit que j'avais beaucoup eu de chance, à un centimètre près j'aurais pu dire adieu au piano.
- Quelle idée de te battre aussi.
- On est dans une véritable prison à ciel ouvert, où tout le monde est sur les nerfs, alors au moindre problème on en arrive aux mains, la violence est partout, tu peux pas savoir. A part ça, j'ai rencontré un gars qui volait des voitures dans le civil et qui avait été incarcéré à Fleury-Mérogis, pour lui la prison à l'armée c'est du pipi de chat. Ah oui, tu sais ce que m'a dit le Capitaine avant de partir ; « Grossman, je ne vous oublierai jamais ! »
Unlong frisson parcouru son corps, et dans son beau sourire on pouvait lire toute l'affection qu'il avait ressenti à l'évocation de cet homme qui l'avait en quelque sorte protégé de lui-même et des autres gradés.
Les trois grandes ruches du quartier de l'Opéra, le Palais Garnier, les Galeries Lafayette, et le siège de la Société Générale avec sa porte de 18 tonnes d'acier, d'or et d'argent, vestige de la belle époque, avaient été abandonnées l'espace d'une nuit, par les belles abeilles toujours flattées d'offrir leurs jolies jambes aux passants si friands de leur démarche chaloupées. La nuit avait déposé un voile sur l'avenue de l'Opéra, si calme et reposante à l'heure où les princesses doivent rentrer chez elles avant minuit si elles ne veulent pas que leur carrosse ne redevienne citrouille, leurs chevaux des souris, leurs laquais des lézards, leurs beaux atours de vieux habits… Droite comme un I, Petra était assise sur un banc, en cette torride nuit d'été, toute pimpante, comme-ci leur longue marche à travers les rues de Paris, n'avait en rien entamé sa résistance physique, alors que Bertrand épuisé, était affalé à ses côtés, retenant difficilement ses paupières tant il était fatigué. Sur le trottoir d'en face, un homme certainement le videur du club privé, d'apparence mince, invita Petra par un geste non équivoque de la main, à monter. Elle déclina gentiment en dodelinant de la tête par un sourire radieux, en montrant Bertrand à moitié endormi à côté d'elle. Il avait vu toute la scène. En l'espace d'une seconde, il réalisa que ce malotru avait fait peu cas de sa présence et que Petra était tout aussi coupable de lui avoir répondu, de surcroit par un sourire au lieu de l'ignorer. Alors que le videur avait disparu à l'intérieur de l'établissement, son sang ne fit qu'un tour. Tel un tigre totalement concentré sur sa proie, il traversa l'avenue de l'Opéra, en évitant de peu une voiture qui faillit l'écraser, et qui freina in extrémis, lui évitant ainsi une mort certaine. Arrivé comme un boulet de canon il saisit l'intrépide par l'encolure de son blaser. A son contact Bertrand réalisa qu'il avait à faire à plus fort que lui. Le videur surpris et galvanisé de voir fondre sur lui cet intrépide, ne se démonta pas, et l'invita avec son accent Italien à couper au couteau, à aller dans une petite rue à l'abri des regards indiscrets, pour lui faire sa fête. Pendant une seconde, Bertrand réalisa qu'il venait peut-être de signer son deuxième arrêt de mort, mais accepta de suivre ce vicieux dragueur, pour lui donner une leçon mémorable, qu'il n'oublierait pas de sitôt. Après tout, de qui pouvait-il avoir peur, lui qui avait bravé l'armée, menacé de représailles une table entière d'Antillais qui s'amusait à lui jeter des bouts de pain, quand il mangeait seul au réfectoire, s'était battu contre un soldat qui lui avait salement lâché au visage qu'il regrettait le temps où on brûlait les juifs, et soulevait à bras le corps des grumes dans la forêt ? Dehors un attroupement de touristes Japonais s'était naturellement formé autour d'eux, comme si les paris étaient lancés. Confiant et calme, Bertrand les bras le long du corps, regardait fixement son adversaire dans les yeux, et lui laissa ouvrir le bal. A bonne distance il évita un premier coup de tête, destiné à lui briser le nez, puis contra un crochet qu'il arrêta de son bras gauche, et un autre coup de poing de son bras droit. Maintenant que les présentations étaient terminées, Bertrand sans pitié, lui assena avec la jambe un coup dans les côtes et pour finir le saisit par la tête l'empêchant quasiment de respirer. Sauvé par son collègue bedonnant et plus âgé, l'Italien sauva la face devant tout le monde : « jé vé té touer, encoulé ».
Quand Bertrand les pectoraux à l'air, et le tee-shirt déchiré, retrouva Petra ; pour lui quelque chose de grave et de rédhibitoire venait de se passer :
- La PUTTANA, LA PUTAIN, VOILA CE QUE TU ES, UNE PUTAIN, JE SUIS AVEC UNE PUTAIN, UNE PUTAIN !!
Petra, cette femme qui l'avait sauvé de son marasme, qu'il avait tant aimée peut-être comme il n'aimerait plus jamais, venait, dans son esprit, de le trahir. Il ne pouvait plus s'en remettre, et dès lors, leur relation allait prendre du plomb dans l'aile. Dans sa famille en Finlande, elle était distante avec lui. Pour elle aussi, quelque chose venait de se briser, même si Bertrand ne lui reparla jamais de ce qui s'était passé ce soir-là. A Paris, son travail de fille au pair commençait à la fatiguer de plus en plus, et malheureusement Bertrand ne lui donnait aucun signe de vouloir travailler comme tout le monde. Un jour, exténuée, elle explosa de colère, et lui lança au visage : « j'aime l'argent plus que toi ». Au bout de quelques mois, dévastée et inconsolable elle quitta définitivement la France en pleurs pour rentrer en Finlande. C'était l'époque où Vanessa Paradis chantait « Joe le Taxi ». « Dans la nuit vers l'Amazone… »
Lucie se retrouvait seule avec Maud. Le jugement de divorce prononcé, le juge avait décidé qu'elle aurait la garde de sa fille, une semaine sur deux. Les dix dernières années de sa vie étaient passées si vite, qu'elle n'en revenait pas. Elle n'aurait jamais imaginé qu'un jour elle élèverait sa fille toute seule. Lucie, la ravissante fille modèle de son père, à qui tout réussissait, qui n'avait jamais trébuché dans la vie, allait pour la première fois de son existence être seule. Désemparée face à l'éducation de sa fille, elle décida de consulter un psy :
- Je n'en peux plus.
- Pourquoi cela ?
- Je ne sais pas. Je crois que je me sens démunie devant l'ampleur de la tâche à accomplir. Je ne m'attendais pas à élever ma fille toute seule. Elle devient un fardeau, je ne peux plus rien faire, n'y sortir, ni m'amuser, ni aller à la danse, ni avoir une vie de femme, j'ai l'impression qu'à vingt-huit ans ma vie est déjà terminée. Vous comprenez ? Dit-elle en pleurant.
- Je comprends, respirez… voilà… détendez-vous maintenant...Il n'y a rien de grave dans tout cela. Vous devez retrouver la raison de vivre.
- Le danger c'est que je retourne ma colère contre ma fille.
- C'est bien que vous vous en rendiez compte. Il faut simplement vous organiser davantage, vous avez vos parents à qui vous pouvez la laisser non ?
- Oui.
- Alors ?
- Je ne sais pas.
- Nous y sommes, vous êtes à la fois victime de votre fille, mais il n'y a pas de quoi et vous vous sentez coupable de la confier à quelqu'un d'autre même si ce quelqu'un d'autre est votre propre mère, vous me suivez, en fait vous pensez être indispensable à votre fille mais surtout vous n'avez pas tellement envie de la confier à vos parents parce qu'elle est devenue votre deuxième moitié, un peu comme dans un couple. Vous ne couperez jamais le cordon ombilical, il est là pour toujours, et ni vous ni personne ne pourra le couper, donc soyez rassurée, vous pouvez faire comme je vous ai dit, on se voit la semaine prochaine réfléchissez à tout ça, vous me direz si notre discussion a porté ses fruits.
Sur les conseils de sa psy, elle reprit le chemin des cours de danse, et sa vie s'en ressentait. Une amie lui proposa de l'accompagner voir son frère à un entrainement de l'équipe de France. Au bout de quelques visites, Lucie finit par s'échouer sur le rivage de l'amour, avec un champion de Karaté. Son jeune guerrier prenait très à cœur ses nouvelles fonctions de père adoptif pour sa fille, ce qui n'était pas forcément du goût de Lucie, qui considérait que Maud n'avait pas besoin de père de substitution. Les premiers émois passés, elle trouvait qu'il prenait trop de place dans ce petit cocon qu'elles s'étaient construites toutes les deux. Dans les soirées, elle était souvent abordée par des garçons, ce qui avait le don de le mettre hors de lui, et créait des tensions dans leur couple. Son père était très fier, sa fille était avec un champion du monde de Karaté par équipe. Elle disait toujours de lui que c'était un homme bien. Mais quand il commençait à parler mariage, elle eut peur et préféra louvoyer que de prendre une décision. Echaudé par sa première union, elle n'envisageait plus de refaire sa vie avec quelqu'un. Un jour elle prit sa décision :
- Tu voulais me dire quelque chose d'important ?
- Non. Enfin oui.
- Je t'écoute.
- Voilà, c'est pas facile à dire… Je t'aime…et Maud aussi… on est bien avec toi…tu es quelqu'un de bien c'est sûr…je…j'ai décidé de te quitter !
A ces mots le vaillant guerrier s'effondra pour la première fois en pleurs.
- Mais pourquoi on est bien ensemble, on s'aime !
- Oui, c'est vrai, mais tu es plus jeune que moi, et ta famille ne m'apprécie pas beaucoup, il y a un choc de culture que tu le veuilles ou non. Tu écoutes d'ailleurs beaucoup ta mère, trop à mon goût, à croire que ça la gêne que tu sois avec une blanche.
- D'accord, je respecte ta décision, Maud va me manquer, toi aussi.
Dans leur maison de campagne, genre Phénix, qu'elle n'aimait pas beaucoup, Lucie aidait à tondre le gazon, et à sauver les taupes que son père prenait un malin plaisir à tuer, tant il ne supportait plus de voir sa magnifique pelouse défigurée par l'hôte indésirable des lieux. Un jour elle alla jusqu'à en cacher une sous son lit, au grand dam de son père chasseur. Sa mère trop occupée par la mise en marche de la chaudière et la préparation du repas à la cuisine, les laissait régler leurs comptes comme elle en avait pris l'habitude, pour ne pas s'attirer les reproches de son mari, qui aimait toujours avoir le dernier mot. Pour ne rien arranger à l'affaire, leur voisin, entreposait ses matériaux de construction et autres gravats, devant chez lui ce qui avait le don d'exaspérer son père qui trouvait, à juste titre, que la vue sur son jardin était gâchée, sans parler du bruit qu'il faisait avec ses engins de chantier en réveillant toute la maisonnée. En passant avec sa camionnetteil avait sciemment fait tomber dans le fossé, le papa de Lucy qui roulait à bicyclette. Ce jour-là, elle regretta de ne pas être un homme pour aller lui casser la figure. Finalement après des années de combat judicaire, le tribunal avait donné gain de cause à leur voisin, aidé en cela par son statut de conseiller municipal, estimant que son activité dans le bâtiment, fournissait du travail à la région.
Pour son père, les idéaux de Mai 68 avaient galvaudé les valeurs de la société, qu'il détestait allègrement quand il voyait ce qu'elle était devenue. Jamais avare de critique, il avait beaucoup d'aigreur et de ressentiment à son égard. Heureusement sa mère elle, prenait toujours le bon côté des choses, en continuant de sourire à la vie, qui le lui rendait bien. C'est grâce à sa mère que Lucie était si vivante.
Parfois elle rentrait plus tôt à Paris, et traversait de nuit la forêt d'Orléans sans que son père ne mesure le danger qu'elle courait, sans roue de secours et sans téléphone portable. Elle avait retrouvé confiance en elle : vivre seule ne lui faisait plus peur, et puis elle avait Maud avec qui elle partageait ses souvenirs dans son grand appartement.
Moïse dit à Dieu : J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous.
Le livre de l'Exode
A 500 mètres à vol d'oiseau, de chez elle, la rue Rubens, étalait avec fierté le nom du célèbre peintre Flamand ; plus bas se trouvait la manufacture nationale des Gobelins dont son créateur éponyme avait été un teinturier de laine, réputé au XVe siècle. Bertrand y faisait les cent pas, depuis le jardin du Luxembourg, jusqu'au Panthéon en passant par la rue Soufflot, pour redescendre ensuite la rue Mouffetard et son cortège de passants agglutinés aux étals des bouchers, charcutiers, fromagers, et poissonniers ; mais lui, passait sans faire attention à tout ce petit monde, enfermé dans ses problèmes existentiels. Peut-être avait-il croisé Lucie, à ce moment-là qui sait ?
Présent à une manifestation contre l'accueil fait par la France à Yasser Arafat reçu en véritable chef d'état à l'hôtel Crillon, il avait sympathisé avec quelqu'un au moment de rentrer chez lui :
- J'ai une voiture, je peux te ramener si tu veux.
- Je peux prendre le métro.
- Mais non, t'habites où ?
- Dans le 13e.
- Moi aussi, où dans le 13e.
- A côté des Gobelins.
- Décidément, comme moi. Quelle rue ?
- Rue Rubens.
- C'est pas vrai ! Quel numéro ?
- 21
- J'y crois pas, on habite dans le même immeuble !
- C'est incroyable !
- Nathanaël.
- Enchanté, Bertrand.
Un amour amical
Depuis ce jour-là, Bertrand s'invitait régulièrement chez lui. Il sonnait pour lui réclamer de la mousse à raser quand il n'en avait plus. D'autres fois, ils se régalaient avec des spaghettis à la sauce tomate que Nathanaël préparait sur le pouce le dimanche. Leurs discussions tournaient invariablement autour de leurs conquêtes amoureuses, seul sujet de prédilection qui mettait Bertrand en joie. Nathanaël évoquait rarement son brillant cursus universitaire à la Sorbonne, il était trop humble pour faire étalage de ses brillantes études, sachant bien que Bertrand ne pouvait en dire autant. Sur le mur de son studio, était collée la photo agrandie de sa carte orange, qui à chaque fois qu'il la voyait, faisait dire à Nathanaël que Bertrand ressemblait aux premiers combattants de la Haganah, groupe d'autodéfense juive formé en 1920 à Jérusalem. Un soir lors d'une soirée caritative au profit d'Israël, son sourire ravageur attira l'attention d'une femme médecin qui se renseigna sur son compte auprès du frère de Nathanaël qu'elle connaissait bien. « C'est un tombeur, je te préviens ». Lui dit-il. Mais il en fallait plus pour la décourager.
L'idée de changer d'air, d'aller vivre en Israël, commençait à faire son chemin dans sa tête. Sortait sur grand écran au cinéma, comme un signe du destin, le film Pour Sacha, d'Alexandre Arcadi, qui entérina son choix de partir vivre là-bas, sur la terre de ses ancêtres Hébreux, dans le pays, où d'après la bible, coule le lait et le miel. Plus personne ne pouvait à présent le retenir, ni même Fabienne, qui lui avait permis, grâce à une connaissance, de poursuivre une formation professionnelle gratifiante, dont il n'avait pas saisi l'opportunité. Quelque chose de plus fort que lui le poussait à tout abandonner, à fuir loin de tout. S'il avait pu emmener son chien avec lui au lieu de l'abandonner il l'aurait fait volontiers, car il lui devait tellement, depuis qu'ils avaient traversé ensemble l'existence, comme deux amis de longue date, lors de mémorables promenades à Paris ou de courses effrénées à travers bois, toujours libres comme l'air, et heureux d'être ensemble.
- Tu pars vraiment, c'est décidé ? Lui demanda Nathanaël la gorge serrée.
- Oui, c'est décidé.
- Qu'est-ce que je vais devenir sans toi ?
- Surpris de l'importance que soudain il lui accordait, il lui répondit, ému : On s'écrira.
Il avait décidé d'emporter ce qui lui tenait le plus à cœur. Des livres de toutes sortes, ses gants de boxe, son châle de prière, et ses phylactères. Dix jours après avoir pris sa décision, dans un état fébrile et impatient de partir, il quittait Paris la nuit, dans un taxi, en route vers l'aéroport, sans trop savoir ce que lui réserverait le destin. Mélodie Nelson à la radio, le replongea dans ses souvenirs. Trois mois plus tôt, dans les bras d'une femme rencontrée en discothèque, il fût surpris quand la musique s'arrêta brusquement, et que les lumières s'allumèrent à leur tour alors qu'il n'était que minuit. Finalement le DJ annonça solennellement : Serge Gainsbourg est mort.
Le Kibboutz est le seul endroit au monde où l'on juge et admette les gens non pas selon le genre de travail qu'ils font ni même selon la qualité de ce travail, mais selon leur valeur intrinsèque d'êtres humains.
Golda Meir - Ma vie
Après avoir récupéré sa valise sur le tapis mécanique de l'aéroport de Lod Tel-Aviv, le voilà parti direction l'hôtel. Non seulement il avait pris le bus dans la mauvaise direction et au moment de payer il réalisa qu'il avait oublié de changer ses Francs en Shekel. Sans ménagement le chauffeur arrêta son bus et l'invita à descendre manu-militari en pleine nuit. Totalement désemparé et ne sachant pas où il était, Bertrand était sur le point de fondre en larme. Lui qui croyait être accueilli les bras ouverts, était sur le point d'être abandonné sur une route déserte. Un homme âgé eut de la peine et se leva pour lui porter secours, en donnant au chauffeur ce qu'il réclamait. Totalement choqué par son agressivité, il resta assis et sonné comme s'il venait de recevoir un coup de poing en plein visage. Le lendemain il se rendit au bureau qui gère l'affectation des volontaires dans tous les kibboutzim disséminés sur ce petit pays grand comme deux départements Français. Là il demanda la frontière avec le Liban :
- La frontière avec le Liban, mais pourquoi cela ? Lui rétorqua son interlocutrice, comme si elle avait à faire à un espion.
Depuis le mandat Britannique sur la Palestine, les Israéliens s'étaient forgés une seconde nature. Pris de cours, il lui répondit :
- La haute Galilée est la région la plus verdoyante non ? Suffit à calmer ses craintes, et elle se radoucit aussitôt, en regardant sa fiche.
- Voilà, le Kibboutz s'appelle Dan, apparemment ils ont besoin de quelqu'un pour s'occuper du poulailler. Voici l'adresse, bon courage.
Après plusieurs heures, le dernier autobus le déposa à l'entrée du Kibboutz, une femme charmante l'accueilli sans trop comprendre ce qu'il faisait là avec sa valise.
