Lapidée

My Martin

La voleuse d'âmes

"L'Amour fou ? Intimité et création 1910-1940"

Une passion créatrice à trois : deux femmes de la Belle Époque, Romaine Brooks et Ida Rubinstein - le poète italien Gabriele D'Annunzio



Romaine Brooks 1874-1970

née Beatrice Romaine Goddard, à Rome le 1er mai 1874 et morte à Nice le 7 décembre 1970, est une peintre américaine.

Son œuvre est proche des mouvements symbolistes et esthètes de la fin du XIXe siècle, particulièrement des travaux de James Abbott McNeill Whistler -1834-1903, peintre et graveur américain, lié aux mouvements symboliste et impressionniste.

Paris, cercles culturels des années 1920 et 1930. Romaine peint essentiellement des portraits, avec une palette sombre dominée par des harmonies de gris ; son œuvre est redécouverte à la fin des années 1960.

Romaine mène une vie libre, non conventionnelle, dans le futur esprit de la génération perdue américaine -Paris, entre-deux-guerres : Ernest Hemingway, John Dos Passos, Francis Scott Fitzgerald, Thomas Wolfe, ...



Ida Rubinstein 1885-1960

Ida Lvovna Rubinstein, née à Kharkov dans l'Empire russe le 5 octobre 1885 et morte à Vence, dans les Alpes-Maritimes, le 20 septembre 1960, est une danseuse étoile et mécène russe, icône de la Belle Époque (début XXe siècle). Héritage, énorme fortune -famille dans la banque).

Le compositeur français Maurice Ravel lui dédie sa pièce musicale "Le Boléro", qu'elle interprète sur scène en 1928.



Gabriele D'Annunzio 1863-1938

Gabriele D'Annunzio, prince de Montenevoso, est un écrivain italien, né à Pescara le 12 mars 1863 et mort à Gardone Riviera le 1er mars 1938.

Héros de la Première Guerre mondiale, il soutient le fascisme à ses débuts puis s'en éloigne par la suite. Fantasque.

Principal représentant du décadentisme italien -fin XIX-début XXe siècle ; désespérance teintée d'humour, provocatrice. Un état d'esprit, une attitude, une posture, voire une esthétique, plus qu'un véritable mouvement ou école artistique. Lié au lyrisme, un symptôme de la modernité



Gabriele est célèbre pour deux de ses sept romans, "L'Enfant de volupté" (1889) et "Les Vierges aux rochers (1899)".


"L'enfant de volupté"

Le héros, Andrea Sperelli, aristocrate raffiné, artiste classicisant et précieux, a pris pour dieu l'Amour. Amour sensuel, avec la brûlante et maladive Elena. Amour spirituel, poétique, avec Maria : deux formes du désir, qu'Andrea rêve d'harmoniser dans une synthèse parfaite.

Le luxe des bals et des palais romains, les splendeurs baroques de la Ville éternelle hantée par la mort, forment le décor somptueux, pathétique, de cette quête promise à l'échec. Sensualité et spiritualité, culte du Surhomme de Nietzsche, fascination de la morbidezza -morbidité-, exaltation du Moi, tentative désespérée de conjurer la faiblesse intérieure : roman suave et sombre, expression achevée du «décadentisme». Sensibilité de la «fin de siècle».


"Les Vierges aux rochers"

La morale de Nietzsche. Le surhomme s'affirme avec Claudio Cantelmo, le principal personnage du roman : sensualité, orgueil, esthétisme, dégoûts d'aristocrate, amour du risque, mépris de la mort. Les descriptions, commentaires artistique ou musical, sont brillants -sinon originaux-, ciselés -les jardins secrets du château de Cantelmo,....



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Romaine Brooks

Beatrice Romaine Goddard est née le 1er mai 1874 à Rome, pendant un voyage de sa mère, Ella Mary Waterman, en Italie. Ella est la fille du multimillionnaire Isaac S. Waterman Jr. (1803-​1883), riche négociant originaire de Philadelphie, Pennsylvanie

Son père le Major Henry Goddard -alcoolisme- les quitte quand elle est encore enfant.

