L'amour joue sa carte

Caroline Pidello

L’amour joue sa carte

— Pense à autre chose qu’à ton travail, ma chérie. Tu as déjà vingt-huit ans et tu vas finir vieille fille.

C’était ma mère toute crachée ! Je venais de lui annoncer que j’avais décroché un poste d’avocat collaborateur dans un grand cabinet parisien et, tout ce qui lui importait, c’était de me marier !

— Assieds-toi, je vais chercher mon jeu de tarot.

Encore une fois je la reconnaissai bien là : sortir ses cartes en espérant y lire mon avenir. Depuis ma plus tendre enfance, j’étais la spectatrice amusée du défilé incessant des amis et des voisins soucieux de leur futur. Pour ma part, je n’ai jamais cru en la cartomancie. Mais aujourd’hui, sans savoir pourquoi je me laissai convaincre. Un des chats de la maison sauta sur mes genoux tandis qu’un autre se frottait contre mes jambes.

— Très intéressant, dit-elle après avoir disposé en croix les quatre cartes que j’avais piochées.

Je regrettais déjà de m’être laissée convaincre quand quelque chose dans son intonation m’intrigua.

— Le Bateleur, la Justice, l’Amoureux et le Soleil, annonça-t-elle à la fois grave et excitée. Carla chérie, tu vas faire une rencontre amoureuse. J’ajouterai même : un coup de foudre !

Je me penchai sur les cartes et les considérai avec suspicion. Comment le Bateleur, un blondinet naïvement dessiné avec son vêtement de bouffon bleu et rouge, pouvait-il augurer l’amour ? Je m’abstins de demander la signification des pièces, du bâton, du couteau et de la coupe sur la table devant lui. Quant à la carte de la Justice, inutile d’être grand clerc pour ne pas y voir un rapport avec mon nouveau travail… Je quittai le pavillon de banlieue de mes parents songeant que la cartomancie n’était décidément pas pour moi !

Je lissai la jupe crayon de mon tailleur gris perle et réajustai une mèche brune de mon chignon. Puis j’entra solennellement dans le bureau de Maître Richard, l’avocat avec lequel j’allais dorénavant travailler.

— Bonjour Carla, dit ce dernier en me serrant la main.

Alors que je m’étais attendue à un homme proche de la retraite, c’est un jeune trentenaire au sourire communicatif qui m’accueillit. Blond, il était vêtu d’une chemise bleu denim sur laquelle tranchait une cravate rouge. Cependant, je n’étais pas là pour discuter de ses choix vestimentaires !

— Appelez-moi Jérôme.

Il s’affaira sur son bureau où s’étalaient de grandes photos de ce qui semblait être une scène de crime. L’une d’elles tomba, je me penchai pour la ramasser et détaillai le cliché. Sur une table basse paraissaient avoir été jeté des poignées d’euros, une baguette, un cran d’arrêt et une coupelle.

— Un règlement de comptes qui a mal tourné, précisa-t-il en me prenant la photo des mains.

Ses doigts frôlèrent les miens et une décharge électrique me transperça des pieds à la tête. Semblant remarquer mon trouble, Jérôme m’interrogea du regard. Ses prunelles azur me sondaient jusqu’à l’âme et je fus prise d’un léger vertige. Son visage viril auréolé de ses cheveux blonds m’était inexplicablement familier. Comme un flash, l’image de Jérôme se superposa à la représentation du Bateleur. La même blondeur, les mêmes couleurs pour leurs tenues et les mêmes objets sur la table. Impossible !

— Croyez-vous à la cartomancie ? demandais-je brusquement.

Devant son regard stupéfait, je compris que je venais de commettre une terrible erreur. C’était ma première journée de travail et je venais de me saborder.

— Et vous Carla ?

— Je… Non. Enfin, jusqu’à aujourd’hui.

— Que s’est-il passé aujourd’hui qui vous fasse hésiter ?

Jérôme s’était approché de moi, tout près de moi. Mon cœur cognait follement dans ma poitrine et mes jambes chancelèrent. Reprenant le contrôle de mes émotions, je m’éloignai vivement et feignis de m’intéresser aux photos.