- Je viens du bureau des Kibboutz à Tel-Aviv, on m'a dit que vous recherchiez quelqu'un pour vous occuper du poulailler.
- Qui vous a dit ça, on n'a jamais eu besoin de quiconque pour s'occuper de nos poulets !
- Mais ce n'est pas possible, appelez le bureau à Tel-Aviv, vous verrez.
Elle prit son téléphone, et appela le Kibboutz voisin Dafna.
- Voilà c'est arrangé, j'ai appelé un Kibboutz à 1 km d'ici, vous tombez bien parce qu'ils ont besoin de volontaires. Quelqu'un va vous emmener.
Le Kibboutz s'était très vite imposé comme le modèle Israélien de la vie en communauté. Essentiellement situé dans des zones agricoles, ses habitants travaillaient ensemble et mettaient en commun toutes leurs ressources. Ils portaient le message sioniste aux frontières même d'Israël comme un pied de nez à leurs voisins Arabes qui n'avaient pas digéré le partage de la Palestine voté par l'ONU en 1948, faisant de l'état juif, d'après leurs propres termes « une catastrophe ». Les premiers pionniers avaient asséché les marais, planté des Eucalyptus, travaillé la terre, donnant à cette forme de vie, un rayonnement dans le monde entier d'où venaient chaque année de nombreux volontaires, pour travailler dans les champs, à la ferme, à la cuisine, ou à la blanchisserie. L'entrée du Kibboutz était fermée par une barrière métallique qui obligeait les visiteurs à décliner leur identité aux deux jeunes soldats, en faction, armes au poing, et l'air décontracté. Le Liban n'était qu'à quelques kilomètres à vol d'oiseau, et il fallait rester sur ses gardes. Dès le lendemain Bertrand était levé à 4h00 du matin, au rythme de la nature. Il ne s'était jamais senti aussi bien de toute sa vie. Après un verre de thé à 5h00 dans le réfectoire, direction la cueillette des pommes dans les vergers avant que les rayons du soleil ne viennent brûler la peau. Son sac en toile de jute en bandoulière, et son chapeau d'imbécile (traduction littérale en Hébreu du bob), sur la tête, il était l'homme le plus heureux du monde. A 8h00, retour au réfectoire pour prendre un vrai petit-déjeuner comme il n'en avait jamais vu auparavant. Cottage, salade de tomates et concombre coupés finement en dés, olives, carottes, Houmous (purée de pois chiche), tahiné (purée de sésame), omelettes, pan cakes, pain brioché, jus de fruit. Ensuite il retournait aux champs jusqu'à 12h00, après quoi les rayons du soleil empêchaient toute personne normalement constituée de continuer à travailler sous une chaleur accablante.
Bertrand était toujours attablé lors du déjeuner avec les Israéliens, rarement avec les volontaires qu'il croisait le reste du temps dans les dortoirs. Là il sympathisa avec Aryeh qui était un très bon musicien, et qui avait comme projet de reprendre un tube qui passait sur toutes les ondes radio de l'époque intitulé le dernier été, initialement composé par un groupe de musicien de Tsahal, l'armée Israélienne. Aryé avait besoin de Bertrand pour écrire la partition de musique, car il ne connaissait pas les notes mais pouvait les reproduire à l'oreille sur sa guitare électrique. La chanson poignante et magnifique faisait référence à quelqu'un qui va mourir. Quand le grand jour arriva, le groupe de musique n'en menait pas large devant les quelques 800 membres du Kibboutz venus les écouter ce jour-là. Bertrand ouvrait le bal avec les premières notes d'introduction au piano et un trac fou qui doucement s'en alla pour laisser place à la musique. Vint le tour de la chanteuse ; sur le rythme lancinant du batteur et de la basse, Aryé fit son entrée avec son solo de guitare, suivit par le saxophoniste, pendant que Bertrand jouait en notes de fond sa mélodie. Au son de la dernière note la salle en délire se leva pour les applaudir, Bertrand était devenu une pop star malgré lui. Les gens qui l'avaient croisé depuis trois mois sans jamais lui dire même, bonjour, venaient lui serrer chaleureusement la main, comme s'il était devenu à leurs yeux quelqu'un digne d'admiration, ce qui le surpris vraiment. Il en déduisit que dans l'esprit des gens du kibboutz, il avait gagné sa place, plus, en interprétant une chanson Israélienne, lui le Français, il venait de toucher leur âme, et de gagner leur cœur ce qui n'était pas une mince affaire. Il s'en suivit un festin digne d'un banquet d'Astérix et Obélix, qui laissa Bertrand pantois d'admiration. L'après-midi, lui et d'autres volontaires allaient dans les champs se rafraichir dans l'eau glacée de la rivière Dan, qui dégringolait des montagnes du Liban. Tout autour d'eux, les avocatiers laissaient ployer leurs branches remplies de fruits ; descendu du ciel dans son habit de lumière, un martin pêcheur se posa sur l'une d'elles. Regardez, là ! S'écria Bertrand émerveillé devant cet oiseau fascinant d'un bleu électrique. Le temps libre facilitait les rencontres, ainsi Bertrand pu se donner à cœur joie, à son passe-temps favori, courtiser les jeunes volontaires Anglaises. Bientôt trois mois s'étaient écoulés, durant lesquels il n'était pas sortis à l'extérieur. Nathanaël, de passage avait bien essayé de venir le voir, mais on l'en avait vite dissuadé tant la route était longue. Un jour le téléphone sonna : Bertrand, quelqu'un te demande au téléphone. Il était parti sans laisser aucune adresse, qui pouvait bien vouloir lui parler ?
- Allo ?
- Tu aurais pu me donner des nouvelles. Lui assena sa sœur.
- Comment tu m'as retrouvé ?
- Rappelle-toi, tu m'avais dit être au nord, alors j'ai appelé tous les kibboutz de la région. Ça va ?
- Oui, oui, ça va !
- Tu n'as rien à dire ?
- J'veux qu'on me laisse tranquille.
- Bon d'accord, essaie quand même de donner des nouvelles de temps en temps.
Assis sur un banc la kippa sur la tête comme à son accoutumé, Bertrand était en train de lire son livre de prière, quand Aryeh, s'assit à côté de lui :
- Qu'est-ce que tu lis ?
- C'est un livre de prière.
- Oui je vois, mais pourquoi tu lis ça ? Dieu n'existe pas, tu es au courant ?
- Si Dieu n'existait pas, Israël n'aurait jamais pu faire face aux Arabes, et serait déjà détruit, c'est un miracle.
- Quel miracle ? Si nous sommes encore là, c'est juste grâce à la force de notre armée, rien d'autre.
- Comment tu peux dire ça ?
- On a des capacités que ne peuvent pas imaginer nos ennemis.
Parfois on faisait appel à lui, à l'usine de chaussures. Un jour il réussit à bloquer toute la chaine, qu'il fallut arrêter, ce qui provoqua un embouteillage monstre dans la fabrication, et leur valu la visite du contremaitre. Les bottes en caoutchouc et autres sandales étaient expédiées dans le monde entier. Parfois il aidait à la cuisine en épluchant des dizaines de kilo de légumes destinés au repas.
Comme un signe avant-coureur, Le dernier été, la chanson qu'il avait interprétée avec son groupe, allait sonner pour lui l'heure du départ. Nous étions au mois d'Août, et il se sentait loin de tout. Il décida donc de partir dans un kibboutz proche de Jérusalem, sans penser à demander la fameuse lettre de recommandation, comme d'autres volontaires lui avaient conseillé. Dans la précipitation il oublia de dire adieu à Aryeh…
Israël c'est le seul pays où la première fois qu'on sort avec une fille, on lui demande dans quelle unité elle a servi à l'armée, et on découvre qu'elle était officier parachutiste alors que vous n'aviez été que caporal à la cantine militaire.
Ephraïm Kishon
Un amour biblique
En voulant être près de Jérusalem, Bertrand arriva au kibboutz Tzorah, dont l'ancien testament faisait référence comme la ville de naissance du célèbre héro Samson, réputé pour sa force extraordinaire, qui si l'on en croit le récit biblique lui venait de la longueur de ses cheveux. Justement en pleine lecture du livre des juges, quel fût son émotion quand il retrouva dans le texte une référence à la rivière Sorek qui serpentait encore à l'entrée du kibboutz trois mille ans après. Dès son arrivée, on lui demanda sa lettre de recommandation. S'en suivit un interrogatoire en règle, où le fait d'avoir été une star de la pop Israélienne ne lui servait à rien. Soupçonné d'être un espion infiltré, il s'en sortit tant bien que mal, et eut finalement le droit de rester. Le soir du Chabbat une femme âgée vint vers lui, et lui désigna sans aucune gêne les filles libres parmi les volontaires qu'il pouvait courtiser. Sa démarche avait de quoi le surprendre, à moins qu'elle comprît d'emblée à qui elle avait à faire ; il n'en reste pas moins que Bertrand fût surpris d'une telle liberté de la part de cette femme qui lui parla comme si elle le connaissait. Dans le lot figurait une ravissante Suédoise, un peu trop mince à son goût. Puis son regard balaya l'assemblée réunie dans cette sorte de club, où régnait une atmosphère bon enfant, et s'arrêta sur une femme aux longs cheveux blonds jusqu'à la taille. Pris comme d'un vertige Bertrand fixa ses yeux bleu électrique, comme s'il observait le Martin Pêcheur de la rivière Dan :
- On va en discothèque à Tel Aviv, s'il y a de la place dans la voiture on t'emmène, ça te dit ?
- Oui, avec plaisir.
- Attends, je vais demander à mes copines. Après un instant elle revint vers lui.
- Désolée, on me dit qu'il n'y a plus de place.
- On se verra plus tard. Tu es volontaire, tu viens d'arriver ?
- Oui.
- Amuse-toi bien.
- Merci.
C'était elle et pas une autre. Il l'avait aperçue deux minutes, et quand elle disparut pour rejoindre son groupe d'amies, elle lui manquait déjà. Il ne connaissait même pas son prénom, mais ne s'inquiétait pas car il savait qu'il la retrouverait au réfectoire à un moment ou à un autre. Le dimanche suivant, considéré comme le premier jour de la semaine, Bertrand à 3h00 du matin, émergeait d'un sommeil très court pour rejoindre les autres volontaires dans les champs de coton, avec son bonnet d'imbécile sur la tête. Il avait été sélectionné sans qu'on lui demande son avis, lui et deux autres gaillards Hollandais dont les statures impressionnantes lui faisait penser qu'ils avaient tous été choisis pour leur gabarit. Mais Bertrand n'avait qu'une idée en tête depuis vendredi soir : retrouver cette fille. Il avait beau décortiquer du regard les gens réunis dans le réfectoire, matin, midi, et soir, malheureusement, sa belle rayonnait par son absence, sans qu'il ne comprenne pourquoi, alors que tout le monde était là, sauf elle. Les jours de la semaine passaient, et son absence le rendait triste et perplexe. Un matin du retour des champs, assis à l'arrière du Pick up, il distingua sa silhouette, qui disparut aussitôt dans les feuillages. Sans attendre il sauta en marche, sans se soucier du danger, et réussit à la rejoindre en courant :
- Tu te rappelles de moi, on s'est vu au club vendredi dernier.
- Oui.
Manifestement l'ambiance joyeuse de fin de semaine avait disparu dans sa voix.
- Je t'ai cherchée tous les jours au réfectoire, tu étais où ?
- Je préfère rester chez moi pour manger. Je vais travailler maintenant.
- Tu vas où ?
- Je travaille à la fromagerie.
- Je peux te suivre.
- Si tu veux.
Très vite Bertrand abandonna les Hollandais et sa petite demeure qui datait de la guerre des six jours, pour aller vivre avec Ayelet dans son studio qui surplombait les allées verdoyantes du kibboutz. Elle lui raconta, qu'elle avait gagné le concours de beauté à l'armée quelques années plus tôt, ce qui ne l'étonna pas le moins du monde tant elle était ravissante. Ses grands-parents d'origine Polonaise avaient été exterminés à Auschwitz. Ses parents à elle, avaient fait le choix de quitter leur Argentine natale, véritable repère comme d'autres pays d'Amérique Latine pour nombre de nazis après la guerre, afin d'émigrer en Israël au moment de la guerre des six jours. Elle et ses sœurs étaient de véritables Sabras, à l'instar des figues de barbarie, piquantes à l'extérieur mais tendres à l'intérieur. Invité à diner chez eux, il fît la connaissance de ses parents. Sa mère, assez froide, portait sur son visage un sourire hautain et ne se mélangeait pas avec la plèbe du kibboutz. Bertrand comprit assez vite qu'elle ne le portait pas dans son cœur. Son père, effacé, ne quitta pas son assiette de la soirée, laissant à sa femme le loisir d'avoir toujours le dernier mot.
- Pourquoi êtes-vous venu en Israël ? Lui demanda-elle sur un ton accusateur.
- Par idéal. Lui répondit humblement Bertrand.
- Vous faisiez quoi en France ?
- Des petits boulots.
- Moi j'ai donné des cours de Maths Physique. Ajouta son père heureux de briller devant sa fille préférée.
Le seul homme de sa vie, comme elle aimait le rappeler à Bertrand, avait gagné à ses yeux les galons d'un général d'armée. Infirmier durant la guerre du Liban en 1982, baptisée Opération Paix en Galilée, il en était revenu défait, hagard, traumatisé par toutes les horreurs auxquelles il avait dû faire face, souvent au cœur des combats et au péril de sa vie, pour en sauver d'autres.
Avec le temps les problèmes dans leur couple avaient fait leur apparition, il n'en fallait pas moins pour que Bertrand prenne le large et décide de partir quelques temps dans le sud. Sur son chemin il s'arrêta dans un Kibboutz qui pouvait se vanter d'héberger les grottes de Qumran dans lesquelles avaient été retrouvés les fameux manuscrits de la mer morte. La bibliothèque du roi Salomon avait ainsi pu être épargnée au moment de la destruction du temple. Le même kibboutz pratiquait la périlleuse cueillette des dattes. A vingt mètres du sol, il ne fallait surtout pas toucher les aiguilles des palmiers dattiers dont la redoutable piqure empoisonnée avait suffi à envoyer plus d'un volontaire à l'hôpital. Après les mises en garde d'usage, Bertrand refusant de finir comme les autres, fût remercié manu militari, et se retrouva à nouveau seul sur la route ; seul, pas tout à fait puisque sa valise de livres le suivait en toute circonstance. Arrivé à Eilat, il fût embauché comme serveur dans le restaurant Français d'un grand hôtel touristique, avec fond de musique classique synonyme suprême de distinction. Au moment de servir le vin, le bouchon resta coincé dans la bouteille. Devant la mine éberluée du jeune couple en train de regarder Bertrand perdre tous ces moyens, le patron était hors de lui. Mais tu m'avais dit que tu savais ouvrir une bouteille de vin ! Après avoir débarrassé la table, le pas assuré, et le plateau à la main avec verres et assiettes, il n'avait pas vu qu'au même moment venait en sens inverse son collègue Russe, également plateau à la main et le port altier traversant d'un pas allègre les battants de la porte saloon des cuisines. En se télescopant les plateaux volèrent en l'air, les assiettes et les verres tombèrent au sol dans un vacarme assourdissant digne de Laurel et Hardy. Deux heures après avoir franchi les portes de ce restaurant huppé, le patron rendit à nos deux compères leur liberté retrouvée.
En discutant dans la rue avec un Français émigré comme lui, il apprit que le club Med recherchait un Gentil Organisateur. Il se présenta et fût embauché le jour même. Avec l'aide d'un collègue Brésilien, ils étaient chargés de monter chaque soir les décors de tous les spectacles. A force de passer son temps dans le lit des jolies touristes, il arrivait le matin, épuisé, incapable du moindre effort. Un soir, on lui demanda de remplacer au pied levé un danseur. On lui montra la chorégraphie des danses Africaines, bien qu'il ait précisé qu'il n'y arriverait jamais, ce que ne voulait pas entendre la chef du village.
- Il nous manque quelqu'un, tu y arriveras très bien. Habille-toi avec la jupe en paille, et noircis bien ton visage.
- Je n'y arriverai jamais, je ne sais pas danser.
- Mais si, on va répéter une fois, et tu verras tout ira bien.
- Je vous aurais prévenu.
Au moment du spectacle, le public devait penser à une farce organisée. Bertrand essayait de suivre tant bien que mal en copiant les mouvements sur les uns et les autres, ressemblant plus à un touriste Africain, qu'à un Africain lui-même. Heureusement on n'était pas à l'Opéra, mais Bertrand fût viré quand même.
Il renvoya l'ascenseur à celui qui l'avait fait rentrer au Club Med, et finit par prendre sa place dans une roulotte, avec des rats qu'il entendait la nuit et qui finissaient par remonter les canalisations de la douche. Nullement inquiété il finit par en parler au propriétaire en ayant demandé au préalable à Ayelet au téléphone comment on disait rat en Hébreu. Après en avoir attrapé un à l'aide d'une tapette, il se résigna à quitter ce lieu sordide, en répondant à une petite annonce dans le journal des locations. Quelques jours plus tôt, dans un décor luxueux, entouré de plats délicieux, et de filles ravissantes, il n'arrivait pas à comprendre ce qui lui était arrivé en si peu de temps. Sur le pas de la porte une femme la cigarette à la bouche et l'air distingué le reçu en compagnie d'un enfant rondouillard et agité :
- Bonjour, soyez le bienvenu, entrez je vous en prie. Venez, je vais vous montrer la chambre. Voilà c'est ici, ça vous va ?
- Oui, c'est très bien.
- Vous emménagez quand ?
- Aujourd'hui c'est possible ?
- D'accord.
Elle disait être séparé de son mari, que Bertrand avait entre aperçu, et avec qui il avait échangé, au détour d'une discussion, sur le Mossad les services secrets Israéliens. Très vite Bertrand envisagea de se diriger dans cette voie, aidé en cela par le mari, qui le conforta en lui disant qu'il connaissait les hauts responsables auquel Bertrand faisait référence, aidé en cela par ses lectures dans ce domaine. S'ouvrait une nouvelle voie dans son esprit, et si sa destinée l'avait amené en Israël pour devenir espion. Il ne rêvait plus que de ça, convaincu que le destin l'avait fait sonner à la bonne porte.
La femme lui raconta, qu'elle était très belle dans sa jeunesse, ce qu'il voulait bien croire, et qu'elle avait été la petite copine de Mike Brant le chanteur Israélien. Le mari lui avait promis monts et merveilles en lui promettant de lui faire rencontrer les pontes du Mossad. Les semaines passaient et Bertrand ne voyait pas l'ombre d'un espion se profiler à l'horizon. Quand il faisait une réapparition à la maison, il lui promettait que ça serait pour la semaine suivante, car il n'avait pas eu le temps jusqu'à là de s'en occuper. Et Bertrand attendait encore et toujours, convaincu que son calvaire en tant que serveur dans un nouveau restaurant ne serait que de courte durée. Le temps passait et il devenait dubitatif. Ayelet lui manquait, heureusement il l'appelait de temps en temps.