Sa mère voyage avec ses deux autres enfants. Délaissée, Romaine est envoyée aux États-Unis où elle est éduquée par une servante. Sa mère, excentrique, est obsédée par la maladie mentale de son fils aîné, Saint-Mar

A douze ans, elle est autorisée à rejoindre sa mère, son frère et sa sœur Mary Aimée (Maya) en Europe. Elle poursuit ses études au pensionnat, pour permettre à sa mère de voyager.

Elle passe son adolescence à apaiser sa mère diabétique, instable et son frère -maladie mentale.



En 1895, Romaine s'installe à Paris, contre la volonté de sa mère qui lui octroie cependant une modeste rente. Études de chant puis de peinture



En 1898, elle part à Rome suivre des cours de dessin de nu à la Scuela nazionale -seule femme. Cours libres pendant la journée, Circolo Artistico le soir



Au cours de l'été 1898, elle découvre Capri, refuge de nombreux homosexuels anglais après le procès d'Oscar Wilde (1895). Elle définit le concept de « Lapidé(e) », -l'homosexuel(le). Âmes sœurs, exclu(e)s.

"Les Lapidés", l'élite des salons parisiens du début de XXe siècle. La singularité de leurs mœurs, la diversité de leurs talents, les mettent au ban de la société bien-pensante



Romaine s'inscrit dans la lignée des portraitistes mondains -Carolus-Duran 1837-1917 à Jacques-Émile Blanche 1861-1942 -portrait de Marcel Proust. Paul César Helleu 1859-1927, Giovanni Boldini 1842-1931 -portrait de Giuseppe Verdi, haut-de-forme. Antonio de La Gandara 1861-1917

Peinture "sulfureuse" -finalement traditionnelle- censée faire l'inventaire de types psychologiques exceptionnels. Production variée, plutôt académique.

John Brooks, son mari, protégé de Somerset Maugham,

Ida Rubinstein, étoile des Ballets russes,

quelques adeptes de Sapho ; dame à monocle, faux col et teckels, dompteuse à la crinière rousse. Corps androgynes, longilignes, hanches saillantes, peau ivoire, allongés sur de sombres divans,...

Gabriele D'Annunzio, le poète

Chronique mondaine de Londres ou de Paris



Romaine a un atelier à Capri et réside sur l'île pendant deux ans, avec des séjours d'études à Paris, à l'académie Colarossi.



James Whistler 1834-1903 est la principale référence de son éducation artistique. Romaine est fidèle à la palette de ce virtuose des nuances de gris.



En 1901, son frère Saint-Mar meurt 1866-1901. En 1902, elle perd sa mère 1840-Nice, 1902. Elle hérite de la fortune considérable de la famille, qui vient de son grand-père maternel. Elle peint sans pression économique, ne vend pas -privilège rare chez les artistes



Peintre accomplie, féministe avant l'heure, homosexuelle.

Son importante fortune personnelle lui donne accès à la café society -milieu mondain et cosmopolite qui évolue dans des villes telles que New York, Londres, Venise ou Paris pendant l'entre-deux-guerres : monde entre-soi oublié des années 1930, ancêtre de la jet set (années 1950)

Ses relations, les intellectuels de l'époque :

Somerset Maugham 1874-Nice, 1965. L'écrivain britannique Norman Douglas 1868-Capri, 1952. Charles Freer -1854-1919, industriel, collectionneur et mécène.

Poète et dandy insolent, le comte Robert de Montesquiou -Romaine, «voleuse d'âme».

Jean Cocteau. Portraituré en 1912 - nœud papillon, gants à la main - tour Eiffel à l'arrière-plan.

Le peintre britannique Augustus John 1878-1961. Carl Van Vechten 1880-1964 - romancier, mécène, exécuteur testamentaire de Gertrude Stein.

Ida Rubinstein.



1902. Elle s'installe à Londres et se marie avec John Ellingham Brooks 1863-Capri, 1929. Ils se séparent trois mois plus tard

Mariage de convenance. John Brooks, pianiste britannique homosexuel rencontré à Capri. Elle lui sert une pension annuelle. Cet arrangement commun à nombre d'homosexuels de l'époque, leur permet de vivre librement leur orientation sexuelle.



