L'anarchiste de Dieu
My Martin
Samedi 31 août 1895. Ain. Bénonces, au pied du mont Frioland. Victor Portalier (15 ans), berger. Éventré, égorgé. Les parties génitales mutilées. Violé post-mortem
Plusieurs témoins donnent le signalement d'un vagabond
« Cicatrice ou rougeur sur l'œil droit. Il porte un petit sac en toile et un bâton »
L'affaire reste en suspens
Mercredi 4 août 1897. Ardèche centre-est. Champis, près d'Alboussière. Un homme attaque une femme, pour la violer. Le mari de Marie Eugénie, Séraphin Plantier (31 ans), tailleur de pierres intervient. Bagarre « à la vie à la mort »
Avec l'aide de deux autres témoins, Joseph Vacher est maîtrisé
7 septembre 1897. Tribunal de Tournon (Ardèche). Attentat à la pudeur. Condamnation à trois mois de prison
Avril 1897. Belley, province du Bugey (Ain). Le juge d'instruction Émile Fourquet (35 ans) 1862-1936 prend ses fonctions
Le physique de Joseph Vacher correspond au signalement du principal suspect dans l'affaire du meurtre de Victor Portalier
Le juge dresse des tableaux de plusieurs crimes similaires
Joseph Vacher est transféré à la prison de Belley. Fourquet l'interroge. Joseph Vacher se tait
Le juge lui explique qu'il écrit un livre sur les vagabonds (en réalité, sur les vagabonds criminels). Il invite Vacher à raconter ses pérégrinations en France
Joseph Vacher raconte. Sud-Est de la France, région du Rhône, de l'Ain. Plusieurs tours du pays
Le juge recoupe ses informations. Profile. Plusieurs crimes présentent des similitudes
Une vingtaine ? une cinquantaine ? La liste n'a jamais été arrêtée
***
Troisième République
Présidence de Félix Faure. 17 janvier 1895 au 16 février 1899 -(58 ans) il meurt dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil (30 ans), au palais de l'Élysée
Gouvernement Jules Méline (29 avril 1896 au 28 juin 1898). Le gouvernement modéré mène une politique favorable au protectionnisme et cherche à atténuer la violence du sentiment anticlérical ("l'affranchissement des esprits exige l'effacement des religions"), qui se manifeste dans la classe politique française
Début de l'affaire Dreyfus. Fin septembre 1894. Découverte du bordereau prouvant la trahison d'un officier français
Le Service de renseignements français attribue la paternité du bordereau au capitaine Alfred Dreyfus, stagiaire à l'état-major général
Arrestation du capitaine Dreyfus pour fait d'espionnage
Conflit social et politique majeur de la Troisième République. Antisémitisme. La France se divise
Le président du Conseil, Jules Méline. « Il n'y a pas d'affaire Dreyfus »
---
Août-novembre 1888. Londres East End, quartier de Whitechapel. Jack l'Éventreur. Série de cinq meurtres commis sur des prostituées. Non élucidé
17 mars 1887. Paris. Triple assassinat de la rue Montaigne. Affaire Henri Pranzini. 31 août 1887, guillotiné (31 ans)
23 au 24 août 1898. Avant le début du procès de Joseph Vacher. Saint-Pons-la-Calm (Gard). Meurtre de Mme Demarès de Vaucrose (76 ans). Affaire Barthélémy-Auguste Gayte. 5 mai 1901. Vol de bijoux. Complicité d'assassinat, complicité par recel de vol qualifié
Condamné à vingt ans de travaux forcés (pour l'époque, par rapport aux faits, peine relativement clémente). Bateau, le "Calédonie". Transporté au bagne, en Guyane
1907. 1908. Deux tentatives d'évasion (+ 2 ans, + 3 ans de travaux forcés)
2 février 1910. Décès (35 ans), au camp des Hattes (Saint-Laurent-du-Maroni)
***
Le "Jack l'Éventreur français". "Le tueur de bergères". La presse française et étrangère se passionne pour l'affaire
Mercredi 26 au vendredi 28 octobre 1898. Le procès dure trois jours. Bourg-en-Bresse. Palais de justice, cour d'assises de l'Ain
L'instruction est menée par le juge Émile Fourquet, en poste à Belley (Ain)
Procureur, Louis Ducher