Un soir on sonna à la porte. Quand la femme ouvrit, une armada de policiers rentra dans la maison. Ils venaient chercher le mari. Elle les supplia de ne pas lui mettre les menottes devant son garçon par respect pour son père. Ils acceptèrent et l'emmenèrent sirène hurlante. Soi-disant introduit dans les services secrets, il était à la tête d'un réseau de voleurs qui essaimaient les habitations huppées du golfe d'Akaba, dont certains objets s'étaient retrouvés inopinément chez sa femme sans qu'elle ne le soupçonne le moins du monde. Pour elle aussi la douche fût glacée. A sa demande Bertrand lui apporta quelques affaires en prison. Cet évènement sonna le glas de ses rêves d'espion, et mit en lumière sa grande naïveté. Il se demandait quel intérêt avait eu cet homme de lui faire miroiter une rencontre en hauts lieux ? Peut-être tout simplement, pour se forger une couverture, et faire croire à sa femme qu'il naviguait dans les hautes sphères du pouvoir, elle qui croyait le connaître… Dans cette histoire, il avait réussi à berner tout le monde, sauf lui, qui se retrouvait sous les verrous. Pour Bertrand, après quelques mois passés à Eilat, cet épisode de sa vie en Israël, venait lui rappeler qu'il avait perdu beaucoup de temps, et qu'il n'avait plus qu'une envie, retrouver Ayelet. Il quitta donc sans regret cette maison et laissa à son destin cette femme oisive, la gloire déchue pour seule compagnie, elle qui avait été au bras d'un des plus beau sexe symbole de la chanson et qui aujourd'hui regardait fixement les volutes de ses Marlboro comme les bleus de son âme où, dans ses rêves de beauté, Mike Brant lui tenait toujours la main. La dernière phrase quelle adressa à Bertrand, sonnait comme une mise en garde : La vie n'est pas un jeu.
- Je peux louer la voiture ici, et la rendre à Jérusalem ?
- Oui bien sûr. Vous connaissez la route ?
- Non, mais je devrais y arriver.
- Si vous vous trompez à l'entrée de Jérusalem, vous allez atterrir dans un village arabe, faîtes bien attention, et regardez bien les panneaux.
- D'accord.
- Bonne route.
- Shalom.
Arrivé près de sa destination, Bertrand, par manque d'attention, dû rebrousser chemin devant un check point israélien à l'entrée du village arabe. Soulagé par la présence des soldats de la police des frontières il comprit pourquoi l'agence de location l'avait bien mis en garde. A l'entrée du Kibboutz, Bertrand salua le père d'Ayelet qui était de garde ce soir-là. En la voyant, il lui expliqua combien elle lui avait manqué. Il lui rapporta des dattes glanées ici ou là avec lesquelles elle s'empressa de faire un gâteau. Durant son absence elle avait pris du poids, et Bertrand ne la trouvait pas toujours à son goût, mais il avait à son égard un véritable attachement. A bientôt 29 ans Bertrand réalisa qu'il ne pouvait pas rester au Kibboutz. Ils partirent donc vivre ensemble à Jérusalem. Elle s'était inscrite à une formation dans la restauration, et lui, à l'université. L‘entretien avec la directrice le marqua durablement :
- Vous avez amené votre Curriculum Vitae, traduit en anglais ?
- Le voici.
- Merci, asseyez-vous.
Elle parcourut son dossier et s'arrêta net ; sans ménagement elle rendit son verdict sans appel devant le vide abyssal de son parcourt : Je pense que vous vous êtes trompé d'adresse. A ses mots Bertrand fondit en larmes, car pour lui cette formation représentait sa dernière chance. L'ancien bidasse en pleurs devant son capitaine refaisait surface sans crier gare. Il était pris de convulsion comme si on lui avait appris la mort de quelqu'un de proche. Totalement prise au dépourvu, la directrice balbutia quelques paroles destinées à le calmer, et l'assura qu'elle allait examiner sa candidature de plus près s'il restait de la place, mais qu'elle ne lui promettait rien.Soulagé Bertrand essuya ses yeux, et répondit par un merci étouffé.
Au moment de la remise de son diplôme, Hicham son camarade s'avança pour lui glisser ému : « Tu vas me manquer Bertrand ».
- Je viens de recevoir mon incorporation à l'armée.
- Fais voir. C'est dans deux semaines.
- Ça fait trois ans que je ne suis pas rentré en France, j'ai besoin de partir.
- Si tu pars maintenant, tu ne reviendras pas j'en suis sûre.
Il serra Ayelet très fort dans ses bras. Elle ajouta : « Je sais que tu ne m'oublieras pas ».
Il avait oublié que dans les bus en France régnait une atmosphère de cathédrale, lui qui pendant trois ans, avait vécu au rythme d'un pays sur le qui-vive, à l'affût malgré lui des derniers attentats palestiniens diffusés sur les ondes de La Voix d'Israël. Beaucoup de choses avaient changé. Son chien, son fidèle ami avait malheureusement succombé à une attaque cardiaque, les tickets de métro étaient passés du jaune au violet, et le prix des sandwichs du simple au triple. Il repensait avec nostalgie à ces trois années passées en Israël qui l'avaient rendu plus fort en lui redonnant confiance en lui. Dorénavant dans sa vie il y aurait un avant et un après.
- Bonjour, j'appelle pour le studio de la rue des bois, il y a une possibilité de le visiter ?
- J'organise des visites cet après-midi à 14h, quel est votre nom ?
- Grossman, Bertrand Grossman.
- Grossman vous dites ? Mais je connais une Madame Denise Grossman au Perreux, c'est de votre famille ?
- Oui, c'est ma mère !
- Ça alors ! Mon mari, est son courtier d'assurance !
- C'est incroyable, le hasard fait bien les choses.
- Ecoutez, j'ai donné rendez-vous à quelqu'un d'autre à la même heure, vous n'avez cas venir plutôt, disons 13h30. S'il est à votre goût, je vous donnerais la préférence.
- Merci Madame, à tout à l'heure.
- J'oubliais, c'est au numéro 47. A tout à l'heure.
Situé dans immeuble vétuste, l'appartement était au quatrième étage sans ascenseur. En remontant le boulevard Serrurier on pouvait rejoindre la célèbre caserne connue pour abriter le siège de la DGSE. Plus haut dans la rue, la Place des Fêtes étalait son marché, où Bertrand allait faire ses courses de temps en temps. C'est à la sortie du métro qu'il engagea la conversation avec une étudiante, qui lui parla de radio Nova qu'il découvrit à cette occasion.
Vers 6h du matin un bruit strident le sortit du lit au pas de charge comme cela ne lui était jamais arrivé auparavant, même à l'armée. Tandis que sa dernière conquête dormait profondément sur ses deux oreilles, il bondit tout nu du lit, et comprit instantanément que la porte était en train d'être défoncée. Il poussa un hurlement entre le rugissement du tigre et le barrissement de l'éléphant, car il pensa à la protéger avant tout. En entendant le bruit de chevaux au galop dans l'escalier, il réalisa qu'il avait réussi à faire fuir ses assaillants. Quand il ouvrit la porte, soulagé, le voisin était là qui avait vu toute la scène :
- C'est mon gamin apprenti sur un chantier qui sort très tôt le matin qui les a vu en premier. Ils étaient déjà en train de ferrailler avec un pied de biche sur votre porte depuis 15 min, pour la faire sauter. Vous êtes là depuis quand ?
- Il y a deux jours.
- Cherchez pas, c'était leur squat avant que vous emménagiez. Ils ont vu la porte fermée, ils ont pas compris, ils ont voulu l'ouvrir. Il y a beaucoup de dealer ici.
- Merci. Lui répondit Bertrand loin d'être rassuré par son voisin.
Quand il revint à l'intérieur de l'appartement, sa copine dormait à poing fermés, c'était une chance car elle aurait pris peur. Il s'empressa d'appeler la propriétaire, et lui demanda de poser une porte blindée, ce qu'elle accepta, compte tenu du récit qu'il ne manqua pas de lui faire. La rue de Bois était la deuxième plaque tournante de la drogue à Paris après Stalingrad. Le loyer n'était pas très élevé, et il arrivait à joindre les deux bouts avec son job d'intérimaire.
A l'ANPE, il avait sympathisé avec une fille incroyable qui lui raconta qu'elle était partie toute seule en Amérique Latine. Il comprit dans son attitude qu'elle avait voulu déroger à son éducation bourgeoise. Elle débarqua un jour avec toutes ses affaires, alors que cela ne faisait qu'une semaine qu'ils se connaissaient. Et puis au détour d'un malencontreuse remarque deux jours plus tard, elle prit la poudre d'escampette sans qu'il ne comprenne ce qu'il avait dit de si grave. Sans explication elle disparut. Il la regretta car physiquement il la trouvait exquise.
- Il fait super beau, tu fais quoi cet après-midi Nathanaël ?
- J'ai pas le moral.
- Bon allez on se retrouve sur les marches de l'Opera, on ira prendre un verre,
- T‘as pas changé. Ok dans une heure. Dit-il ragaillardi.
De très bonne humeur ce jour-là, son sourire ravageur ne laissa pas indifférente une jeune fille qui le regardait déjà depuis un moment. Elle quitta son groupe et vint spontanément lui parler alors qu'il était en pleine discussion avec son ami. Totalement pris au dépourvu, il demanda à Nathanaël, s'il ne voyait pas d'inconvénient à le quitter.
- Mais non vas-y, te gènes pas, on s'appelle.
- T'es sûr ?
- Mais oui. T'es un phénomène !
- T'as vu j'ai rien fait ce coup-ci.
- Un tombeur j'te dis.
En direction de l'avenue de l'Opéra, là où sept ans plus tôt, il avait laissé un teeshirt déchiré et une de ses plus belles histoires d'amour, il discutait avec cette magnifique inconnue dont les formes généreuses tant en bas qu'en haut étaient à couper le souffle.
- C'est quoi ce groupe avec qui tu parlais ?
- C'est une organisation qui favorise les rencontres. On devait aller manger après quelque part, mais je n'avais pas envie d'y aller. Je les trouvais lourdauds, quand je t'ai vu c'est avec toi, que je voulais rester.
A part Fabienne, Bertrand avait beau chercher, jamais une histoire pareille ne lui était jamais arrivée. Il ne savait pas comment gérer la situation car il avait besoin d'avoir l'initiative lors d'une rencontre.
- Tu habites où ?
- Dans le 19e près de la place des fêtes.
- Et toi ?
- En banlieue.
- Il est tard et je n'ai pas de voiture, on va chez moi ?
- D'accord.
Bertrand était sur un nuage. Son charme faisait mouche à chaque fois sans qu'il ne fasse le moindre effort. Le premier soir, il se méfia et ne fit aucune tentative destinée à faire l'amour avec elle, par contre les jours suivants il lui était totalement impossible de ne pas honorer son magnifique postérieur qui aurait mérité de figurer dans un musée ou mieux d'être peint par un maître de la Renaissance, tant sa forme exceptionnelle laissait à penser qu'il avait été dessiné par Dieu lui-même. Entre ses mains, il tenait son unique raison de vivre. Quand elle le retrouvait chez lui, elle se plaignait d'avoir été importunée sur le chemin, ce qui la mettait très en colère. Même après un certain temps, elle avait du mal à retrouver son calme. Sur le trajet entre le métro et chez lui il avait pu juger par lui-même de la faune urbaine qui occupait le trottoir de sa présence inutile et délétère. Au bout d'une semaine, sans crier gare, elle disparut de sa vie, sans raison.
La femme idéale, c'est la femme corrézienne, celle de l'ancien temps, dure à la peine, qui sert les hommes à table, ne s'assied jamais avec eux et ne parle pas.
Jacques Chirac
Un amour mémorable
Bertrand ne s'intéressait pas vraiment à la politique, il avait bien trop à faire avec les femmes. Mais en ce dimanche de mai 1995 jour mémorable de l'élection de Jacques Chirac devenu le nouveau président de la République Française, l'avenue des Champs Elysées pavoisée aux couleurs du drapeau Français, avait de quoi inspirer Bertrand qui allait à sa manière fêter la victoire en compagnie de son ami Nathanaël :
- Une pizza ça te va ?
- D'accord.
- Tu vois ce que je vois.
- Non.
- Ça ne vous dérange pas si on s'assoit à côté de vous, vous attendez quelqu'un peut-être.
- Non, non. Répondit-elle avec un petit accent étranger qui lui donnait une touche de sensualité supplémentaire.
- Vous avez déjà terminé ?
- Presque…
- Elles sont comment les lazagnes au saumon ?
- Ça va !
- Moi je prends une quatre fromages, et toi !
- Moi, une pizza soufflée.
- Il vient d'où votre petit accent ?
- Je suis Allemande.
- Ah, d'accord, quand je vous ai vu je pensais Suédoise. Et qu'est-ce que vous faite à Paris ?
- Je suis venu pour un séminaire professionnel.
- Et vous partez quand ?
- Je reste quelques jours.
- En tout cas vous parlez bien Français.
- Non.
- C'est quoi votre prénom ?
- Jessica.
- Jessica je te présente… on peut se tutoyer ?
- Oui pas de problème.
- Je te présente Nathanaël.
- Et toi ?
- Bertrand.
- La seule différence entre Nathanaël et moi, c'est qu'il ne parle pas beaucoup. N'est-ce pas Nathanaël ? Qu'est-ce que je disais !
Dans le métro elle se piqua avec une seringue d'insuline, ce qui le toucha et la rendit plus vulnérable à ses yeux.
- Je dois me piquer huit fois par jour, sinon je peux mourir.
- Mais pourquoi ?
- J'ai un diabète grave, c'est la raison pour laquelle je ne pourrais pas avoir d'enfants. Ne sois pas triste.
- Ça me fait de la peine pour toi, c'est tout.
- Maintenant j'ai l'habitude, allez n'y pense plus.
Elle était libre. Dès le premier soir ils firent l'amour. Elle lui raconta par le menu et le plus spontanément du monde, qu'elle avait couché comme ça avec un gars, un chef d'entreprise qui l'avait prise sur une table, mais qu'elle ne l'avait pas revu. Bertrand d'habitude plutôt jaloux, ne réagissait pas, c'était comme si elle lui avait raconté avoir mangé une tarte aux fraises au dessert. D'ailleurs elle ne se souvenait même plus de son prénom.
Elle venait souvent voir Bertrand à Paris, et puis un jour elle demanda sa mutation et décida de rester vivre avec lui, pour son plus grand bonheur.
- Je ne retrouve plus la voiture !
- Tu es sûr de l'emplacement ?
- Oui. J'appelle la police. Bonjour Monsieur on vient de me voler ma voiture... A l'aéroport… C'est une fiat Panda…Ah bon !
- Il m'a dit de bien chercher, c'est pas une voiture qui intéresse les voleurs. Comment ils savent tout ça ?
- Ah oui, elle est là. Pourtant j'avais bien cherché, je ne comprends pas.
Après une heure de route.
- On revient à l'aéroport Charles de Gaule.
- C'est pas vrai merde, j'ai pas pris la bonne direction !
Avant de déménager à Paris, Jessica habitait Nuremberg capitale du troisième Reich où furent promulguées les lois antisémites de 1935. Pour Nathanaël qui avait perdu son grand-père à Auschwitz, il était difficile de faire un trait sur le passé, et Jessica restait une Allemande. Bertrand, avait aussi perdu de la famille, mais pour lui les descendants Allemands n'étaient pas responsables des atrocités commises par les nazis pendant la guerre.
- Tu penses que tes grands parents ont fait le salut Hitlérien ?
- Jamais personne dans ma famille n'a été extrémiste, tu peux me croire. Ni mes parents ni personne, tu entends !
Jessica était très intelligente, courageuse, sportive, et tout à fait à son goût physiquement. Ils passaient leurs week-ends à faire du vélo dans le bois de Vincennes, jouer aux jeux de société, et durant les vacances ils se promenaient sur les plages de Bretagne, à la recherche des coquillages. Elle le suivait partout par amour, à ses risques et péril.
- Viens, on va dans le champ.
- Chez nous les vaches sont dans des chambres.
- Tu veux dire dans des étables.
- Jessica, quitte le champ tout de suite.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- SORS TOUT DE SUITE !
Un écriteau à l'entrée du champ mettait en garde les promeneurs de ne pas chatouiller les animaux. Mais chez Bertrand c'était comme une seconde nature, il fallait qu'il aille caresser les bêtes. Jessica lui faisait confiance et le suivait partout. Face à eux, les trois ruminants d'apparence débonnaire étaient des jeunes taureaux. L'un d'eux grattait du pied, signe imminent qu'il allait attaquer. Pour épater Jessica il aurait pu jouer au toréador, crier olé avec son teeshirt en guise de cape comme dans une corrida ; il en était capable. Mais les taureaux eux n'étaient pas d'humeur à jouer. En première ligne l'ancien rugbyman qui connaissait bien la mêlée, se demandait seulement à quel moment ils allaient attaquer. Il recula lentement en restant toujours face à eux, sans voir où il mettait les pieds. Quand il sortit malgré lui de l'arène, ses chaussures étaient remplies de bouse de vache.
- Ils ne reculaient pas ! Tu as vu ça ! Tu n'as pas eu peur ?
- Non ça va, tu m'as fait rire. Tu as vu tes pieds ?
- Oh merde !
- C'est ça ! Tu es einzigartig !
- Ça veut dire quoi ?
- Unique ! Tu es unique !
Entre temps Ayelet avait décidé de reconquérir Bertrand, malgré ses mises en gardes de ne pas venir car il n'était pas libre. Elle ne voulait rien entendre. Quand il vint la chercher à l'aéroport, elle n'était plus la même. Son régime l'avait transformée au point qu'il ne la reconnaissait plus. Direction les Châteaux de la Loire avec Jessica, qui ne comprenait pas très bien à quoi elle jouait.
- Elle te drague devant moi.
- Je sais.
- Il faut que tu lui parles.
- Ayelet tu me disais en Israël : « Nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde », je croyais que c'était fini pour toi.
- J'ai réfléchi.
- Oui mais je t'ai parlé de Jessica.
- J'ai fait un régime pour toi. Mais ce n'est pas grave j'ai compris. Je peux te dire quelque chose.
- Oui.
- Tu as un trésor entre les mains.
- Quel Trésor ?
- Jessica ! Elle t'aime… Je voulais te dire le bureau de l'armée m'a appelée, comme tu as refusé de te présenter à ta convocation militaire, ils m'ont dit que si tu rentres en Israël ils te mettront en prison.