— Je dois plaider devant le Tribunal Correctionnel, accompagnez-moi.

Les mêmes questions tourbillonnèrent dans mon esprit sur le chemin du Palais de Justice. Etait-il possible que ma mère ait eu raison ? Notre destinée était-elle inscrite dans les cartes ? Jérôme, le Bateleur, la Justice… Tout se mélangeait dans ma tête. Revêtu de sa robe noire d’avocat, Jérôme paraissait plus grand et plus sûr de lui. Avec un talent d’orateur indéniable, il captiva le public présent dans la salle d’audience, ainsi que le juge et ses greffiers. Subjuguée, je l’écoutais aussi religieusement que les autres. Son client fut relaxé sans surprise.

— Pour fêter cela, je vous invite à déjeuner, proposa-t-il avant de m’entraîner dans une brasserie.

Complètement sous son charme, je l’aurais suivi jusqu’au bout du monde. Alors qu’il passait commande, je me composai une expression neutre.

— Belle plaidoirie, le félicitais-je.

— Je vous remercie. J’ai cru comprendre que vous vous intéressez à la divination par les cartes ?

— Au tarot de Marseille, précisais-je avant de m’apercevoir que j’avais trop parlé. Mais ce n’est pas important.

— Vous semblez ne pas y croire ?

— Qui pourrait croire à de telles sornettes ! m’exclamais-je avec un sourire moqueur.

Moi.

Devant mon air abasourdi, il s’expliqua :

— Il y a quelques semaines, je suis allé voir une cartomancienne. Une femme incroyable, entourée de chats. Elle m’avait prédit que je rencontrerais l’amour au travail.

Pourquoi avais-je l’étrange sentiment que ma mère était mêlée à tout cela ?

— Ravie de constater que vous avez l’esprit ouvert, rétorquai-je de mauvaise humeur. Encore faudrait-il que ses prédictions se réalisent !

Sans prendre la peine de m’excuser, je sortis du restaurant et composai sur mon portable un numéro que je connaissais par cœur.

— Maman, connais-tu Maître Jérôme Richard ? demandais-je d’un ton accusateur dés qu’elle eut décroché.

— L’avocat ? Un homme charmant.

— Oui, l’avocat et accessoirement mon patron. Il est venu te consulter ?

— Il avait besoin de mes conseils. Ainsi que d’une collaboratrice.

Je réalisai qu’à bientôt trente ans, j’avais décroché un travail grâce aux manigances de ma mère.

— Tu es là, Carla chérie ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— As-tu menti à Jérôme ? demandais-je gravement Et moi, as-tu « arrangé » mon tirage ?

— Non, les cartes disent toujours la vérité !

Elle était catégorique et je savais qu’elle ne plaisantait pas avec la cartomancie.

— Merci maman, dis-je enfin touchée par sa sollicitude.

— Vous venez tous les deux samedi prochain ? Je vous préparerai une blanquette.

Je n’eus pas le temps de protester qu’elle avait déjà raccroché. Levant les yeux, je remarquai Jérôme qui m’attendait patiemment sur le trottoir.

— Vous avez eu votre mère, dit-il quand je l’eus rejoint. Vous savez tout à présent.

Déroutée autant par la tournure des évènements que par ses grands yeux bleus, je répondis avec franchise :

— Ma mère nous attend ce week-end. Aimez-vous la blanquette ?

— Pourquoi pas, j’ai bien envie d’essayer. Pas vous ?

Sa voix grave était comme une promesse et l’ambigüité de sa réponse ne m’avait pas échappé.

— Oui, répondis-je dans un souffle alors qu’il m’attirait contre lui.

Lorsqu’il posa ses lèvres chaudes sur les miennes, mon cœur explosa de joie. Plus rien d’autre n’existait. Alors que mes sentiments pour Jérôme me submergeaient, une pensée resta accrochée dans mon esprit. Le coup de foudre existait vraiment. Légèrement aidé par les talents de cartomancienne de ma mère…

FIN

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