1905. Romaine Brooks achète un studio, rive gauche, à Paris

En 1910, elle peint les portraits grandeur nature, pour lesquels elle est célèbre. Les portraits

du poète italien Gabriel D'Annunzio, de Jean Cocteau

de son amante, la danseuse russe Ida Rubinstein.



1910. Après une brève et fougueuse relation avec le poète Gabriel D'Annunzio -resté son ami durant toute sa vie-, elle privilégie les amours féminines.

Gabriele D'Annunzio. Romaine :

« Pour moi, il changea le monde et me tira d'un état de désespoir profond »

1912. Gabriele lui inspire un portrait empreint de rêverie et de mélancolie. Costume gris, gilet, cravate. Manteau noir sur les épaules. Mer tempétueuse, jetée, ciel tumultueux

"Gabriele D'Annunzio, le poète en exil". Peint à Saint-Jean-de-Luz, devant la digue de Socoa



1910. Ida entre dans l'univers de Romaine à l'issue de la première du "Martyre de saint Sébastien", spectacle écrit pour elle par D'Annunzio, qui crée le scandale.



Le Martyre de saint Sébastien est une musique pour ballet avec voix solistes et chœur mixte de Claude Debussy. Fondé sur un mystère du Moyen Âge qui relate la légende du martyr romain saint Sébastien (IIIe siècle après J.-C.) ; cinq actes, pour une durée de cinq heures

L'archevêque de Paris menace d'excommunication les catholiques qui assisteraient à la représentation : l'œuvre mêle le sacré au profane, n'oppose pas clairement les forces païennes et le christianisme, suggère une assimilation d'Adonis -bel adolescent tombé pour Aphrodite- à Sébastien

Sébastien est incarné par Ida Rubinstein, d'origine juive -antisémitisme venimeux de la société

Jean Cocteau. Ida est « comme une fragrance trop orientale, trop forte et trop belle ».

L'œuvre est marquée par la cohésion entre le décor, les costumes, les danseurs. Fusion entre l'Occident et l'Orient. Théâtre total, importance de la lumière. Innovante synthèse des arts, peinture, danse, parole, musique. La mise en scène remarquable, est remarquée

Échec public, malgré la musique de Claude Debussy



Danseuse étoile dans les Ballets russes de Diaghilev, Ida rencontre le succès en dansant sur la scène du Châtelet les rôles-titres de Cléopâtre (1909) puis de Shéhérazade (1910).

Kees van Dongen (1909) et Valentin Serov (1910) la représentent dans leurs tableaux avant que Romaine Brooks, devenue son intime, ne l'immortalise.

1911-1914. Trois années de passion, d'admiration réciproque, d'émulation, de désordre ; relation énigmatique, l'un des amours saphiques emblématiques de la période.



Romaine et Ida entretiennent une amitié passionnée jusqu'au milieu de la Première Guerre mondiale. Ida s'engage auprès des blessés.





Première Guerre mondiale. Romaine et Ida vivent une liaison passionnée depuis trois ans

En décembre 1914, la danseuse russe, égérie du Tout-Paris, amie de Sarah Bernhardt, s'engage pour la Croix-Rouge.

La riche danseuse finance depuis le début de la guerre, l'hôpital auxiliaire n°76 installé dans le Bristol, palace parisien, 112 Rue du Faubourg Saint-Honoré.

Ida dans son uniforme d'infirmière Croix-Rouge, console les blessés, accompagne les mourants.



Romaine fait son portrait (1914) : “La France croisée” -Washington, Smithsonian American Art Museum. Coiffe blanche et manteau bleu nuit. Visage sévère, déterminé.

Le rouge de la croix, au centre de la toile. L'orangé lointain des flammes d'Ypres en Belgique, pulvérisée par l'artillerie allemande. Palette glacée, camaïeu de gris



1915, exposition à Paris, galerie Georges Bernheim, rue de la Boétie. Quatre sonnets originaux de Gabriele D'Annunzio (1863-1938) légendent le tableau. Publiés en une du "Figaro", le 5 mai 1915

Le produit des ventes des reproductions de « La France croisée », légendée par le poète décadentiste, est reversé à trois institutions : la Croix-Rouge française, le Vestiaire des blessés et l'hôpital auxiliaire du Val-de-Grâce.

Ida reçoit la Légion d'honneur. Grand-Croix en 1939.