- Hein ?
- En Israël, on ne rigole pas avec l'armée.
Quelques temps après son retour, elle lui laissa, la voix chevrotante d'émotion, un dernier message sur son répondeur : « Itzhak Rabin vient d'être assassiné ».
Son patron lui annonça qu'il avait été désigné avec un autre collègue pour partir un mois au Bangladesh. C'était un peu comme imaginer Peter Sellers grimé en Hrundi Bakshi dans le film La Party de Blake Edwards, autant dire une mission qui avait de grandes chances de finir en catastrophe. Personne ne voulait y aller, alors bien sûr le choix fût vite fait. Le fait de ne pas être marié était un prétexte. La directrice générale le convoqua dans son bureau :
- Je vous demande de ne pas parler de vos origines. C'est un pays musulman, avec des intégristes. Faîtes attention.
- D'accord.
- Vos vaccinations sont à jour ?
- J'ai fait le nécessaire.
- Voici votre passeport avec le visa. Bonne chance.
- Merci.
Après avoir pris place en classe affaire, il abandonna son collègue pour rejoindre les pilotes dans la cabine de pilotage :
- Vous permettez ?
- Venez.
- Merci. Je fais du parachutisme dans un club.
- Vous volez dans quel coucou ?
- Un Pilatus.
- Votre zone de largage est à combien ?
- Ça dépend, mille cinq cent mètre le plus souvent.
- En automatique alors ?
- Oui, oui, je suis débutant.
- Et vous, vous sautez à combien ?
- Vous avez le sens de l'humour je vois ! Regardez-en bas, on est en train de survoler la Syrie.
- Je vais retrouver mon collègue, il doit se demander ce que je fabrique. Encore merci.
- T'étais passé où ?
- Je discutais avec le pilote.
- C'est pas vrai. T'as de la chance qu'il t'ai laissé rentrer dans la cabine. Tu vois les deux filles là-bas devant nous. J'ai été leur parler, elles sont Brésiliennes, de vraies bombes. Je leur ai demandé ce qu'elles faisaient, elles m'ont répondu qu'elles étaient femmes d'affaire. Avec le physique qu'elles ont tu penses… Je les ai cuisinées un peu, et elles m'ont avoué, que des émirs en Arabie Saoudite les rémunéraient une fortune, pour leurs ébats sexuels. Ma femme est Brésilienne.
- Tu devrais lui en parler.
- T'es con !
- On fait escale où au fait ?
- Deux heures à Koweït City.
En sortant de l'aéroport de Dacca, une marée humaine leur bloqua le passage en leur tendant la main en signe de charité, mais la présence du chauffeur Bengali envoyé par la société, écriteau à la main, dissipa tout malentendu auprès de ces pauvres gens, sourire aux lèvres, venu réclamer quelque obole.
Certains après-midis au bureau quand il n'avait rien à faire de particulier, il demandait au chauffeur de l'amener dans un magasin spécialisé car il voulait ramener de la soie. Entre les quatre murs de sa chambre à l'hôtel Intercontinental, le temps commençait à se faire long sans Jessica. Dans ce pays musulman il n'y avait aucune sortie possible le soir. En guise de distraction, sans demander la permission, il jouait au piano dans le hall d'entrée en improvisant sur les quelques notes qui lui passaient par la tête, pendant que les clients du bar, tout à leur conversation, continuaient à siroter leurs boissons, confortablement installés dans leur fauteuil style colonial, sans prêter attention à ses envolées lyriques. Je suis en train de monter un plan, avec la nana au bar et toi t'es là à jouer du piano devant elle, c'est sûr que t'as plus de chance que moi.
Son collègue avait réussi à faire monter la fille dans sa chambre, et avait laissé comme consigne à la réception de ne le déranger sous aucun prétexte. Malheureusement pour lui, sa femme appela ce soir-là. Devenue hystérique au téléphone, la réception l'autorisa finalement à lui parler. Le pauvre en plein ébat ne sut pas comment se justifier :
- Monsieur c'est votre femme qui veut vous parler, j'ai tout fait pour lui dire que vous ne vouliez pas être dérangé mais elle insiste beaucoup, elle veut vous parler !
- D'accord, passez- la-moi.
- Qu'est-ce qui se passe, ça fait dix minutes que je bataille avec le réceptionniste, depuis quand, je ne peux plus t'appeler ? Tu me cache quelque chose je le sens. Pourquoi tu chuchotes ?
- Mais je ne chuchote pas !
- Dis-moi, tu es tout seul dans ta chambre ?
- Avec qui tu veux que je sois ?
- Pourquoi tu ne voulais pas être dérangé, hein, dis-moi ?
- Mais rien, je suis fatigué c'est tout.
- Je ne te crois pas. Je te connais, tu mens !
Bertrand et son collègue avait repéré que différents équipages de Koweït Air Lines descendait toutes les semaines à cet hôtel. Dans le lot, les hôtesses de l'air avaient attiré leur attention :
- Je sais où est leur chambre, pas d'impair, tu parles pas de tes origines, si tu veux pas qu'on se fasse griller. T'a déjà fumé la chicha ?
- Non, jamais.
Bertrand tomba sous le charme d'une belle Chrétienne Libanaise, qui le suivit dans sa chambre. Elle ne pouvait pas imaginer que derrière la porte de la salle de bain, une tourista carabinée était en train de compromettre les rêves de Bertrand ; à savoir séduire sa première hôtesse de l'air. Il laissa couler la douche pour faire croire à la supercherie, en maudissant ce magnifique riz blanc de l'avoir rendu malade. Finalement, il sortit de la salle de bain l'air détaché comme si de rien n'était ; heureusement car demain elle partait déjà. Elle lui raconta sa conversation avec un rabbin qui l'avait marqué par sa sagesse, et lui montra quelques photos d'elle plus jeune. Au moment de l'embrasser une image fugace de Jessica lui traversa l'esprit, sans le stopper comme il l'aurait cru. Elle semblait déjà attachée à lui, et lui laissa ses coordonnées postales ce qui le surprit. La semaine suivante, ses tentatives auprès d'une autre hôtesse de l'air Philippine, restèrent lettre morte. La seule chose qu'il gagna était le droit de l'accompagner en cyclo-pousse dans un grand marché à ciel ouvert, mais comme elle était très jolie, cela suffisait à le combler. En voyant sa mine ravie, elle lui lança : « Ils ont reniflé le touriste, il faut savoir discuter les prix, sinon tu te fais avoir, tu as compris ? »
Le responsable du bureau de Dacca, avait fait ses études aux Etats Unis, où il avait obtenu son doctorat. Bertrand rentrait toujours dans son bureau sans frapper. Exaspéré, il alla donc voir son collègue pour lui en faire part :
- Est-ce que vous pouvez s'il vous plait demander à Bertrand de frapper à la porte de mon bureau avant de rentrer lorsque je suis avec des clients. Ajouta-t-il en joignant le geste à la parole avec ses deux mains en signe de prière.
Ce qui faisait beaucoup rire son collègue quand il lui rapporta la scène. Le déjeuner à l'hôtel en présence du docteur aurait pu tourner en incident diplomatique dans d'autres circonstances. Comme un coq en pâte, Bertrand ramena du self-service d'énormes olives farcies au poivre. Quand il en avala une, son visage changea de couleur instantanément. Soudain, la sensation d'avoir les papilles brulées par le feu, le prit au dépourvus. Au lieu de se lever de table ou de mettre sa main devant la bouche il cracha tout dans son assiette, à la grande surprise de son collègue.
- T'aurais pu faire ça ailleurs, c'est pas propre ce que tu fais.
- Je sais, mais goûte tu vas voir.
- T'es vraiment pas sortable !
Le Docteur en prit une, et l'avala nonchalamment, à la grande stupéfaction de Bertrand qui resta bouche bée.
Sur le chemin du retour, il fît escale à Bangkok durant sept heures. Dès qu'il rentrait dans un magasin de Duty free de jeunes vendeuses habillées en tailleur qui leur dessinait les formes du corps, se mettaient à chuchoter comme dans un boudoir, ce qui lui laissait penser que sa présence ne les avait pas laissées indifférentes. Quand l'une d'entre elles venait vers lui avec un grand sourire en approchant de son visage ses magnifiques cheveux noirs et lissent comme des baguettes, il regrettait déjà de ne pas rester plus longtemps en Thaïlande.
A demi endormi, la voix angélique de l'hôtesse au sol, le sortit de ses méditations érotiques :
- Mesdames, messieurs, les passagers à destination de Paris, doivent immédiatement embarquer hall douze.
Au bureau, son collègue lui confirma qu'il était en instance de divorce. De son côté Bertrand oublia une boite de préservatifs dans sa valise.
- C'est quoi ça ?
- Je les ai achetés parce que je les ai trouvés jolis, ils sont de toutes les couleurs, tu as vu ? Tu crois que si j'avais voulu te tromper j'aurais oublié de les cacher, hein ?
- Comme tu es un rêveur c'est tout à fait possible, à moins que tu veuilles te débarrasser de moi.
- Bon, écoute, j'ai eu une aventure avec une fille là-bas. La chambre d'hôtel au bout d'un moment ça devient très difficile ; tu n'as plus tes repères…
- Très bien, je vais chercher un appartement à Paris.
- Mais pourquoi, c'est du passé. Qu'est-ce que je vais faire sans toi ?
- Tu es chat dans l'horoscope chinois, tu as neuf vies, tu retomberas toujours sur tes pattes.
Jessica avait quitté la rue des bois. De la fenêtre de son nouvel appartement, on pouvait voir le parc Monceau ; ce qui n'était pas pour déplaire à Bertrand qui lui rendait visite de temps en temps avec son consentement, mais au bout de quelques mois elle rentra définitivement chez elle à Nuremberg. Jessica partie, il sombra dans une profonde dépression. Il mesura alors à quel point cette femme l'avait aimé. Sans son amour il lui semblait impossible de tenir debout tout seul. Sur les conseils de sa sœur, il consulta une psycho thérapeute. Il lui parla de son enfance. Elle lui répondit d'une seule phrase : Vous avez vécu dans un environnement mortifère ! Avant son deuxième rendez-vous, il l'appela au téléphone : « je vais arrêter, je ne me sens pas prêt ».
Lors de son troisième saut en parachute du côté de Maubeuge, plus rien n'avait d'importance ; la mort ne lui faisait plus peur.
Votre prince, il est vrai, voudrait vous épouser. Ecouter sa folle demande serait une faute bien grande. Mais, sans le contredire, on le peut refuser. Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne pour rendre vos désirs contents, avant qu'à son désir votre cœur s'abandonne, une robe qui soit de la couleur du temps.
Charles Perrault. Peau d'Âne
Quand Lucie rentra dans sa chambre d'hôpital, il était déjà trop tard. Le roi était parti sans crier gare, emportant dans ses rêves les plus fous, son amour pour sa princesse bien aimé. Pris d'extase, elle ne comprenait pas très bien d'où lui venait cette sensation de plénitude qui avait à l'instant même, gagné toute son âme, la laissant flotter, prise par le vertige de quelque chose plus fort qu'elle. Elle ne s'était jamais sentie aussi bien. Les dernières pensées d'un papa pour son unique fille, irradiaient la chambre entière. Quinze années s'étaient écoulées depuis qu'elle avait comme Peau d'Âne, fui le château d'un père dont les rebuffades à son égard, n'étaient que la manifestation maladroite d'un amour impossible. Une page de son existence venait d'être tournée. Arrivée trop tard, elle aurait voulu lui dire, pour la première et dernière fois : papa je t'aime.
Loin de Paris, la beauté des flots bleu émeraude de l'île de Ko Phuket en Thaïlande était l'endroit idéal pour soigner ses blessures à l'âme. Sans crier gare, ses souvenirs d'enfance lui revinrent en mémoire.
- Mais tu saignes ?
- C'est à cause du crabe, papa, j'ai pas fait attention à ses pinces.
- Oh le gros bobo que voilà. Ne pleure plus, tu es une grande fille maintenant. Donne-moi ta main, que je te soigne.
La coupole, pouvait s'enorgueillir d'être le navire amiral des brasseries de Montparnasse. Vestige des années folles dont Joséphine Baker était la figure emblématique ; son style art déco faisait référence à l'exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui s'était tenu à Paris en 1925. De cette époque il restait entre autres, le bon marché, et les Galerie Lafayette, dont les fondateurs juifs furent écartés par la politique d'Aryanisation du gouvernement de Vichy, et réhabilités après la guerre. Confortablement installées avec son amie, sur une banquette en cuir bleue gris, elles virent arrivé un homme qui s'invita à leur table. Grand, insignifiant, les cheveux en bataille avec son pull renforcé aux manches, il était en harmonie dans ce décor inspiré de la géométrisation cubiste, loin des tenues endimanchées des nombreux parisiens qui fréquentaient ce lieu célèbre, le jour du seigneur.
- Vous attendez quelqu'un ? Dit-il sans regarder Lucie.
- Pas à ce que je sache. Répondit son amie.
- Je peux m'assoir ?
Le soir venu il raccompagna Lucie à son domicile, car ils habitaient non loin l'un de l'autre. Tiens je te laisse mon numéro de téléphone. Au bout de quelques jours, sans nouvelle de sa part, il demanda à sa gardienne son numéro. Fraîchement nommé maître de conférences, il se faisait un plaisir de la présenter à ses collègues dont les discussions alambiquées, la faisait passer au second plan ; mais elle était ravie de baigner dans cet univers qu'elle avait quitté trop tôt pour trouver un travail et ainsi échapper au domicile parental. Fasciné par son savoir, elle pouvait l'écouter des heures avec des étoiles dans les yeux. Il avait été déçu par les femmes, elle, par les hommes, ils étaient faits pour s'entendre.
Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : « pardon, monsieur, où se trouve la place de l'étoile ? » Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine.
Patrick Modiano. La place de l'étoile
Bertrand qui ne supportait plus de vivre avec les souvenirs qu'il avait partagés avec Jessica, se mit la recherche d'un autre appartement. Jamais il n'aurait imaginé habiter à deux pas de l'avenue Foch, dans la rue Chalgrin, qui portait le nom de l'architecte de l'Arc de Triomphe décidé par l'empereur Napoléon 1er et consacré à perpétuer le souvenir des victoires des armées françaises. Le soir, le spectacle des prostitués de la rue de Presbourg qui discutaient avec leurs clients confortablement installés dans leurs jolies cylindrées, lui était banal. Un soir, un peu déprimé, il s'était mis à la recherche d'une belle blonde pulpeuse. Ne trouvant pas l'objet de ses désirs, il alla frapper en désespoir de cause à une des estafettes de l'avenue Foch, où une Prostituée à la peau ébène lui ouvrit la porte. A l'intérieur la chaleur insoutenable, et la musique endiablée au rythme du Zouc Antillais, donnait déjà le tournis à Bertrand qui se demandait ce qu'il faisait dans cette galère, lui qui n'avait jamais eu besoin de payer pour coucher avec une fille. Mais ce soir-là, il avait juste besoin de la compagnie d'une femme, pas de sexe. Au bout d'une minute, elle lui lança : Ce n'est pas la peine de continuer, tu n'as pas envie toi !
Outre la magnifique marquise, art nouveau, à la sortie du métro porte Dauphine, la grande place du Maréchal de Lattre de Tassigny offrait le vendredi soir un lieu de rencontres libertines pour les automobilistes parisiens qui ne se gênaient pas pour se garer n'importe où. Lui, revenait à pied de son jogging dans le bois de Boulogne, et ça suffisait à le rendre heureux.
A peine installé, il prenait la route de l'Egypte pour accomplir ses premières plongées à Safaga dans la mer rouge. Une semaine plus tôt, à deux cent kilomètres de là, soixante-deux touristes avaient été massacrés par des islamistes sur le site antique de Louxor sur la rive droite du Nil, dans la vallée des Rois.
Depuis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, l'Ukraine, mais également tous les pays limitrophes, avaient mauvaise réputation. Bien sûr, quand la décision d'envoyer des collaborateurs en Biélorussie voisine fût prise, on pensa bien évidemment à lui, car personne d'autre n'aurait accepté, compte tenu du danger sanitaire que cela représentait. Et puis cette fois-ci il était tout seul, donc totalement libre durant dix jours. Au bar de l'hôtel Planeta à Minsk, de ravissantes jeunes filles se faisaient offrir des verres de vin rouge à des prix exorbitants. Bertrand n'avait pas encore compris que ces « business women » commeon les appelait là-bas n'avait qu'un seul but, attirer le chaland dans leur filet pour leur soutirer leur argent, soit cinq cent dollars la nuit, qui dans le meilleur des cas représentait un mois de salaire pour les locaux. Qui sait se dit-il, peut-être que pour moi elle fera une exception ?
Rentré dans sa chambre le téléphone sonna :
- Allo, tu te rappelles de moi ? Tu veux que je vienne ce soir ?
- Ce soir … oui.
- C'est cinq cent dollars.
- Euh… c'est beaucoup.
- Pour toute une nuit, c'est pas beaucoup.
- Pour moi c'est beaucoup.
- Ah dommage, beaucoup de touristes acceptent de payer tu sais.
- Ah bon !
- Oui.
- Désolé.
- D'accord.
Le soir venu, il lui était impossible de dormir sur ses deux oreilles. Les portes des autres chambres s'ouvraient et se refermaient sans ménagement toute la nuit. Le matin il comprit que les filles du bar avaient bien travaillé. Arrivé le week-end, il en profita pour aller dans un marché réputé pour ses contrefaçons en tous genres. Il s'arrêta devant un stand de vêtement et son regard fût attiré par un bermuda, dont le style lui plaisait. Il demanda le prix au vendeur avant de l'essayer et rentra à l'intérieur de sa cabine d'essayage improvisée. Au moment de payer en dollars, un homme et une femme lui sautèrent dessus en l'enjoignant de les suivre. De leur bouche ne sortis qu'un seul mot : Milicia.
- Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
- Vous avez payé en dollar, c'est interdit.
On l'assit sur une chaise face à un gros policier ventru à la mine rébarbative, dont l'objectif était clairement de lui faire peur en lui lisant dans la langue de Tchékhov le règlement dont il ne comprit bien sûr pas un traitre mot. A son habitude Bertrand en fidèle baroudeur n'avait pas dit où il allait. Dans son for intérieur, il se disait que s'il était emprisonné personne ne le retrouverait.
- Je ne comprends pas. Fit-il en hochant du chef.
- Passeport ?
- On a gardé mon passeport, il est à la réception de l'hôtel Planeta. Appelez- les, vous verrez bien. Je suis Français.
- Vous êtes arrivé quand ?
- Quand ? Apeuré par leurs questions, il hésita avant de répondre.
- Hier.
- Vous avez de l'argent ?
