Larmes de Guerre

Alan Zahoui

Les combattants immobiles étaient juchés sur un amas de cadavres et d'ossements. Leurs souffles étaient à peine perceptibles. Le doux clapotis de l'eau polissant la fange accompagnait ce silence bienvenu. Les boches ont bombardé leurs lignes durant une demi-journée sans discontinuer. L'armée française leur a rendu la politesse.

Le soldat profiterait pleinement de cette accalmie, sans ce militaire qui essayait à tout prix d'entamer la conversation. Sans succès. Il ne parvenait pas à lui soutirer le moindre mot. Le soldat était hypnotisé par un rat famélique.

L'animal, occupé à ronger le bras encore chaud d'un fantassin mort la veille, ne se doute en rien du danger qui le guette. Si les boites de singe infâmes, le pain sec et la soupe indigeste qu'on leur sert à l'arrière n'arrivaient pas à contenter l'estomac du soldat, peut-être que cette viande fraiche le ferait.

Le soldat chasse le rat de sa botte crottée de boue. Manger cet animal peu noble serait embrasser sa nature de bête sauvage. Il ne laisserait pas la guerre emporter le peu d'humanité qu'il lui reste. Et puis, il s'efforçait de penser qu'en préservant les restes de ses camarades, il leur offrait un semblant de dignité.

Ah ! Qu'il les enviait ces macchabées ! À travers la mort, ils échappaient à l'enfer de la guerre. À l'odeur d'excréments et de viandes pourries macérées des cadavres. À l'écho des bombardements assourdissants, qui les suivait dans leurs rêves. À tous ces liens d'amitié à peine noués, à jamais rompus.

Son voisin tenace lui touche la main pour attirer son attention. Il sursaute. Au contact du soldat, il se souvient des plus rudes hivers parisiens.

La fureur de la pluie s'intensifie. Pas assez pour laver ses péchés et l'épaisse couche de boue incrustée à même sa peau. Combien de boches ont succombé sous le fil de sa baïonnette et sous les balles acérées de son fusil ? Il ne parvient pas à s'en rappeler.

La pression du soldat sur son fusil Berthier augmente. Il oriente lentement le canon de son arme sur son cou. Son index caresse la détente.

Il ne peut pas mourir. Pas maintenant. Il voulait accueillir le petit être qui grandissait dans le ventre de sa femme. Il voulait le voir grandir, l'aimer, le protéger.

Comment a-t-il pu songer à la mort ? Comment a-t-il pu être aussi égoïste ?

Il ne se battait pas seulement pour survivre. Il se battait pour la mère patrie. Il se battait pour les intérêts d'hommes avides de pouvoir et d'argent. Il se battait pour la liberté. Il se battait pour gagner quelques lopins de terre, qu'ils perdraient le lendemain. Il se battait pour lire la fierté dans les yeux de son paternel, lorsqu'il reviendrait victorieux du front. Il se battait pour tuer des fils, des frères, des pères, des maris.

Le général souffle dans son sifflet. Galvanisé par les cris de guerre de ses compagnons, le soldat se libère de ses sombres réflexions. Il s'extirpe ensuite de la boue humide pour quitter la tranchée, et prend une fraction de seconde pour examiner les lieux. À sa gauche, une forêt luxuriante. À sa droite, une plaine infinie dont le vert fusionne avec le gris du ciel à l'horizon. En face, le no man's land aride, et plus loin encore, les tranchées ennemies.

Le soldat inspire profondément. Il s'engage dans le champ de mort et de désolation aux côtés de ses frères d'armes. Il court aussi vite que le sol gorgé d'eau lui permet. Les fantassins les plus rapides ou les plus courageux ont déjà parcouru vingt des cent cinquante mètres qui les séparent des lignes allemandes, sans qu'aucun d'entre eux ne soit tombé. Les bombardements français ont sans doute décimé l'artillerie des boches. L'espoir renait parmi les combattants.

Un obus s'écrase à une dizaine de mètres. Les cris de guerre se muent en hurlement de douleur. Puis viennent les mitrailleuses. Le soldat enjambe un premier cadavre. Une balle érafle sa joue. Une seconde frôle son casque. