L'ardente munificence du Givre
nacas
Le pas s'élance vivement, allègrement, sur la plate-bande, dans mes chaussures, qui fauchent gauchement la rosée fine de l'herbe aplanie sous sa semelle, qui font s'écraser autour de mes pieds moulés toute cette humide draperie végétale le temps de deux foulées… Juste avant de ralentir soudainement, en une enjambée calculée quelques mètres plus loin, mes talons presque hagards eux-mêmes, comme chaque fois…
Comme chaque fois que la porte se ferme dans son prompt fracas de cliquettements brefs et sourds ; lorsque l'air frais piquant du petit matin vient délicatement lécher mon visage heureux, songeur et impatient. Comme si toute cette fraîcheur intimait d'une main impérieuse mes jambes à s'actionner plus vite pour me précipiter dans sa froideur pénétrée de soleil somnolant… Sept heures ; dix minutes. Je n'ai pas encore mes écouteurs vissés dans le cuir. Je ferme ma sixième foulée, machinalement, embrasse de la pointe humide de mes orteils le goudron humecté de nuit du trottoir qui fend de sa falaise de gris blême la route sombre… Le fil blanc s'extirpe de ma poche, tressaute un instant devant la voiture dont le vrombissement freine précipitamment dans les graves jusqu'à se nouer presque complètement pour me laisser passer, complaisante. Le téléphone serré par le creux de ma paume accompagne le « merci » chuchoté d'un geste, prolongé de la jack mâle qui perce son port en un minuscule grésillement ; mouché par le vacarme de mes sens…
Quelques notes, une voix feutrée, qui monte, et plonge brutalement dans l'abîme. Caverneux, grave ; capiteux, cinglant. Dans le rugissement tonitruant d'un tourbillon de guitare électrique, de batterie et d'orgue magistral ma tête s'ébranle d'une violente secousse, se relève, actionne ses yeux ; la décharge de ma dope qui fouette enfin mes sangs ; et la journée de débuter… Mon esprit se relève doucement de son coup de masse, encore sonné, baigné d'allégresse ; gorgé de cette glue extatique qui martèle ma démarche glissante, confondante de bonheur ; et moi de l'entamer.
La pâte blanche du dentifrice écrasé a laissé ses empreintes, dans ma gueule qui s'ouvre comme une cave de givre renforcée de l'ardeur de mon être, à vif au contact de la chair de la fraîcheur omniprésente, que je mords à pleins crocs ; que j'engloutis. Les écailles louvoyantes de ce matin de printemps, qui me rappellent depuis des mois déjà que les vacances sont palpables, juste là. Et qu'à quoi bon s'enchaîner dans les méandres des études placides lorsque ma vie est si transporteuse… Alors qu'un ordinateur m'attend patiemment chaque soir aux côtés d'un lit qui est mien… et que je pourrais faire s'envoler le firmament tout entier d'un seul coup de plume grisant aux sangs, dans une torpeur tentaculaire qui empoignerait mes muscles si fort que je m'en perforerais de jouissance, que le serpent massif de ma langue pourrait sourdre d'un océan de lave, qui enflammerait de l'infini de mon existence mon âme charbonnée de l'ARDEUR !
Et en cette matinée gratifiée de lumières, de rais, des ailes crèvent mon dos, mes vêtements, mon sac et mon derme ; battent l'air, lentement, fantomales, dans le fracas assourdissant de la musique, volupté, qui enfonce mes tympans d'ondées de vents brulants, qui perce ma peau et mes instincts… Elles s'ouvrent, d'une blancheur diaphane magistralement céruléenne, de l'éclat munificent de ces excroissances déiques qui crèvent enfin la voûte de mon tissu pour embraser l'immensité toute entière du bleuit de cette matinée de ma vie éternelle, en une explosion de cristaux glacés, qui déchirent mon échine, et m'élèvent, quelques pieds au-dessus des miens, au contact anagogique de cette splendeur givrée infinie…
J'ai toujours voulu voler. Le ciel limpide de nuages m'appelle, me transporte, réclame mon être qu'on lui a arraché pour pouvoir tailler une forme épurée, dans son horizon de tumultes…
Il glisse sur mon épiderme, baise ma peau, infiltre mes naseaux ; j'éternue. Mon corps compense sa secousse, se rend droit, libéré de son enlisement dans une salve de salive propulsée énergiquement par cet afflux de photons.
J'ai toujours désiré voler. Poser mes mains au sol pour le pénétrer de larges griffes puissantes, qui d'un bond vigoureux de tout mon corps me propulseront en l'air, lorsque mon dos se fendra extatique, et me portera avec le vrombissement de cent aviron et la force de deux-cents chiourmes jusque là-haut, jusque-là où le vent s'infiltrera en lui pour progressivement laper puis dévorer ses chairs, et m'incorporer en lui enfin à nouveau… Et alors je survolerai les forêts oniriques, dans cet univers où je suis dieu, où mon corps est Tout. La folie l'éclipsera, ce car chaud qui me brise de mes éléments de cristal, et tout le reste, et ma démence me changera en être de sang parcourant ma terre, inspirant mon âme ignée, me repaissant de mes chairs, et métamorphosant mon cœur ardent de gel…
J'ai toujours voulu quitter ce monde. Je veux fermer derrière moi ces battants immenses que ma plume ouvre, pour me condenser et me contenir pour l'éternité dans ce qu'ils renferment, et qui fait jouir mon corps veule de l'espoir de l'en extirper… M'extirper de cette vie de sécheresse pour me noyer dans la fièvre suintante du rêve. Consumer cette enclave de peaux et d'os pour me couler dans le fleuve torrentiel brûlant qui court le lit spectral de mes veines d'encre.
J'ai toujours su voler.
J'ai toujours su nager dans le froid lacérant de cette viscosité.
J'ai toujours eu les clefs, de cette porte, de ses capacités…
J'aurais voulu naître dieu, dans un corps qui ne verrait ; dans un corps qui respirerait.