- Non.
- Des cigarettes ?
A cette question il se sentit soulagé, et comprit qu'il avait à faire à de pauvres bougres, qui en désespoir de cause essayaient de lui soutirer quelques bakchiches.
- Je ne fume pas. J'ai des chewing-gums si vous voulez !
Subitement l'ambiance venait de se détendre. Son offre ne les intéressait pas, mais il avait réussi à les faire rire. En le raccompagnant, il ne put s'empêcher de draguer la splendide femme policière au visage d'ange qui l'avait arrêté, et lui proposa même de la retrouver le soir même. Le sourire que son magnifique visage esquissa suffit pour lui faire oublier les moments qu'il venait de passer. Son collègue policier, s'esclaffa : Ah les Français ! Encore bercé par la douceur inhabituelle de son visage, il disparut dans la foule avec des étoiles pleins les yeux. Le lendemain la tentation était trop grande, et il mit au point un stratagème pour s'attirer les grâces d'une passante. Planté dans la rue, comme autrefois les crieurs public, son cœur brulait d'annoncer qu'il lui fallait une femme au plus vite. Au bout de quelques minutes seulement, une jeune demoiselle lui vînt en aide.
- Vous cherchez votre chemin ?
- Oui, je suis perdu. Vous pouvez me dire où nous sommes sur la carte.
- Oui bien sûr, nous sommes là. Vous voulez allez où ?
- A l'hôtel Planeta. Ça ne vous dérange pas de m'accompagner.
- J'ai du temps, allons-y.
- C'est vraiment gentil.
A l'hôtel, le groom de service, voulait un bakchiche pour laisser rentrer sa dulcinée, ce qui énerva passablement Bertrand, qui alla faire un scandale à la réception.
- Vous laissez rentrer vos prostituées, et moi je viens avec ma copine et on me réclame de l'argent, vous ne trouvez pas ça honteux.
- Pardon Monsieur, ce ne sont pas des prostituées mais des femmes d'affaire.
- Femmes d'affaires, mon œil oui, des prostituées je vous dis.
- Monsieur arrêtez de crier s'il vous plait.
- Je crie si je veux. D'ailleurs je ne comprends pas pourquoi vous gardez mon passeport, c'est quoi ce pays !
- Vous pouvez le reprendre si vous le désirez.
- Je suis trop énervé, je préfère partir.
Dans sa chambre il lui prépara une soupe bien chaude grâce à une petite résistance qu'il plongea dans un verre en émail prévu à cet effet qu'il avait pensé emporter dans ses affaires de voyage, et puis il l'embrassa. Quand le lendemain matin le chauffeur vînt les chercher après le petit déjeuner, ses collègues avaient l'œil qui frisait.
- Alors raconte …
- Raconter quoi ?
- On sait que tu as monté une fille dans ta chambre hier soir.
- Comment vous savez ça ?
- Avec le ramdam que tu as fait à la réception, je te rassure tout le monde est au courant. Dis-moi c'est pas très casher tout ça ! Au moins toi tu payes pas ! Dit-il, en entrainant dans son rire les autres passagers.
Il n'y avait que le chauffeur qui restait silencieux car il ne pouvait pas comprendre. Sur la route qui les menait au bureau, Bertrand aimait le taquiner, en ayant l'espoir de le voir esquisser au moins un sourire, lui qui était totalement verrouillé et qui ne parlait jamais. A chaque maison qu'ils croisaient sur la route il lui lançait en guise de boutade sur un ton ironique, datcha, auquel le chauffeur lui répondait inlassablement le plus sérieusement du monde, niet datcha, ce qui faisait beaucoup rire les autres sauf l'intéressé lui-même. Intrigué par le personnage Bertrand décida d'en savoir plus : Vous jouez au Solitaire ? Nous aussi en France on joue au Solitaire … enfin moi et les jeux de carte c'est pas mon truc… Et puis une idée saugrenue lui traversa l'esprit et Bertrand d'un geste l'invita à l'affronter au bras de fer. Il faut dire que le Russe était imposant. Son crâne rasé, son cou de taureau et la circonférence de ses bras, laissaient penser qu'il faisait également office de garde du corps. Il leva la tête, regarda Bertrand droit dans les yeux et esquissa un geste dédaigneux avec la main de haut en bas, qui voulait dire, va jouer petit. Mais Bertrand avait gagné. Il l'écouta bouche bée enfin parler dans un Anglais approximatif en roulant les r :
- J'étais chef commando forces spéciales, Spetsnaz, pendant guerre Afghanistan … nous contre moudjahidin du peuple. Nous tirer comme sur des lapins avec Kalachnikov. Un jour opération, nous encerclés. J'ai demandé aide radio… nous pas tenir longtemps sans renforts … gilets par balles troués, vraie merde. Hélicos arrivés trop tard, nous crever comme des chiens … tous mes hommes morts … moi seul vivant.
Bertrand ému aurait voulu le prendre dans ses bras. Mais celui qu'il appelait dorénavant big man, n'était pas du genre à s'épanchersur l'épaule de quelqu'un. Les jours suivants, en guise de gimmick, Bertrand l'invita à nouveau du même geste, à faire un bras de fer, et l'autre lui répondit inlassablement avec sa main de haut en bas. Mais Bertrand savait qu'il avait gagné sa sympathie et peut-être son estime.
Envole-toi avec moi pour la riviera, notre amour sera éternel, je t'offrirai des diamants, des perles, de l'hermine.
Tex Avery – Le Petit Chaperon rouge
Un amour fantasmé
C'était un mardi. En arrivant au bureau il n'avait vu qu'elle. Les yeux lui en sortaient du visage, des palpitations avaient pris le contrôle de son cœur, c'est à peine s'il pouvait encore respirer. La créature de rêve qui se tenait droite comme un I dans son tailleur rouge écarlate à l'accueil, ressemblait trait pour trait à la pin-up rousse du dessin animé de Tex Avery. Transformé pour l'occasion en loup priapique il la dévorait des yeux jusqu'à en avoir la langue tombée par terre. Stoppé net dans son élan il alla lui parler :
- Mais vous n'étiez pas là lundi ?
- Pardon ? Qui êtes-vous ?
- Je suis… heu… arrivé ce week-end…
- Bonjour, c'est vous qui venez de Paris ?
- Oui… Bonjour…
- Je peux vous aider ?
- Euh… non… je… je vais attendre un peu…
Son rouge à lèvre écarlate dessinait le contour magnifique de ses lèvres pulpeuses qu'elle agitait à faire pâlir de plaisir Bertrand qui ne savait plus où se mettre tant il était gêné. Mais voilà, il était au travail et devait faire preuve de professionnalisme ce qui n'était pas inné chez lui. N'en pouvant plus il retourna à la charge :
- Je ne connais pas la ville, ça vous dirait de me la faire découvrir, ensuite on pourrait aller dans un restaurant typiquement Biélorusse, si vous avez le temps bien sûr ? Ce soir ?
- Ecoutez je suis gênée, je vais réfléchir.
- Réfléchir ? Non ce n'est pas possible ! Demain alors ?
- Demain je ne peux pas.
- Après-demain ?
- La semaine prochaine plutôt.
- Je rentre à Paris mardi prochain, ce n'est pas possible.
- Bon d'accord disons jeudi.
- Je m'appelle Bertrand et vous ?
- Moi Anastasia !
- Merci, merci Anastasia !
Après avoir mangé au restaurant ils allèrent s'assoir dans un parc, et là il l'embrassa et faillit lui faire l'amour sous un arbre si le froid glaçant de l'hiver n'était au rendez-vous. Le taxi l'a ramena chez elle et poursuivit son périple jusqu'à l'hôtel Planeta. Le lendemain en arrivant au bureau quelque chose avait changé dans son attitude, son visage était triste, certainement parce qu'elle regrettait d'avoir cédé à ses avances si vite.
Tout était ravissant chez elle. Bertrand était particulièrement sensible à la douceur et à la beauté de ses mains extrêmement soignées par une manucure quotidienne dont les attaches fines de ses poignets révélaient toute la sensualité. Ses grands yeux marron clair posés sur sa peau laiteuse, offraient un contraste saisissant avec la rousseur de ses cheveux mi-longs. Son rire laissait transparaitre un charme fou à faire tomber n'importe quel amoureux transi. A vingt-six ans elle avait fini ses études à l'université en décrochant deux médailles d'or. Bertrand était fou amoureux, car elle représentait pour lui la femme de sa vie.
- Qu'est-ce qui ne va pas Anastasia ?
- Tout ça ne mène à rien. Tu vas rentrer et moi je vais être là.
- Viens avec moi à Paris.
- Je ne peux pas, ici j'ai ma famille, mon travail.
- On se voit ce week-end avant mon départ ? Samedi tu peux ?
- Je voulais aller à la piscine, j'irai plus tard.
De retour à Paris il l'appelait souvent chez ses parents et puis un jour le bureau où elle travaillait avait été fermé par ordre du KGB local. Etant sans travail elle accepta son invitation en plein mois de juin dans un Paris écrasé par la chaleur. Au moment d'aller la chercher à l'aéroport il était transporté par une joie frénétique, en sorte il était l'homme le plus heureux du monde, Toujours aussi ravissante et distinguée, elle portait des bas noirs et ses talons aiguilles lui donnaient la démarche chaloupée que Bertrand affectionnait tant chez les femmes. Elle, très sensible à tous les détails du quotidien l'observait sans qu'il ne s'en rende compte, épiant ici et là ses moindres faits et gestes. Le transfert jusqu'à Paris en car Air France par exemple ne fût pas du tout de son goût, mais bien éduquée elle ne lui en fit pas le reproche. Bertrand ne comprenait pas qu'elle ait changé d'attitude, durant tout le voyage elle ne dit pas un mot, mais à aucun moment il ne comprit qu'elle aurait préféré faire le trajet en taxi pour sa première visite à Paris. Pour lui, seul comptait le fait d'être ensemble, le reste avait peu d'importance, mais pas pour elle, et ce fût sa première erreur. Ce silence était comme un mauvais présage. Arrivé à son domicile ils firent l'amour pour la première fois comme si de rien était.
Le jour suivant ils allèrent faire leurs courses ensemble, et Bertrand qui n'avait pas assez de ses deux mains pour porter les sacs de courses lui demanda de l'aide. A sa grande stupéfaction elle refusa de prendre un des sacs de victuailles en avançant le fait que dans son pays c'était à l'homme de porter.
- Tu peux m'aider et prendre un sac STP ?
- Non !
- Comment ça non !
- Une femme ne doit pas porter des sacs.
- Mais tu vois bien que je ne peux pas tout porter moi-même.
- Ce n'est pas mon rôle !
- Ce n'est pas ton rôle ! Je ne comprends pas, tu peux m'expliquer ?
- Il n'y a rien à comprendre, c'est comme ça c'est tout. Chez nous l'homme doit soulager sa femme.
- D'accord. Dit-il la voix étranglée, et totalement désemparé.
Si elle n'avait pas été aussi resplendissante, compte tenu de son caractère il est possible qu'il l'ait plantée là. Il fît contre mauvaise fortune, bon cœur mais il semblait ignorer que tous ces petits détails accumulés allaient creuser un fossé dans leur relation. A cette époque il était totalement étranger à la féminité, ce qui n'était pas fait pour les rapprocher malgré tout l'amour qu'il avait pour elle. Au bout de quelques jours, ne voulant plus la quitter, il lui demanda de l'épouser. Après dix jours de vie commune ils étaient mari et femme, mais les photos faites à paris par un photographe professionnel trahissaient à qui savait voir, que leur union n'allait pas durer.
En attendant son retour du travail, elle tuait le temps en lisant des livres qu'elle empruntait au centre Culturel Russe. Elle en lisait en moyenne deux par semaine. Tout lui passait entre les mains, de Tourgueniev à Tolstoï en passant par Gogol, Pouchkine ou Dostoïevski. Tous ces livres que lui-même n'avait jamais lus et qui auraient peut-être éveillé d'avantage sa connaissance de la culture de sa femme et réduit ainsi le choc culturel qui pouvait les séparer. Elle lui rapporta la conversation qu'elle avait eût avec sa grand-mère quelques années plus tôt :
- Tu sais ma grand-mère m'a avoué avoir caché des juifs pendant la guerre.
- Ah bon, c'est incroyable. Tu viens d'une famille bien.
- En fait ils habitaient dans une ville qui appartenait à la Pologne durant la guerre, et qui est devenue Biélorusse après parce que les frontières ont changé.
- Tu sais que si les Allemands les avaient attrapés ils les auraient tués, c'était pire qu'en France tu sais ?
- Oui je sais.
- Tes grands-Parents sont des héros. Après la guerre ils ont eu des nouvelles des juifs qu'ils avaient sauvés ?
- Non.
- J'aurais pu ouvrir un dossier auprès de Yad Vashem pour qu'ils aient un arbre planté en Israël en tant que justes parmi les nations.
- C'est quoi Yad Vashem ?
- L'institut international pour la mémoire de la Shoah qui veut dire en Hébreu Catastrophe et qui a été popularisé par le film de Claude Lanzmann. Avant on utilisait le mot holocauste. Au fait la commerçante du pressing de la rue Pergolèse croyait que tu étais juive tellement elle te trouve belle.
Anastasia n'était pas particulièrement au mieux de sa forme, sans travail, déracinée, loin de sa famille son moral n'était pas au beau fixe et leur relation devenait de plus en plus tendue. Un jour en rentrant du travail elle lui avoua que le gardien leur montait le courrier à la maison. Le sang de Bertrand ne fit qu'un tour. Il descendit volontairement en tenue de sauvage avec juste son short en jean, torse et pieds nus pour mettre en garde le gardien de ne plus s'aviser de remonter. Dans le regard de Bertrand se lisait toute sa colère, et dû user des grands moyens pour dissuader l'imprudent de ne pas recommencer :
- Vous me voyez avec mes lunettes, vous vous dîtes celui-là c'est un gentil, je peux en profiter, hein ? Alors, je vais vous expliquer je viens d'Israël, j'étais dans les commandos para, vous remonter une seule fois et vous ne pourrez plus jamais remarcher sur vos deux jambes, vous avez compris ?
- Oui j'ai compris !
Bertrand ne le quitta pas des yeux un instant au point que le gardien, les larmes aux yeux, le supplia d'arrêter. Son regard avait l'avantage d'être très convaincant. Quand il revint dans l'appartement, sa colère n'était toujours pas retombée et ses yeux avaient encore ce feu qui habitait l'âme des guerriers. Anastasia admirative lui lança : En fait tu es comme les hommes Russes. Dans sa bouche c'était un compliment, auquel il répondit avec son beau sourire, celui des jours heureux. Le gardien demanda certainement sa mutation, car ils ne le revirent plus. De leurs côtés Anastasia et Bertrand décidèrent de quitter la rue Chalgrin pour la rue Jouffroy d'Abbans dans la Plaine-de-Monceaux.
- Que dirais-tu d'aller vivre au Canada ?
- Le Canada, mais pourquoi ?
- Je ne suis pas heureux ici.
- Et moi tu as pensé à moi ?
- Quoi toi ?
- Tu m'as demandé si j'avais envie de vivre là-bas ?
- Je te le demande.
- Je n'ai pas envie.
- Je ne vais pas bien.
- Mais on emporte toujours ses problèmes où qu'on aille.
Il n'en fît pourtant qu'à sa tête et déposa une demande d'immigration auprès de la délégation générale du Québec qui dura un an. Celle-ci, avec force de publicité, vantait auprès des Français l'attrait d'un pays neuf, véritable paradis pour trouver un appartement, où l'acquisition d'une voiture était à la portée de n'importe quelle bourse et où la nature était celle du grand Nord Canadien. Après avoir décortiqué sa vie sur une période de dix ans, il obtint le précieux sésame pour aller à Montréal. Le jour du départ venu, elle refusa de le suivre. Il partit donc seul en éclaireur en espérant trouver un travail et un appartement pour la faire venir ultérieurement.
Logé aux vingt quatrième étage d'un immeuble en plein Montréal il se sentait perdu dans cette jungle urbaine au sommet d'un gratte-ciel dont les fenêtres bizarrement ne donnaient sur rien. Le premier jour il alla courir dans un parc à proximité et dès le lendemain il commença à avoir des entretiens professionnels : J'ai bien reçu votre dossier de candidature, mais il faut que je sois honnête avec vous si j'avais à choisir entre un Québécois et vous, je prendrais un Québécois, préférence nationale oblige, vous comprenez ? Dit-il avec son accent à couper au couteau. Ça commençait mal, et ça n'allait pas s'arranger. Les autres entretiens ne donnèrent guère de résultat. Malgré cela, il se mit à la recherche d'un appartement :
- Vous avez un travail ?
- Pas encore, je viens d'arriver !
- Ça va être difficile de trouver un logement.
- Comment ça ? La délégation générale du Québec précise bien dans toutes ses brochures que justement contrairement à Paris on peut trouver un appartement à Montréal même si on n'a pas de fiche de paie au moment de la signature du bail.
- Nous, nous demandons à nos locataires de fournir des fiches de paie.
- C'est à peine croyable.
Il loua une Chevrolet Malibu en espérant découvrir les paysages envoutants qui l'avaient fasciné sur tous les dépliants qu'il avait consultés. Il sillonna donc l'île de Montréal du nord au sud et d'est en ouest. Sur la route les camions poids lourds ne se gênaient pas pour le klaxonner ce qui avait le don de l'énerver, car il ne roulait pas assez vite à leur goût. Au bout de plusieurs heures de route aucune nature à l'horizon, sinon du béton. Avant de retourner à son appartement il alla faire ses courses dans une épicerie de la ville tenue par des Indiens ou des Srilankais il ne savait pas, et gara sa voiture de location non loin de là, sans qu'elle soit visible de prime abord. Au moment de passer aux caisses le vendeur, qui devait certainement être le patron, était franchement expéditif et méprisant à son égard. Il l'avait suivi des yeux et lorsqu'il rejoignit sa Chevrolet Malibu son attitude changea du tout au tout. Il se précipita pour lui offrir son aide, comme si Bertrand était un véritable Maharadjah. Merci c'est gentil, je vais me débrouiller lui répondit gentiment Bertrand.
New-York n'était qu'à 600 km de route de Montréal, il décida donc de passer le week-end à la Grosse Pomme appelée ainsi en souvenir des récompenses offertes aux gagnants des courses hippiques dans les années 1900. La route en car de nuit fût haute en couleur. Arrivé à la frontière Américaine, des policiers armés jusqu'aux dents firent irruption en vérifiant les identités de tous les passagers. Deux noirs furent emmenés pour vérification. Après une heure d'attente en pleine nuit :
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Ils les ont emmenés pour vérification.
- Mais pourquoi ?
- Certainement des prisonniers récemment libérés.
