L'appel à l'éclosion.

lotus-duet

Mercredi 25 Avril

Stupeur.

 Devant moi, dans la glace, se dresse une masse agitée, disproportionnée. Elle me toisait, sournoise. Je la fixais, inquiète. Je ne la reconnais plus, je ne me reconnais plus ; Ma propre face m’intimidait, m’échappait. Pourtant, quelque part j’avais conscience que c’était la mienne, cette masse, cette face. Elles étaient à moi, faisaient partie de moi.

Moi ?

« Assez déliré ! Je dois me préparer, Amina déteste qu’on la fasse attendre. Encore plus quand il s’agit d’aller la chercher du lycée.  »

 J’avais l’impression de me laver le visage pour la dernière fois, de cette eau qui, à chaque jet, avait l’air d’être de plus en plus fluide, comme décompressée. Tout et n’importe quoi avait -bizarrement- plus de sens tout à coup, plus d’ampleur, moins de réalité.

C’est l’heure. Encore une fois je me dois de laisser une autre partie façonnée pour moi, délaisser un différent lambeau de cette pudeur imposée, pour me retrouver plus en paix, beaucoup moins entière.

Cette fois-ci sera la bonne.

 - « Allô Amina ? Ne m’attends pas, prends un taxi, je ne viens plus. Désolée mon ange... »

 La gorge nouée et le cœur en crue, je n’ai pu me donner le temps de lui expliquer. Je ne saurai lui donner le temps de me retenir. Je la voyais déjà impuissante, la voix cassée et tremblante,  dans sa posture aux allures frêles, essayant de me dissuader de ce qu’elle aurait appelé « un coup de tête fatal». Après tout, c’est qu’elle aurait probablement raison, de là où elle se  tenait, au beau milieu du carré, prosternée à son sort. Le risque de mon débordement était atteint et l’exubérance malsaine des sentiments où je baignais allait faire noyer tout le monde. Mais Amina, je l’aime beaucoup trop pour lui faire subir cela, elle qui recevait toujours mes poignards les plus violents en silence, sans même essayer de les escamoter ou de les rendre. Que je sois, donc, irascible, impulsive ou dépressive, sa sollicitude restait immuable. Son sourire agréable aussi.

« Mais en même temps, n’est ce pas cruel que de laisser sa sœur toute seule entre ces sangsues ? "

Je voulais qu’elle sauve sa peau elle aussi, je voulais l’emmener avec moi…

"La reverrais-je au moins un jour ? »

Je m’arrêtai longtemps sur ces interrogations qui se faisaient très insistantes en mon esprit douteux. Elles dérangeaient, elles harcelaient, elles exaspéraient.

« J’étouffe.. » Il est dix-sept heures: dans une heure, les loups rejoindront leur terrier. Il est dix-sept heures, et bientôt, cette tanière s’encombrera d’un vide rabaissant, d’un silence indicible, d’une fierté meurtrie.

« S’en rendront-ils compte à temps ? »

Cette pensée me fit esquisser un rictus maladroit. J’entends de là leurs injures incessantes, leur indignation, leur désolation sur l’impie que je suis, à leurs yeux.

 Un sac à dos, une doudoune. Une tension. Deux livres, trois barres de chocolat. Un parfum. Trois billets de 200, un canif .Des affres...C'est ce que j'emportais avec moi.

Des  murs, émanait une  torpeur fulgurante et insidieuse. Une sorte de toxine muette, faite de nostalgie submergée de phobies et empestée de rumeurs. Je me sentais consumée par ces décharges « murales », la mine fébrile et hagarde.

« Vite, une issue, ton issue. Sors. »

Derrière moi, la porte de ma chambre grinçait tristement. Celle de la maison, par contre, se retint de se manifester...au moins pour l’instant, car bientôt elle émettra des geignements frappants, lorsque le père la claquera derrière lui en allant me rechercher.

«  Me placera-il encore une fois dans ce pensionnat de fous, sous garde à vue de  tante Salma -la bénie- s’il me retrouve ? »  Il criera m’avoir déjà prévenue, tout en fracassant mon crâne contre un mur. Tout en me fouettant le corps de sa ceinture. Tout en me crachant dessus.

« Eh ben ça m’est égale. »

J’ignore comment, mais cette angoisse s’est vite dissipée entre les nuées opaques de la force qui me prit en otage.

« De l’air ! Je respire... »

Synopsis :

Ses pas furent fidèles à la cadence des battements de son cœur. Il fallait qu’elle avance, loin du foyer parental, loin de son atmosphère suffoquant, loin du monde aux couleurs misogynes. Sa quête de liberté se dessinait plus clairement à fur et à mesure qu’elle dépassait le seuil de ses craintes. Mon regard la suivait de loin. Elle aurait pu rester, sagement, stupidement, être la fille idéale, l’exemple de sa benjamine. L’exemple de «  l’Amina » que je suis. Elle aurait pu devenir ce qu’elle n’était pas, ce qu’elle abhorrait le plus au monde, ce qui la révoltait : Une copie identique de la femme opprimée, infirme, marginalisée, martyrisée, exploitée, piétiné, et dont les lèvres ne remuent que pour ressasser machinalement et inlassablement  des « Amen » à l’arrière-goût âcre.

Aïcha était mon ainée de deux ans et cinq mois. Elle était née du chaos et des étoiles et ses pupilles pétillaient constamment d’espoir…avides d’un horizon meilleur. Je la contemplais toujours avec beaucoup d’admiration, chose qui ne plaisait guère à ma mère. Aïcha aimait la vie au point de ne plus en vouloir que dans son entièreté. Les couleurs ternes et pâles ne l’enjolivaient point. On a beau essayer de l’éjointer, l’empêcher de prendre son envol, l’éclipser derrière un faux voile au détriment de ses plus beaux traits authentiques…mais rien n’y faisait ; elle  se débattait, se révoltait et s’acharnait de se prouver, de défier toute autorité abusive.

Ce jour-là, en recevant son appel, j’ai senti qu’elle a reçu le sien: L'appel à l'éclosion. Aîcha est partie,et ne reviendra plus jamais.

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