Autour du cou, Joseph Vacher porte un panneau
« J'ai une balle dans la tête »
Il se présente, « l'anarchiste de Dieu qui guide ma main »
Hurle « Vive Jésus ! Vive Jeanne d'Arc ! »
Il ne cherche pas à faire reconnaître sa folie, mais son innocence. Il écrit plusieurs lettres, adressées à sa famille, aux médecins chargés de l'examiner, à ses juges -réclamer du papier, une chaise. Dans sa cellule, elle est scellée au mur. Joseph Vacher doit écrire debout
---
Durant son incarcération, l'accusé écrit une « Lettre aux Français » -publiée dans Le Petit Parisien
« À la France,
Tant pis pour vous si vous me croyez responsable
[...] Oui c'est moi qui ai commis tous les crimes que vous m'avez reprochés et cela dans des moments de rage
[...] j'ai été mordu par un chien enragé vers l'âge de sept ou huit ans
[...] je me souviens très bien d'avoir pris des remèdes pour cet effet
[...] ce sont les remèdes qui m'ont vicié le sang à moins que réellement ce chien m'ait mordu. »
---
Il reconnaît onze meurtres, dont celui de Victor Portalier, à Bénonces (31 août 1895). Et une tentative de viol (4 août 1897, Marie Eugénie Plantier)
***
1810. Code pénal, article 64. « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force, à laquelle il n'a pu résister. »
14 juin 1898. Suivant la procédure judiciaire, le juge d'instruction Fourquet charge trois médecins d'examiner Joseph Vacher
Alexandre Lacassagne (55 ans) 1843-1924, professeur de médecine légale et militaire à l'université de Lyon
Il contribue à préciser la déontologie médicale. L'un des fondateurs de l'anthropologie criminelle
Dans la lignée de l'école italienne de criminologie du docteur Cesare Lombroso 1835-1909. Thèse du "criminel-né". Repérer le criminel, à partir d'études de la forme du crâne. Le comportement criminel est le fruit de dispositions innées
Alexandre Lacassagne est assisté par les médecins aliénistes, Antoine Auguste Pierret et Fleury Rebatel
Ils ne diagnostiquent pas la folie. L'accusé est passible de la peine de mort
---
Impressionnés par le prestige des médecins, soumis à la pression collective, les jurés déclarent Joseph Vacher coupable -pas de circonstances atténuantes
***
Vif débat
« Santé mentale et responsabilité pénale »
Le vagabondage. Fin XIXe siècle, quatre cent mille vagabonds sont interdits de paraître dans les villes. Selon les neuropsychiatres français, les chemineaux d'« aliénés migrateurs », atteints de « dromomanie » -besoin irrésistible de déplacements sans utilité
***
Vendredi 28 octobre 1898. Un quart d'heure de délibération. Joseph Vacher est condamné à la peine capitale. Pour le seul meurtre de Victor Portalier (31 août 1895) -pour les autres crimes, il est jugé irresponsable
Un recours en grâce est adressé au président Félix Faure. Refusé
---
Samedi 31 décembre 1898, matin. Bourg-en-Bresse. Place du Champ de Mars
Six cents soldats et gendarmes. Trois mille cinq cents badauds
Bourreau, Louis Deibler (75 ans) 1823-1904 -la dernière exécution de sa carrière
« Vous croyez, en me faisant mourir, expier les fautes de la France. La France est coupable ! Tout est injustice. […] »
Sept heures trois minutes. Joseph Vacher (29 ans) est guillotiné
***
Beaufort (Isère), à 7 km de Beaurepaire. Modestes paysans, famille recomposée, respectée
Pierre Vacher, le père 1810-1889
Son épouse, Marie-Rose, dite Rosalie Ravit 1825-1882, quinze ans plus jeune que son mari. Dévote, en proie à des hallucinations
Atmosphère familiale teintée de superstition, de mysticisme
16 novembre 1869. Naissance de jumeaux, Joseph et Eugène. Quatorzièmes enfants, d'une fratrie de seize
Eugène (8 mois). L'un de ses frères pose sur lui, une grosse boule de pain chaud. Eugène meurt, étouffé
Enfant, Joseph Vacher est victime d'abus sexuel, par un garde-champêtre ?