Arrivé à cinq heures du matin il attendit tranquillement que la ville s'éveille. Une fille bien enrobée, vint vers lui naturellement :
- Vous êtes touriste ?
- Je viens de Montréal mais en réalité je suis Français.
- Oh Français !
- Je fais peut-être New-Yorkais.
- La veste en cuir noire, et le jean passe encore, mais les baskets jaunes, ça fait plutôt homosexuel !
- Ah bon, je les trouve originales pourtant.
- Vous êtes à New-York pour combien de temps ?
- Un week-end !
- Demain je peux vous faire visiter le Bronx, il y a un zoo célèbre.
- Le Bronx c'est mon rêve !
- Il y dix ans c'était un véritable coupe-gorge mais aujourd'hui ça a changé. Je suis architecte d'intérieur, voilà ma carte de visite, j'habite le New Jersey, appelez-moi. Bye bye frenchie !
Bertrand, encore sous le choc, eut du mal à s'en remettre, cette fille n'y allait pas par quatre chemins. Totalement désemparé, il était partagé entre sa fidélité à sa femme Anastasia et son désir charnel pour une Américaine qui s'offrait à lui ni plus ni moins. Très au fait de la réputation de la gente féminine outre Atlantique qui n'était plus à faire en matière sexuelle, il convoqua Woody Allen pour lui demander conseil :
- Woody je suis juif et ne peux aller au paradis mais j'aimerais bien aller chez elle.
- On dirait presque une phrase de mon film Harry dans tous ses états.
- Oui mais là c'est la vraie vie.
- Est-ce que tu es seul avec cette fille sur une île déserte, après l'explosion d'une bombe atomique qui aurait décimé toute l'humanité ? Non, donc pense à ta femme.
Et voilà comment Bertrand perdit l'occasion de coucher avec sa première Américaine et de visiter le zoo du Bronx. Il se décida à quitter le hall de la gare. En sortant quelle ne fût pas sa stupeur de découvrir la 5e avenue remplie de yellow cabs (taxis jaunes) alors qu'à cette heure-ci Paris était encore endormi. En marchant dans la rue un groupe de Noirs en discussion avec des filles le vit arriver dans leur direction. Celui qui ressemblait à Huggy les bons tuyaux dans la série Starsky et Hutch alla vers lui l'air nonchalant et souriant :
- Tu veux fumer.
- Non merci.
Ça y est, se dit-il maintenant je suis bien à New-York. Il décida de rentrer dans une sorte de bar tabac qui servait des cheesecakes dont l'apparence alléchante des cerises ne pouvait le laisser indifférent. Une fois assis, son regard se porta sur une femme très grosse probablement une prostituée car son maquillage n'avait rien de distingué. Elle lui lança quelques regards non équivoques, alors que les autres hommes sirotaient leur café les yeux à demi ouverts sur le New York times, sans faire attention à elle. En direction de Madison Avenue où il avait réservé sa chambre, il s'arrêta comme Audrey Hepburn dans le film diamants sur canapés, devant la vitrine de Tiffany's sur la 5e avenue en sifflotant la musique du film Moon River. Sur le chemin, Broadway étalait ses affiches illuminées qui avaient fait la gloire des Théâtres et des comédies musicales.
La chambre d'hôtel donnait sur une cour d'où on pouvait apercevoir sur les toits de New-York, les réservoirs d'eau dans des petites tours en bois qui garantissaient aux habitants une pression suffisante. Vers minuit il prit le Subway. Dans le métro la voix du conducteur annonça que la ligne était interrompue suite à une avarie. Bertrand descendit et termina à pied la distance qui le séparait du quartier Italien où il avait décidé de diner. Devant le restaurant tenu par une famille Italienne, les hommes faisaient la queue avec leurs petites copines habillées sur leur trente et un. Etant seul, le patron invita Bertrand, qui passa devant tout le monde, à s'assoir à une table en terrasse. Le parrain de la mafia la plus puissante des Etats Unis n'aurait pas été mieux accueilli. Les Spaghettis al dente à la sauce Napolitaine avait eu le mérite de le replonger dans le Parrain de Francis Ford Coppola. Le lendemain, sur le bateau qui le menait à la statue de la Liberté il immortalisa avec son appareil photo, les mouettes qui suivaient le bateau alors que loin au fond, se dessinaient les tours jumelles 1 et 2 du World Trade Center hautes de 110 étages chacune symbole de la puissance Américaine. Sur le retour il prit encore quelques photos avec les policiers du New York City Police Department armés de leur 38 spécial, certains décorés de prestigieuses médailles pour leur bravoure, qui acceptèrent gentiment l'invitation et qui trône encore avec fierté dans son album de souvenirs.
Son ordinateur avait rendu l'âme, cet incident malheureux à son retour à Montréal, sonnait comme un signe du destin et une invitation à faire définitivement ses valises pour Paris. Son seul regret : les petits écureuils qui logeaient dans les parcs de la ville et qui venaient grignoter jusque dans la main les noisettes enrobées de chocolat que les promeneurs attendris venaient leur offrir, sous un ciel d'un bleu limpide, été comme hiver.
Il ne fût pas simple de trouver un appartement à Paris, heureusement ses dernières fiches de paie étaient récentes et il trouva un deux pièces dans le quartier Saint Lambert, le plus peuplé de Paris disait-on, précisément rue Desnouettes du nom d'un Général d'empire mort dans le naufrage de l'Albion au large des côtes de l'Irlande, dont le nom fût gravé sous l'arc de triomphe de l'Etoile. Anastasia l'avait retrouvé, et ensemble ils allaient essayer de ne pas finir à la mer. Pourtant les choses s'annonçaient mal. Les rêves d'une nouvelle vie pour Bertrand s'étaient évanouis dans le froid de l'hiver Canadien, et son retour en France le mettait à nouveau face à son mal être. Dans sa cuisine il fixait les murs en revivant les images du passé à la recherche de ce qui l'avait rendu heureux et qui pouvait à nouveau peut-être le sauver de son malheur. Après avoir fait le tour, il se souvint d'un magazine qu'il avait eu entre les mains, à quelle occasion il ne savait plus très bien, et dans lequel il était fait mention du cours Simon une école de Théâtre célèbre pour avoir formé les plus grands acteurs. Après son retour de l'armée il avait joué des textes dans une troupe amateur et il se disait que c'était ça qu'il avait à nouveau envie de vivre. Pris par le Théâtre il allait donner toute son énergie à sa nouvelle passion au détriment de sa femme qui ne manquait aucune occasion de le lui faire sentir en l'humiliant chaque jour davantage. Son arrogance à son égard fût la goutte de trop. Le divorce fût prononcé six mois plus tard.
Un amour bourgeois
Totalement dévasté, il ne pouvait continuer à vivre dans cette maison dont chaque parcelle lui rappelait le souvenir de sa bien-aimée. Adieu donc les côtes meurtrières du quartier Saint Lambert, il allait cette fois jeter l'ancre sur les rivages plus paisibles de la Folie-Méricourt. La rue Pierre levée portait le nom d'un menhir retrouvé à cet emplacement ayant certainement appartenu à un druide. Au quatrième étage donnant sur les toits de Paris, il renoua avec son passé de séducteur impénitent, où se succédèrent comme dans un défilé de haute couture, ses conquêtes amoureuses d'une nuit ou davantage encore. Parmi elles il y en avait une qui avait fait chavirer son cœur. Les yeux bleues d'Inès l'avaient littéralement envouté. Rencontrée au hasard d'un déménagement chez Louise, il ne put s'empêcher de la suivre au moment du départ. Descendu au métro Blanche ils s'arrêtèrent dans un bistrot.
- Alors comme ça tu fais du parachutisme ?
- Comme toi tu fais de l'avion, tu pourrais me larguer.
- C'est vrai je m'envoie souvent en l'air. Il faut que je te raconte il y a un type qui m'a demandé une fois si je voulais bien faire avec lui une séance sado maso ? Il m'a demandé de porter une combinaison en cuir tu te rends compte complètement malade le gars, je lui ai dit qu'il pouvait aller se faire voir. Tu as fini ton verre on y va ?
- D'accord.
Ils passèrent devant le Moulin Rouge, empruntèrent la rue Lepic puis la rue Tholozé. Après le Moulin de la Galette ils arrivèrent Rue d'Orchampt devant une immense bâtisse blanche qui ressemblait à un monastère Grec orthodoxe où avait vécu la chanteuse Dalida. Elle l'avait baladé au gré de son humeur pour donner à leur rencontre une note romantique, car en réalité elle habitait plus loin. Il avait trompé Louise rencontrée juste avant Inès, et grâce à qui il avait pu la rencontrer puisqu'elles étaient copines. Il n'était pas fier de tromper Louise qui ne l'a d'ailleurs jamais su, mais résister à Inès lui semblait totalement impossible.
Un soir le téléphone sonna : …Ça va … oui tu peux me parler … rien de spécial … toujours … il faut que je te laisse …
- Qui est cette fille ?
- Une copine, tu ne la connais pas.
- Tu lui as dit que tu étais toujours célibataire !
- Hein ?
- J'ai l'oreille fine figure toi, on entend tout dans le combiné.
- Mais je disais ça comme ça.
- Laisse-moi passer, je pars.
- C'est hors de question tu restes ici.
- Laisse-moi ou je hurle.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser.
- C'est trop tard.
- Laisse-moi passer pour la dernière fois.
- Non ! Reste … s'il te plait.
Inès partie, il rappela Louise qui était amoureuse de lui, c'est Inès qui le lui avait dit. Il faut dire que le Théâtre lui donnait des ailes et le rendait beau.
Un amour religieux
Ce jour-là Bertrand avait rendez-vous avec son destin qui lui intima l'ordre de prendre sa pause déjeuner à l'extérieur, car il devait absolument faire la connaissance de sa future femme avant de l'épouser. Cette fois-ci il fît un effort et attendit un an avant de la demander en mariage. La cérémonie eut lieu non loin du cours Simon là où il avait fait ses premières armes au Théâtre. Peut-être voulait-il se caser par peur de la solitude à moins qu'à force d'entendre son collègue lui répéter qu'il fallait se dépêcher de choisir car bientôt les meilleures seraient toutes prises, il s'était marié au bout d'un an comme pris de panique en se disant que s'il attendait davantage il serait trop tard. Ou alors il avait estimé qu'il avait assez profité des femmes et pouvait à présent se fixer définitivement. Peut-être même un peu des trois. Il avait aimé Anastasia plus que lui-même et il s'était juré que ça ne lui arriverait plus. Avec Elena, il savait par intuition qu'il ne se brûlerait plus les ailes. Seule au monde comme lui, elle avait perdu toute sa famille et il ne lui restait que sa mère et son fils loin d'ici en Asie Centrale. Il la prit sous son aile en lui achetant tout ce qui pouvait lui redonner un semblant de féminité car son statut de réfugiée l'empêchait de travailler. Il lui offrit des sous-vêtements et du maquillage qui lui faisaient tant défaut. Comme toujours seul son cœur avait guidé son attitude, et elle de son côté ne l'oublierait jamais. Elle faisait souvent référence à sa grand-mère qui lui avait appris à lire dans les étoiles la nuit tombée, ou bien à se soigner avec des plantes, à pratiquer des massages salvateurs, et à communiquer avec les esprits de l'au-delà. D'ailleurs on s'était rendu compte dans sa famille qu'Elena, enfant, avait des dons de prédiction. Mais elle ne faisait rien pour les développer, malgré les gens qui l'encourageaient à percer dans cette voie. Très proche des chamans qu'elle consultait à chaque fois qu'elle voulait connaître son destin, elle avait deux mois auparavant rendu visite à celui qu'elle considérait comme le meilleur à juste titre car contrairement aux autres il ne s'était jamais trompé.
- Je vais partir mais j'hésite entre la France et l'Allemagne ?
- Pars en France car là-bas tu te marieras.
- Ah bon ?
- Mais l'homme dont je te parle n'est pas de notre religion.
Très proche de sa famille, elle avait vu disparaitre tous ceux qui l'avaient accompagnée durant toute sa vie. Son père qui avait divorcé de sa mère quand Elena était encore enfant, eut la mauvaise idée de mourir à son arrivée en France. Mais sa rencontre avec Bertrand allait lui faire oublier ses blessures du passé pour couler des jours paisibles à ses côtés. Son fils de sept ans, qu'elle appelait régulièrement au téléphone, était resté avec sa grand-mère qui s'occupait de lui comme une vraie maman. Au bout de deux ans elle partit le rejoindre avec l'espoir de le ramener avec elle définitivement en France.
Là-bas Bertrand découvrit sa maison natale, avec son lit posé nulle part dans une pièce en guise de chambre. Il y avait de l'eau courante au robinet de la cuisine mais pas dans la pièce d'eau qui leur servait de salle de bain. C'est dans le jardin, à l'aide d'une pompe reliée à une source souterraine, que jaillissait l'eau claire, pure et limpide, qu'il fallait bien sûr chauffer avant de se laver. Pour les toilettes, une petite cabane au fond du jardin faisait l'affaire après quoi il fallait jeter un peu de chaux et voilà tout.
Une nuit, réveillé par les chiens il se leva vers quatre heures du matin. Descendue du ciel une voix lui avait glissé dans l'oreille : Ecoute tu as mieux à faire que de dormir, regarde un peu la majesté de ces lieux. Les yeux entre ouverts, il leva la tête et fût abasourdi par la beauté féérique du ciel Kirghize qui semblait crouler sous un manteau d'étoiles comme il n'en avait jamais vu nulle part auparavant. Une farandole de danseuses étoiles illuminait le silence de la nuit, et ce ballet magique valait tous les spectacles du monde. Les notes cristallines de l'aquarium du Carnaval des Animaux de Camille Saint Saëns, lui revenaient en tête.
Il était resté seul quelques jours avec Alexis, le fils d'Elena et les premiers signes d'une mésentente quotidienne venaient assombrir la perspective d'une vie heureuse à trois. Il fallait dorénavant compter avec ce bambin pour lequel Bertrand n'était nullement préparé et qui lui faisait bien sentir qu'il n'était pas le bienvenu. Après tout il fallait le comprendre puisqu'à ses yeux, Bertrand lui avait volé sa mère durant deux ans.
Rouler en taxi sur des routes défoncées en plein mois d'été par 45°, les deux cent trente-cinq kilomètres qui les séparaient de l'ambassade de France à Almaty au Kazakhstan n'étaient pas de tout repos mais c'était le prix à payer si Elena voulait obtenir le visa pour son fils car le consulat à Bichkek n'était pas compétent en la matière. Revenue fourbue et contente de son périlleux aller-retour elle avait enfin obtenu le précieux sésame. Ne restait plus qu'à convaincre son premier mari schizophrénique qui avait été interné en hôpital psychiatrique, et qui l'avait, de surcroit, menacée de mort au téléphone, de lui accorder l'autorisation de sortie du territoire pour son fils. Un véritable parcourt du combattant. Dès leur retour à Paris les choses commencèrent à aller mal.
- Voilà c'est la première fois que je consulte un neurologue, mais on m'a dit que je suis malade des nerfs alors vous comprenez ?
- Qui on ?
- Un Chaman.
- D'accord.
- Vous venez pourquoi au juste ?
- Il m'est arrivé quelque chose de vraiment bizarre, ma femme s'est mise à écraser des pommes de terre pour faire de la purée avec une bouteille en verre à laquelle je tenais parce qu'elle avait une jolie forme et une belle étiquette orange. J'ai été pris d'une bouffée de colère, et au moment précis où je m'énervais j'ai ressenti que ce n'était pas moi mais un autre qui avait pris le contrôle de ma personne. Rien ne pouvait me calmer, j'ai eu peur. Je pense que l'arrivée de son fils dans notre couple m'a rendu fou. Je n'avais pas imaginé un seul instant les conséquences que cela pouvait avoir sur moi. Je ne sais pas ce qui m'arrive, je suis venu vous voir pour savoir ce que je dois faire.
- J'ai vu votre femme, elle aussi ne vas pas bien. Je lui ai prescrit trois mois de Zoloft, un antidépresseur. Je vous prescris la même chose mais pour un mois. Vous devriez faire de l'analyse transactionnelle.
- C'est quoi au juste ?
- Une forme de thérapie de groupe. Ecoutez il n'y a rien de grave, prenez le médicament que je vous ai donné, réfléchissez et rappelez- moi, si vous êtes intéressé je vous donnerai les coordonnées.
Dans leur studio il n'y avait pas de place pour mettre un lit supplémentaire. Ainsi Alexis dormait dans la salle de bain avec comme seul horizon le hublot de la machine à laver tel un soldat dans un sous-marin Russe. Bien sûr sa mère voulait qu'il dorme avec eux dans leur lit, mais pour Bertrand cela avait quelque chose d'incongru et il réussit à lui tenir tête. A l'école, Alexis se distinguait de ses camarades par son intelligence jusqu'à surprendre son institutrice. Aux échecs il battait Bertrand à plat de couture. Mais son habilité à systématiquement falsifier la réalité avec une extrême malice exaspérait Bertrand au plus haut point. Au collège il commençait à sécher les cours et Elena recevait la liste des absences de son fils tous les mois. Il avait décidé de ne plus travailler. Et pourtant il était encore capable de certaines fulgurances comme en Mathématiques lorsqu'il ramena la meilleure note de la classe lors d'un contrôle. Bertrand avait bien essayé de le suivre, mais aux yeux d'Alexis, seule sa mère trop fatiguée en rentrant du travail le soir, était légitime.
Bertrand avait cédé aux sirènes du Théâtre et avait décidé de quitter son emploi, encouragé par son talent de comédien né. Mais cela tombait mal car peu de temps après, le propriétaire leur envoyait une lettre pour signifier qu'il vendait le studio.
- Vous savez que vous êtes prioritaire si vous voulez l'acheter.
- Cent cinquante mille euros ne se trouvent pas sous la botte d'un cheval ! Où voulez-vous que je trouve cet argent ?
- Dans ce cas vous devrez quitter les lieux comme l'exige la loi, au plus tard dans trois mois.
- Nous ne pouvons pas partir.
- Comment ?
- Ma situation professionnelle a changé depuis la signature du bail il y a trois ans. Je n'ai plus de fiche de paie, je suis intermittent du spectacle, avec ça personne ne nous louera quoi que ce soit. Je vous demande de nous laisser dans les lieux.
- Ce n'est pas possible, comme vous le savez je suis divorcé de ma femme qui exige la moitié, je suis tenu de le vendre.
- Alors il faudra nous expulser.
- Vous me mettez dans une situation très délicate. Vous savez combien va me coûter un avocat pour vous déloger ?
- Je comprends parfaitement monsieur, et à votre place j'agirais de la même façon mais c'est ça où la rue pour nous, je n'ai pas le choix. Surtout qu'il y a un enfant dorénavant, je ne peux pas prendre le risque.