Romaine Brooks reçoit la Légion d'honneur en 1920. Le ruban rouge figure sur son autoportrait de 1923, au centre de la toile. Ainsi neuf ans auparavant, la croix rouge sur l'épaule d'Ida





Romaine et Ida rompent. Romaine achève La Vénus triste (1917)

1916-1917. Portrait, The Weeping Venus - Vénus qui pleure - La Vénus triste - Le rêve triste

Ida nue sur un lit noir. Corps blême. Balcon, rambarde. Ciel de nuit, un long nuage cache la pleine lune

Ida sortie de la vie de Romaine

« J'ai fini ma Vénus qui pleure. C'est sans doute la meilleure chose que j'aie jamais faite ».



Romaine poursuit sa carrière de peintre.

Ida continue de jouer les mécènes. En 1928, elle inspire à Maurice Ravel son fameux Boléro.



1920. Portrait de Natalie Barney ou "L'Amazone" -surnom que lui donne Rémy de Gourmont 1858-1915. Natalie, étole de vison. Sur une table devant elle, un bronze : un cheval noir au galop, sur une étoffe blanche pliée

Amour avec la romancière américaine Nathalie Barney. Fortunée, son père est Albert Clifford Barney 1850-1902, un magnat américain des chemins de fer à Dayton, Ohio

Romaine est introduite dans le milieu qui gravite autour de l'écrivaine Natalie Clifford Barney 1876-Paris, 1972 -l'Amazone du pavillon 20 rue Jacob- avec qui Romaine a une longue liaison intermittente. 1915, relation pendant cinquante ans.

Elles publient ensemble 'The One Who Is Legion' (1930), écrit par Barney, illustré par Brooks :

Roman gothique. Il met en scène un personnage androgyne ramené à la vie après son suicide, mené devant un livre qui relate sa propre existence.

Bien que Romaine n'aime pas l'atmosphère qui règne dans le salon mondain -1909 à 1939- que tient Natalie, elle fait le portrait des femmes qui le fréquentent.



1920. Portrait de la Marquise Casati. Extravagante Luisa Casati (1881 – 1957), muse aristocratique des Années folles, première « performeuse » du XXe siècle.

Orpheline, héritière de l'une des plus importantes fortunes d'Italie -aristocratie milanaise. Excentrique -guépards, serpents-, fastueuse. Mécène -elle héberge les Ballets russes-, dilapide sa fortune



1925 - portrait de l'écrivain Paul Morand 1888-1976, l'un des amis de Romaine Brooks.



Sur les toiles de Romaine, apparaît pour la première fois l'image de la femme androgyne. Style minimaliste. Romaine choisit ses modèles, ne travaille jamais sur commande -elle n'a pas besoin de vendre ses toiles.

Ses modèles appartiennent au milieu dans lequel elle gravite. Elle les pare de vêtements spectaculaires qui expriment leur identité : femmes en costumes masculins ou en robes élaborées.

Elle les déshabille, élans, flottements entre rêve et réalité.

Un animal ou un objet -chien, oiseau, piano. Fond sombre, infinies modulations de gris. D'Annunzio : «la plus profonde et la plus sage orchestratrice du gris dans la peinture moderne».

Ses photographies de nus sont en retenue, symbolique érotique.



Apogée de sa carrière dans les Années folles 1920. Ses expositions connaissent le succès. Romaine ne réalise presque plus de tableau après 1925. Elle fait des dessins à l'encre qui s'inspirent de sa jeunesse malheureuse. Trait inclassable

Elle écrit deux livres autobiographiques, jamais publiés.

Quand sa villa "Trait d'union" à Beauvallon (Drôme) brûle en 1940 elle se retire à Fiesole en Italie -villa "Gaia", jusqu'en 1967.

Après la Seconde Guerre mondiale, Brooks s'isole et disparaît de la vie publique.



Romaine achève à quatre-vingt-seize ans, une errance commencée à Philadelphie en 1874 et poursuivie à Rome, Paris, Capri, Londres, New York

Effervescence de l'après-1968. Décembre 1970, mort discrète à Nice, 11 rue des Ponchettes.

Sa sépulture est dans l'ancien cimetière anglais



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