Violence, force peu commune. Troubles du comportement
L'un de ses frères ne pousse pas assez fort une brouette ; il tente de l'étrangler
Des camarades d'école le chahutent ; avec le fusil de son père, il tire sur eux
---
1882. A la mort de sa mère Marie-Rose (57 ans), Joseph Vacher (14 ans) commence à travailler
Premiers crimes ?
Mercredi 18 juin 1884. Éclose (Isère nord). Dans une grange, Joseph Amieux (10 ans) est violé et tué
Dans la région, trois ou quatre autres crimes. Non élucidés
---
La religion le stabilisera ? 1885 à 1887. Son père Pierre envoie Joseph (16 ans) chez les frères maristes, à Saint-Genis-Laval (métropole de Lyon, Rhône). Il porte la soutane à Saint-Genis-Laval, Villechenève et Sainte-Foy-l'Argentière
Attouchements sur ses condisciples. Indiscipline et immoralité. Joseph Vacher est renvoyé. Profondément marqué par ce passage chez les religieux
Retour à Beaufort, travaux des champs
1888. Grenoble. Dans la ville, l'une de ses sœurs, Olympe (28 ans), tient une maison close. Joseph Vacher travaille dans une brasserie
Fréquente les prostituées. Maladie vénérienne. Lyon, colline de Fourvière, hôpital de l'Antiquaille. Intervention chirurgicale. Ablation partielle d'un testicule. Opération castratrice, traumatisante
Service militaire (21 ans). 15 novembre 1890. Besançon (Doubs), 60e régiment d'infanterie. Bizutage, brimades. Joseph Vacher, psychiquement troublé, idées noires, délire de persécution
Toutefois, Joseph Vacher est jugé apte au grade de caporal. Aptitude certaine au commandement -instructeur violent. Rapidement nommé sergent
A Besançon, il rencontre une cantinière délurée, Louise Barrand
25 juin 1893. Baume-les-Dames, entre Montbéliard et Besançon. Joseph Vacher fait sa demande en mariage. Louise se moque -elle aime un autre militaire
Joseph Vacher tire sur Louise, trois coups de revolver (blessure)
Il retourne l'arme contre lui. Tire
Une balle pénètre par l'oreille droite (cerveau, dans le rocher. Structure osseuse située dans la partie inférieure de l'os temporal). Surdité totale de ce côté
L'autre balle, dans le cou
Les balles ne peuvent être extraites. Paralysie du nerf facial droit. Œil droit injecté de sang, plus grand que l'autre. L'oreille droite suppure, en permanence
Asile de Dole, Jura (6 mois). Joseph Vacher est interné
2 août 1893. Troubles psychiques, réformé. Rendu à la vie civile
Hôpital psychiatrique Saint-Robert (Isère, Saint-Égrève), internement. 1er avril 1894. Billet de sortie
Avril 1894 - 4 août 1897. Trois ans. Errance criminelle
---
Joseph Vacher, chemineau (vagabond)
Par jour, quarante à soixante kilomètres de marche. Il traverse la France, de la Normandie au Tarn. La Bourgogne, la vallée du Rhône. Il vit de travaux dans les fermes
Au hasard de sa route, il tue. Homme, femme, enfants. Il assomme, étrangle, égorge, éviscère, émascule
Il viole sa victime post-mortem. Lui dévore le visage
Bergers, bergères. Des personnes isolées. Des veuves
Aussi pour voler
***
Louis-Modeste Simonet 1854-1933
Chansons d'actualité (faits divers sordides) sur feuilles volantes, à Saint-Amand-Montrond (Cher)
Complainte
Ces crimes nous épouvantent
Car il égorge sans raison
Des personnes innocentes
Pour son affreuse passion
Pour ces crimes effroyables
Il est un grand coupable
Malgré qu'il serait fou
C'est trop de huit personnes
Que jamais on l'pardonne
Qu'on lui coupe le cou.