- Mon avocat se mettra en contact avec vous.
- Bien monsieur. Je suis désolé.
- C'est ça ! Dit-il en raccrochant violemment le combiné.
Elena avait entendu toute la conversation et restait sans voix. De son côté Bertrand, qui avait dorénavant une famille, se devait de la protéger. Le lendemain l'interphone sonna. Une voix rauque brisa le silence : Maître Chevillard huissier de justice, j'ai une mise en demeure à remettre en mains propres à M. Bertrand Grossman.
En attendant que leur demande de logement auprès des HLM de Paris aboutisse, Elena contacta une amie dont le beau père travaillait à l'Assemblée Nationale, pour lui demander d'interférer en leur faveur. Ainsi ils reçurent les copies de toutes les lettres envoyées aux élus locaux et à la préfecture en soulignant bien qu'ils étaient dans une situation d'urgence compte tenu de la procédure d'expulsion en cours avec un enfant à charge.
Convoqué au tribunal, le greffier lui demanda dans la salle d'audience s'il était l'avocat. Non je ne suis pas l'avocat. Lui répondit-il simplement. Le propriétaire, lui, s'était fait représenter par son avocat. Le juge prit connaissance de la lettre que lui avait envoyée Bertrand où il lui demandait de prolonger de six mois la sortie des lieux, mais le juge ne leur accorda que trois mois supplémentaires.
- Vous savez je défends mon client parce que je suis avocat mais j'ai conscience que votre situation n'est pas facile, et ce n'est pas de gaité de cœur que nous vous expulsons. Dit-il avec de l'émotion dans la voix, ce qui surprit et toucha Bertrand qui voyait les avocats comme de simples exécuteurs de la loi.
- On a déposé une demande de relogement en HLM, on attend.
- J'espère que ça va aboutir.
- Merci.
Le temps passait et Bertrand ne voulait pas confronter sa famille à l'étape ultime de l'expulsion à savoir la présence d'un commissaire de Police accompagné d'un serrurier qui pose les scellés sur la porte. Ils décidèrent de partir avant l'expiration du délai accordé par le juge, en falsifiant ses anciennes fiches de paie après maintes et maintes tentatives infructueuses. La vérité n'était apparemment pas bonne à dire pour obtenir un logement.
En arrivant à Vincennes ses souvenirs lui revenaient en tête. Est-ce qu'il aurait pu imaginer quand il avait dix-sept ans, que vingt ans plus tard il fonderait une famille là où son premier amour de jeunesse, l'avait quitté. Dans sa chambre Alexis pouvait apprécier la chance de dormir dans un vrai lit en regardant de sa fenêtre les arbres ployer sous le vent. La vue du hublot de la machine à laver de la salle de bain n'était pour lui qu'un mauvais souvenir.
La voisine à moitié sourde regardait la télévision à tue-tête ce qui avait le don d'exaspérer Bertrand qui ne pouvait pas se concentrer sur ses textes. Quand il alla sonner à sa porte un monsieur d'un certain âge lui ouvrit la porte.
- Elle est très vieille et n'entend plus rien.
- Il n'y a pas un moyen ? il existe des casques non ?
- Vous savez elle ne veut rien entendre.
- C'est le cas de le dire.
- Ce que je veux vous dire c'est que personne ne lui dicte ce qu'elle doit faire. Durant la guerre elle avait pris une part active dans la résistante au côté de Lucie Aubrac. C'est une femme de caractère, ne vous fiez pas à son âge canonique, même moi elle ne m'écoute pas. C'est une juste parmi les nations, elle a caché et sauvé des juifs durant la guerre.
- Elle n'est pas juive ?
- Je ne crois pas.
- Vous êtes son mari ?
- Je m'occupe d'elle c'est tout, son mari est mort.
- Le nom sur sa boite aux lettres c'est le vôtre alors ?
- Oui. Enfant, je me souviens quand la Police française a fait irruption dans notre appartement à six heures du matin pas loin d'ici, dans la rue des laitières, ma mère Polonaise qui ne parlait pas un mot de français, n'a pas compris ce qu'on lui voulait … Dans la rue, mon étoile jaune faisait rire les Allemands, moi je tremblais en les voyant.
- Bon, la bonne nouvelle c'est qu'on a fait connaissance, la mauvaise c'est qu'il va falloir que je m'habitue à entendre hurler le poste de télévision.
- J'ai oublié de vous dire, des fois, elle s'endort et oublie de l'éteindre.
- Mon Dieu !
Vous voyez, je suis un triste rêveur, mes lettres ont dû vous l'apprendre, mais vous n'entendrez plus parler de moi, je le jure, et vous dis adieu.
Gérard de Nerval – Les filles du feu
Après six mois d'attente leur démarche fût couronnée de succès. Le bon de visite mentionnait une adresse dans le dix-huitième arrondissement de Paris à deux pas des puces de Saint-Ouen et de Clignancourt. Lors de la première visite Bertrand crut qu'elle allait s'évanouir en découvrant l'appartement, et le quartier.
- Ils vont le refaire à neuf, ne t'inquiète pas.
- Même, regarde le quartier, tu as vu les graffitis dans le hall d'entrée et la population ?
- A Vincennes au moins on est entouré de verdure, il y le château, la forêt.
- Mais le loyer est trop cher pour nous. En plus chaque année il l'augmente, on ne s'en sort plus, tout ton salaire y passe. Il faut qu'on leur donne la réponse au plus vite sinon ça va nous passer sous le nez, et puis on n'a pas entrepris toutes ces démarches depuis un an pour refuser maintenant. C'est une opportunité qui ne se représentera pas, crois-moi.
Quitter la rue du général Massu à Vincennes pour la rue Gérard de Nerval, même si elle portait le nom de l'illustre écrivain retrouvé pendu à un lampadaire, avait un seul avantage : Bertrand n'allait plus avoir à se boucher les oreilles pour ne plus entendre hurler le poste de TV de sa voisine. Au collège, les parents d'élèves avaient alerté Elena sur les très mauvaises fréquentations de son fils, ce qui ne semblait pas l'inquiéter outre mesure, tant elle avait confiance en son fils. Alexis devenait incontrôlable et Bertrand commençait à ne plus le supporter.
Pour se changer les idées, il décida d'aller visiter le camp d'extermination d'Auschwitz en Pologne. Il avait beaucoup lu à ce sujet et savait qu'à plus de quarante ans, ce voyage s'imposait dans son esprit comme une évidence. Dans le tramway qui le conduisait de la gare au centre-ville de Cracovie, il avait engagé la conversation avec une magnifique Polonaise qui retournait chez elle après avoir fini son doctorat à Paris. A l'arrêt suivant, elle retrouva une connaissance laissant à Bertrand le loisir d'observer la ville attentivement. Là, devant lui sans qu'il n'en croie ses yeux, s'érigeait sur un mur en lettres immenses Juden Raus (Les juifs dehors). Un instant son esprit vacilla, il était en 1941, l'Allemagne Nazie avait envahi la Pologne depuis deux ans et le tramway bondé de juifs avec un brassard blanc et l'étoile de David bleue au centre marquée jude, traversait le ghetto. Il réussit péniblement à retrouver son souffle mais sa vision le laissa pantelant. Il regarda les autres passagers pour se rassurer et s'extirper de son cauchemar.
Le lendemain matin, il parcourut les soixante kilomètres qui séparaient la civilisation de la barbarie. Dans la navette régnait un silence de mort, et même l'impénitent dragueur qu'il était, n'avait pas envie de faire connaissance. La campagne polonaise paraissait encore plus triste en cet hiver pluvieux.
Il passa sous le panneau Arbeit macht fre, (le travail rend libre), et fût surpris de la petitesse de l'entrée, qui, sur les photos, paraissait beaucoup plus grande. A côté de la seule chambre à gaz expérimentable encore intacte, les fours crématoires faisaient un pied de nez aux négationnistes. A Birkenau le prolongement de la ligne de chemin de fer jusqu'au camp permettait de trier les déportés, dès leur arrivé, dont la majorité furent exterminés. En guise de souvenir il ne put s'empêcher de prendre une pierre du ballaste et de la mettre dans sa poche. Dans les baraquements, à proximité des châlits, une délégation d'Officiers Israéliens avait laissé au sol une bougie dans un verre. Il était écrit en Hébreu Témoins en uniforme. En sortant il arracha un morceau de barbelé avec lequel il confectionna une étoile de David, et décida de rentrer à l'auberge de jeunesse avec son précieux trésor.
Parti faire quelques emplettes dans un grand magasin de Cracovie, son regard ne pouvait s'empêcher d'admirer les plus belles femmes Polonaises qu'il avait la chance de croiser.
- Je vous ai ramené de la charcuterie.
- Tu sais que là-bas ils ont la meilleure charcuterie au monde.
- En tout cas c'est une grande marque artisanale.
- Hum, un délice. Raconte comment ça s'est passé ?
- Tu as un espace où ils ont collecté tous les ustensiles de cuisine.
- C'est quoi ? Demanda Alexis.
- Les juifs ne pensaient pas être exterminés, ils avaient donc emporté quelques affaires personnelles en pensant qu'ils pourraient les réutiliser. Dans un autre emplacement les montagnes de cheveux sont encore là, de même que les valises empilées avec les noms dessus. Mais ce qui m'a le plus touché, ce sont les vêtements des nourrissons... Dit-il les larmes dans les yeux sans pouvoir terminer sa phrase.
- Un collègue m'a dit la même chose, c'est ce qui l'a le plus touché.
A leur retour de l'île de Batz en Bretagne, où durant quelques jours, ils avaient planté leurs tentes, Alexis se retrouva le corps recouvert de boutons rouges. En inspectant sa tente restée dans sa chambre, Bertrand découvrit qu'elle était infestée de punaises de lit, qui la nuit venue, avaient colonisé son lit.
- Tu sais ce que l'on dit chez nous à propos des punaises de lit ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- C'est le signe d'une séparation.
- C'est quoi cette histoire ?
- Cela fait partie de notre culture, c'est de la divination.
- Comme les mites qui ravagent mes vêtements, cela veut dire que je vais mourir.
- Ne rigole pas, nos sages savent de quoi ils parlent.
Un soir il se décida à lui parler ne voyant aucune issue favorable à leur histoire. Les yeux remplis de larmes, il s'approcha d'elle comme un condamné à mort. Il avait mûrement réfléchi et savait que plus rien ne pourrait sauver leur histoire. Dans sa gorge noueuse les mots n'avaient plus leur place et c'est avec beaucoup de difficulté qu'il s'exprima.
- Assieds-toi, s'il te plait, je veux te parler. Nous ne pouvons plus continuer ainsi. Je ne vous rends pas heureux. Il faut regarder la réalité en face. Je veux que tu sois heureuse et ton fils aussi. Crois-moi, c'est la meilleure solution pour nous trois. Plus tard tu me remercieras. Dit-il en sanglotant comme un enfant, car il savait qu'Elena l'aimait vraiment.
Elle ne parut pas trop y croire. Dans le passé n'avait-il pas aussi évoqué un départ, sans mettre à exécution son plan ? Mais cette fois-ci, il avait fait le tour de la question car il ne voulait pas gâcher leur vie et la sienne par la même occasion.
Au tribunal l'avocate s'était montrée infecte et humiliante à son égard. Il ne l'avait pas ratée. La juge bienveillante, estima que l'arrogante l'avait bien mérité. Blessée dans son orgueil, elle les menaça de ne pas les divorcer, et finalement se rétracta par pitié à l'égard d'Elena qui avait la larme à l'œil. Le chaos provoqué par la colère de Bertrand plongea la greffière dans un profond embarras.
- Qu'est-ce que je note Mme la juge ?
- Notez ce que vous voulez !
Sept ans venaient de s'écouler. A nouveau Bertrand allait se retrouver seul. Face à lui-même. Mais libre.
Je me retourne sans cesse vers mon passé. J'y fouille, comme un chiffonnier dans la poubelle.
Roger Martin du Gard - Les Thibault
Un amour artistique
Les puces de Saint-Ouen et de Clignancourt étalaient leurs marchandises à perte de vue. Ici tout était bon à vendre, des objets improbables, comme des reliques anciennes qui faisaient le bonheur des chineurs toujours à la recherche de la perle rare. Sur le chemin, un vieil homme Africain qui flânait comme lui dans les allées étroites des vendeurs, lui demanda s'il n'était pas médecin. Surpris et flatté, il lui répondit simplement non, sans même savoir ce qui pouvait inspirer chez lui l'apparence d'un guérisseur. A la recherche d'un petit boulot, il trouva une place de vendeur dans une armurerie à côté des surplus militaires. La patronne traitait son personnel comme des moins que rien. Si Bertrand avait pu monter une pièce de Théâtre avec elle en tête d'affiche, c'est sûr il aurait fait salle pleine tous les soirs. Devant les clients médusés, elle traitait avec la même désinvolture tous ses vendeurs qui s'efforçaient de faire au mieux leur travail mais elle ne pouvait s'empêcher de leur voler la vedette quand elle sentait qu'ils ne savaient pas y faire. Avec elle le client repartait à coup sûr avec quelque chose dans les bras. On se demandait bien pourquoi elle embauchait des vendeurs puisqu'à elle seule elle faisait mieux que tout le monde. Si par malheur l'un d'entre eux venait à lui répondre, alors elle le licenciait sur le champ. Mais le lendemain elle avait déjà oublié ce qu'elle avait dit la veille, et tout recommençait de plus belle. Bertrand en avait pris son parti. Sans le savoir le destin l'avait amené au bon endroit.
- Bonjour je cherche des genouillères.
- C'est pour vous ?
- Pas exactement. Vous en avez, parce-que c'est urgent. On m'a dit que vous en aviez.
- Un instant. On a des genouillères ?
- Ecoutez ce n'est pas grave, j'irai voir ailleurs.
- Attendez, qu'est-ce que vous voulez faire avec des genouillères ?
- Je fais de la sculpture et j'en ai besoin pour faire un moule.
- De la sculpture, dans quelle matière ?
- Avec du plastique.
- Moi je fais du Théâtre, ça vous dirait de venir voir une pièce ?
- Oui pourquoi pas ? Tenez, je vous laisse ma carte.
- Merci, à bientôt.
Et voilà comment Bertrand avait su tirer parti de la situation. Il faut dire que quand il l'avait vu arriver, elle lui avait tout de suite rappelé une ancienne connaissance qu'il avait connue sur Meetic. Ils s'étaient donné rendez-vous dans un bistrot et le soir même, il l'avait emmenée chez lui rue de la pierre levée. Il se disait que dans la vie quand on perd une personne que l'on a aimée, on en rencontre une autre qui lui ressemble. Chez une femme, la première chose qu'il regardait était ses mains. Il considérait que c'était une partie de l'âme. Les ongles d'Aurore étaient lisses, nets, fins et transparents. Leur longueur ajoutait une touche supplémentaire de féminité dont il avait été privé avec Elena. Il n'en prit conscience qu'à la fin de leur histoire. Une nouvelle aventure allait le sauver une fois de plus de la déchirure qu'avait provoqué sa séparation.
Il était tellement heureux de traverser Paris à vélo pour la retrouver chez elle dans le 15e arrondissement de Paris. Au rez-de-chaussée d'une rue paisible dont il avait oublié le nom, il rentrait dans son atelier de sculpture par une porte qui laissait penser qu'il s'agissait d'un magasin puisque dans la vitrine on pouvait distinguer ici ou là des objets sculptés posés comme s'ils étaient à vendre. Au fond une mezzanine lui servait de chambre à coucher. Sa vie intimement liée à son art laissait la part belle à ces visages qui la regardaient fixement sans bouger, elle, le démiurge de ces âmes inanimées.
- Il y a quelque chose qui me gêne dans tout ça. Je ne sais pas, je crois que je suis jaloux.
- Jaloux de quoi ?
- De tes sculptures. En fait les enfants que tu n'as pas eu, sont là autour de toi.
- Tu me veux à toi tout seul.
- Peut-être.
- Mon ancien copain, qui lui avait fait les beaux-arts, était aussi jaloux mais pour une autre raison. Il se rendait compte que j'avais plus de talent que lui alors que je suis une autodidacte. Lors d'un voyage en Israël, il avait rencontré un ministre qui lui avait commandé la reproduction d'une toile de maître.
- Tu te rappelles de son nom ?
- Non, c'était même avant que je le connaisse je crois. Dans sa famille pourtant on n'était plutôt antisémite. Je me rappelle sa tante disait en parlant de Simone Veil, la juive.
- C'est incroyable que tu te sois lancé dans la sculpture !
- Ma mère me disait toujours « Quoi que tu fasses, je sais que tu réussiras toujours ».
A ses mots il baissa la tête puis essuya une larme.
- Bon j'ai acheté des asperges, tu restes manger.
Symbole de la Belle Epoque les nombreux aficionados se pressait sous l'immense verrière style Beaux-Arts du Grand Palais où se tenait la Foire Internationale de l'Art Contemporain.
- Comment t'es rentré ?
- Le vigile m'a laissé passer.
- Sans payer !
- Oui. A croire que la richesse n'est pas inscrite sur mon visage. Pareil : à Amsterdam on m'a laissé rentrer au Rijksmuseum sans payer.
- Tu vois que tu as de la chance.
- C'est extraordinaire, regarde le détail de cette peinture on dirait une photo. Quelle perfection !
- Regarde ce requin fait en résine, il n'y a même pas une seule bulle d'air.
- Cette transparence, c'est magnifique. Il y a tellement de génie dans ce pays, c'est incroyable.
Toujours gentille et douce avec lui, elle ne supportait pas qu'il drague son amie modèle plus jeune qu'elle, dont les formes généreuses lui permettaient de poser nue dans les cours de dessin. C'est la seule fois où il essuya de sa part Tu es un goujat. Artiste dans l'âme, Aurore lui correspondait parfaitement mais les dix ans qui les séparaient ne lui convenaient plus. Alors il décida de partir, comme ça, du jour au lendemain. A la question Tu resteras mon amie ? Elle avait répondu Oui du bout des lèvres, comme pour ne pas le décevoir. En réalité elle ne le revit plus, à son grand regret. Aurore avait été là au bon moment, il ne l'oublierait jamais.
La liberté d'aimer n'est pas moins sacrée que la liberté de penser
Victor Hugo
Un amour fugace
Nullement démoralisé par sa séparation il draguait les touristes Russes dans la rue en les abordant le plus simplement du monde. A bord du chemin de fer Transsibérien, Natacha avait voyagé depuis Novossibirsk jusqu'à Moscou puis Paris. A proximité des grands magasins, les rues adjacentes étaient plus calmes et plus propices pour une rencontre.
- Vous êtes Russe ? Lui demanda-il en anglais.
- A quoi voyez-vous ça ?
- A vos pommettes hautes, vous venez certainement de Sibérie.
- En effet. Et vous ?
- Moi je ne suis pas Russe mais j'ai été marié avec une Biélorusse, et une Kirghize.
- Tiens, tiens.
- Vous parlez Russe alors ?
- La seule chose que je sais dire c'est nombril et taches de rousseur.
- Combien de temps vous avez été marié ?
- Trois ans avec la première et sept ans avec la deuxième.
- Deux mots en dix ans c'est pas mal. Dit-elle en souriant.
Bertrand avait réussi à la faire rire, c'était donc gagné. Ils continuèrent à marcher dans la rue jusqu'à son hôtel dans le quartier interlope de Pigalle. Son sexappeal le rendait fou, mais elle se gardait bien de lui offrir autre chose que de caresser ses magnifiques cheveux longs et de lui donner la main. Après une visite dans un sexshop et beaucoup de tergiversations, elle se résolut quand même à le suivre dans son appartement. Une visite au Mont Saint-Michel avec son groupe, et elle rentra en Russie où son travail d'Ingénieur l'attendait. Grâce à elle il avait visité la tour Eiffel pour la première fois de sa vie, mais ce n'est pas ce souvenir qu'il garderait…
En cherchant bien sur Internet il retrouva la trace de Kristina sa copine Suédoise. Elle n'en crut pas ses yeux. Toujours célibataire, elle accepta de venir à Paris pour le voir. Il l'emmena dans un square à proximité de la gare du nord, lui prit la main, et se colla instinctivement contre elle comme s'ils s'étaient quittés hier. Elle était disponible et lui aussi. Leurs retrouvailles avaient quelque chose d'irréel, pour l'un comme pour l'autre.
- Tu parles toujours aussi bien le Français, c'est incroyable. J'avais des photos de toi et puis elles ont disparu, c'est dommage.
- Qu'est-ce que tu deviens ?
- Je fais le clown sur des scènes de Théâtre, je suis en instance de divorce pour la deuxième fois, et j'ai pas un rond. Et toi tu as été mariée ?
- Non.
- Mais pourquoi ? Tu ne voulais pas avoir des enfants ?
- Il y a eu un drame dans ma famille. Ma sœur est morte d'un cancer, j'ai dû m'occuper de ses enfants, je suis leur deuxième mère. Je suis retournée voir le médium, tu te rappelles celui qui m'avait dit en voyant ta photo que nous étions amis dans une vie antérieure, j'étais venue pour parler avec ma sœur, et puis il me dit comme ça « pendant que vous parlez elle est entrain de vous serrer dans ses bras ». J'ai fondu en larmes.
- Tu restes dormir à la maison ?
- Non bien sûr, je vais prendre une chambre d'hôtel. Dit-elle avec ironie.
- Tu réalises que vingt-sept ans se sont écoulés, c'est comme si c'était hier.
- Je sais, c'est fou.
Parfois il vaut mieux rester amis, c'est en tout cas ce que devait penser Kristina après avoir fait l'amour avec Bertrand. Il n'avait pas été particulièrement attentionné. Elle s'attendait peut-être, après toutes ces années, à ce que le feu jaillisse à nouveau entre eux comme au premier jour, mais il n'en fût pas ainsi. Une remarque la fît bondir du lit. En guise de seule réponse : un doigt d'honneur. Ils continuèrent à se balader ensemble dans Paris. Malgré l'épisode malheureux de la veille, quelque chose de plus fort les liait entre eux. Il avait tenté de s'excuser mais elle rentra en Suède, déçue.
En comptabilisant toute ses conquêtes il réalisa qu'il était sorti en un an avec douze femmes, soit une par mois. Malgré tout il passait ses dimanches soir tout seul, et aucune d'entre elles n'avaient pu combler ce vide.
- Allo Lucie ?
- Salut Danielle, comment tu vas ?
- C'est plutôt à moi de te demander. Alors ton ectoplasme, t'en ai où avec lui ?
- C'est fini, on s'est quitté il y deux mois.
- Ça te rend triste ou pas ?
- Tu veux que je te dise, j'en ai, mais alors, plus rien à foutre, tous les mêmes ! Tiens, je vais m'acheter un gros chien, il me tiendra compagnie et il me fera pas chier ! Les mecs c'est bon c'est terminé.
- Bon… Et la danse tu viens la semaine prochaine ?
- Je pense.
- On fait une petite fête à la maison avec Remy pour le nouvel an, tu veux te joindre à nous ?
- Merci mais je préfère rester seule.
- Comme tu voudras… si tu changes d'avis… tu es la bienvenue.
- D'accord.
- Bon à jeudi alors.
- A jeudi, salut.
Son emploi aidé dans une école maternelle permettait tout juste à Bertrand de manger et pas toujours à sa faim. Le Protocole d'accord avec le HLM prévoyait d'échelonner ses loyers sur l'année, le temps pour lui de se renflouer financièrement. Il y avait donc urgence à trouver un petit boulot. La période des fêtes de fin d'année était le moment idéal.
A deux pas du conservatoire Hector Berlioz, le marché de la porte Saint-Martin allait lui permettre une fois de plus d'avoir rendez-vous avec son destin.
- Bonjour Monsieur, vous n'auriez pas besoin d'un vendeur durant les fêtes ?
- C'est-à-dire qu'on recherche une vendeuse.
- Je peux me mettre une jupe si vous voulez…
- C'est bien, vous êtes motivé. Vous avez des prétentions ?
- Non, j'accepterais vos conditions.
- Dans ce cas, à demain 9h00.
- Il y a besoin d'une tenue particulière ?
- On vous donnera tout ça sur place.
- Merci Monsieur, à demain.
En arrivant on lui expliqua le fonctionnement de la balance et autres détails qu'il devait connaître avant le premier grand rush du 24 décembre au soir. Il raconta à une vendeuse sa situation. Il était sympathique avec le personnel. En fait les clients étaient au commerçant ce que le public était aux comédiens. Il en rencontra même un de la troupe de Daniel Mesguich qui aurait certainement préféré qu'il ne le reconnaisse pas. Durant cette période il ressentait une drôle d'impression, il avait l'intuition que quelqu'un allait lui faire un cadeau, et en effet il ne s'était pas trompé. Le sort en avait décidé ainsi.
- Ta copine Lucie elle passe le réveillon avec nous ce soir ? Demanda Rémy à Danielle.
- Je l'ai invitée il y a une semaine. On en a reparlé à la danse jeudi, elle ne veut rien savoir, je crois qu'elle a besoin de se retrouver avec elle-même depuis sa rupture. Tu vas chercher la viande, moi je vais chez le poissonnier.
- Dac.
Un jeune homme sympathique, souriant et dynamique se tenait là devant elle, qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Intriguée, elle alla voir la vendeuse.
- Bonjour Babette vous allez bien ?
- Bonjour Danielle, on fait aller.
- Pas trop fatiguée avec ces fêtes ?
- Ne m'en parlez pas, on bosse jours et nuits.
- J'ai remarqué que vous aviez embauché du personnel.
- Ah, vous voulez parler du nouveau ? Il n'est là que cette semaine.
- Il est pas mal, dis donc !
- Et très gentil !
- Mais alors qu'est-ce qu'il fait dans la vie ?
- Il m'a dit qu'il faisait du Théâtre.
- Ah je comprends maintenant.
- C'est sûr ici il est dans son élément. Il vous a tapé dans l'œil, comme dirait l'autre !
- Moi j'ai déjà ce qu'il faut à la maison. Mais je pense à une amie.
- Bon, c'est pas tout ça, faut qu'j'y retourne sinon mon patron va me taper sur les doigts.
- Courage Babette et bonnes fêtes.
- Merci, à bientôt Danielle.
Bien trop occupé avec les clients, Bertrand n'avait pas soupçonné une seconde le petit manège qui s'était déroulé dans son dos. En face de lui, dans la file d'attente, se tenait Danielle qui avait eu le temps d'échafauder son plan dans sa tête. Ses grands yeux bleus déclenchèrent en lui une envie irrépressible de lui parler. Pendant que derrière, les autres attendaient patiemment leur tour, il entama la conversation.
- Je vous ai remarquée vous savez, vous avez été aux huitres et maintenant vos êtes là devant moi, difficile de ne pas vous remarquer avec vos jolis yeux bleus.
- J'ai mon copain, il va bientôt arriver… j'ai ce qu'il faut. Je voudrais vous présenter ma copine !
- En sorte vous voulez me faire un cadeau ?
- Exactement.
- Elle a quel âge ?
- Quarante-cinq.
- La couleur de ses yeux ?
- Verts. Elle est très gentille, et très facile à vivre. Je vous laisse ses coordonnées, elle s'appelle Lucie.
- Ma foi... Merci beaucoup !
- Je vais prendre un kilo de dos de cabillaud, et 500 g de crevettes de Madagascar.
- Au revoir alors.
- Au suivant… Bonjour monsieur, vous voulez aussi me présenter quelqu'un ?
La plus grande vérité qu'on puisse apprendre un jour est qu'il suffit d'aimer et de l'être en retour.
Baz Luhrman – Moulin Rouge
Un amour idéal
Totalement absorbée par le film Moulin Rouge, Lucie était en train de rêver sa vie dans les bras de Ewan McGregor jeune écrivain Anglais amoureux d'une courtisane et actrice de cabaret Nicole Kidman, au début du XXe siècle dans le quartier de Montmartre… quand la sonnerie du téléphone l'extirpa de son rêve.
- Bonjour, vous êtes Lucie ?
- Oui c'est moi.
- Je suis Bertrand.
- Enchantée.
- Cette histoire est incroyable, vous ne trouvez pas ?
- Oui je le pense aussi.
- On peut se voir cette semaine si vous le désirez.
- D'accord.
- Je vous propose qu'on se donne rendez-vous au Théâtre du Vieux Colombier, jeudi ça vous irait ?
- Parfait, après mon cours de danse, 19h00 c'est bon pour vous ?
- 19h00 d'accord.
- A jeudi alors.
- A jeudi.
Confortablement assis sur une banquette en cuir, il voyait l'heure tourner sans qu'aucune figure féminine ne se profile à l'horizon. Il était 19h30 et il ne comprenait toujours pas pourquoi elle n'était pas là. Il n'avait reçu aucun SMS pour l'avertir de son retard. Après tout, cette folle histoire ne pouvait pas marcher, c'était trop beau, il y avait forcément anguille sous roche. La rappeler pourquoi faire ? Si elle avait vraiment tenu sa promesse elle aurait au moins rappelé pour s'excuser de son retard, mais là rien, aucune nouvelle… que fallait-il en penser ? A moins qu'il lui soit arrivé quelque chose. Il composa son numéro pour en avoir le cœur net. Que se passe- t- il ? Il est 19h30 je vous attend depuis une demie heure… Dans quinze minutes d'accord !
Une femme assez grande d'allure svelte et élancée avec de longs cheveux blonds se dirigea directement vers lui, certainement parce que les autres étaient accompagnés.
- Après la danse on a été prendre un verre avec les filles, je n'ai pas vu le temps passer, je suis désolée.
- Ce n'est pas grave vous êtes là maintenant. Je vais commander un verre au bar, vous voulez quoi ?
- Ce que vous voulez…
- Un Perrier citron ça vous va ?
- Très bien.
- Ce Théâtre est un rescapé, il a été tour à tour, salle de projection, club de jazz, salle de conférence, studio d'enregistrement, il a même failli devenir une station-service. Mais maintenant c'est une des salles de la Comédie française.
- C'est original pour une première rencontre, mais comment savez-vous tout ça ?
- Je fais du Théâtre…
- Moi de la danse…
- Quel genre de danse ?
- De la danse contemporaine, mais j'ai une formation classique.
- Vous vouliez être danseuse ?
- J'aurais pu, à dix-sept ans j'étais premier prix inter-conservatoire. Vous faites du Théâtre depuis combien de temps ?
- Depuis bientôt sept ans.
- C'est courageux.
- Surtout inconscient. Vous connaissez Danielle depuis longtemps ?
- Pas mal de temps effectivement. Elle me connait bien.
- C'est la première fois qu'une histoire pareille m'arrive.
- Quand elle m'a appelée, j'ai un peu halluciné.
- Vous êtes seule depuis longtemps ?
- J'ai rompu il y a deux mois.
- C'est encore frais.
- Oui et non.
- Et vous ?
- Moi, marié deux fois, divorcé deux fois.
- Moi une seule fois. Ça m'a suffi.
- A nous la liberté alors !
Avant de se promettre de se revoir dans le courant de la semaine, il brisa la glace en lui prenant la main alors que rien dans l'attitude de Lucie, d'apparence assez distante, ne laissait présager qu'elle ne le repousserait pas. Emu par son geste, elle lui adressa un dernier sourire puis disparut dans une bouche de métro après avoir accepté de le retrouver chez lui, la semaine suivante.
Pour l'occasion il avait préparé différentes salades, chacune soigneusement présentées dans des petits ramequins, ce qui la toucha beaucoup. Assis sur son lit, la chemise entre ouverte, il l'embrassa langoureusement. Elle qui ignorait son palmarès, venait sans le savoir de tomber dans les pattes d'un dragueur né. Oh, elle s'en doutait bien un peu quand même. A quarante-sept ans, car elle avait menti sur son âge, elle se doutait bien, vu son profil, que le beau Serge n'en était pas à son premier flirt. Mais ça lui était égal, car elle le trouvait beau. Le destin les avait rapprochés, et même si, au début, ni l'un ni l'autre n'en avait vraiment conscience (car il leur était difficile de croire à plus de quarante ans, pour elle au prince charmant et pour lui à la belle au bois dormant), au fur et à mesure de leurs escapades dans Paris, se dessinait entre eux une évidence, celle d'avoir trouvé leur alter égo. La rencontre imprévue de Romeo et Juliette, non pas au bal des chevaliers, mais au Théâtre du Vieux Colombier, allait les sauver d'eux même en quelque sorte. Lucie avait gardé les stigmates de son divorce, Bertrand était mal dans sa peau. Mais leur rencontre n'allait pas sans heurts. Elle la vamp, la femme fatale, la séductrice jamais avare d'un sourire, à l'affût du premier regard dans la rue, allait mettre à mal leur couple. Lui le dominateur victime de ses provocations répétées, allait en faire les frais.
Plusieurs fois, à chaque rupture, il s'était promis de ne plus jamais revenir, mais un désir irrépressible l'obligeait à faire le premier pas et à la rappeler. Cette histoire qui n'avait que peu de chance de durer, compte tenu du rythme auquel Bertrand faisait et défaisait ses liaisons, prenait des allures plus profondes qu'il ne l'aurait imaginé. Tous deux bourreaux des cœurs avaient laissé quelques cadavres dans leurs placards respectifs, et le sort avait décidé de les venger. Hantés par leurs souvenirs, ils avaient rêvé d'une vie amoureuse calme et paisible mais c'était sans compter leur caractère bien trempé. Le plus troublant c'est que Bertrand retrouvait en Lucie toutes les femmes qu'il avait connues comme s'il ne les avait jamais quittées. Son âme sœur était unique et multiple à la fois.
- Tu te rappelles de ma première copine ?
- Celle que tu retrouvais place du Trône à Nation quand tu avais 17 ans ?
- Oui, et bien elle s'appelait Lucie comme toi.
Je vais me faire le premier venu. Lui assena Elena au téléphone, alors qu'il l'appelait pour prendre de ses nouvelles depuis qu'il avait déménagé dans son nouvel appartement de la rue Marcadet. Dans la nuit il se retourna dans tous les sens, incapable de trouver le sommeil. Le matin venu, il poussa un cri au moment de se lever. Les violents vertiges qui avaient pris possession de sa tête l'obligeaient à ne plus bouger. Dans son délire son lit se dressait à la verticale sans qu'il ne puisse rien faire. Il avait perdu tout repère. Dans sa torpeur, ses mains saisirent désespérément les draps pour ne pas tomber. Au bout de quelques minutes la tornade passa, mais quand il se leva il lui était impossible de se tenir debout sans s'agripper au mur.
- Vous avez été victime d'un vertige paroxystique bénin. Si ça ne passe pas avec les médicaments que je vais vous donner, il faudra effectuer une manœuvre, qui consiste à basculer le corps pour lui faire retrouver les notions de haut et de bas que vous avez perdu. En fait nous avons dans la tête ce que l'on appelle des otolites, ce sont des petites pierres qui nous permettent de nous repérer dans l'espace.
- Merci docteur.
La vie avec Elena l'avait convaincu que l'homme et la femme n'étaient pas faits pour vivre ensemble. Ainsi il avait décidé à postériori que Lucie et lui ne vivraient pas sous le même toit. C'est peut-être pour cette raison là qu'au bout de dix ans ils étaient toujours ensemble.
- Quelque chose me dit que là où ils sont ton père et le mien ont tiré les fils de notre rencontre.
- Ce sont nos anges gardiens après tout. Lui répondit Lucie.
Assis sur un croissant de lune en observant la terre :
- Dis, c'est pas un cadeau ton fils ?
- Et ta fille tu crois que s'en est un ?
- Parfaitement monsieur, et même un cadeau de Noël.
- Tu ne regrettes pas quand même ?
- Non, car ton fils est un bon gars, même s'il a mauvais caractère.
- Bon, tu me rassures, à un moment je t'ai senti hésitant, tu sais quand tu as envoyé Danielle au marché.
- Oui je me rappelle… Tu entends ?
- Quoi ?
- De la musique me parvient de la terre, c'est ma femme qui fête ses 90 ans. Oh regarde comme elle est encore jolie.
- Tiens mon fils n'est pas avec eux.
- Je vais caresser le dos de ma Françoise. Tu as vu comme elle s'est retournée... Tu crois que je lui manque ?
- Dis donc, j'y pense… si mon fils est avec ta fille c'est bien qu'il te ressemble un peu.
- Ah c'est vrai, j'y avais pas pensé !
Ne te vante pas d'avoir été le premier dans mon cœur, si tu n'as pas été suffisamment intelligent pour être le dernier.
Marilyn Monroe.
Entre les deux Lucie, s'était écoulé quarante ans durant lesquels Bertrand avait aimé et avait été aimé.
Dans son panthéon amoureux étaient gravées Kristina, Petra, Fabienne, Ayelet, Jessica, Anastasia, Inès, Louise, Elena, Aurore, Natacha et bien d'autres pour l'éternité.
Table des matières
Françoise. 3
Un amour de jeunesse. 12
Un amour de vacances. 27
Un amour passionné. 33
Un amour amical54
Un amour biblique. 66
Un amour mémorable. 87
Un amour fantasmé. 117
Un amour bourgeois. 135
Un amour religieux. 138
Un amour artistique. 159
Un amour fugace. 166
Un amour idéal177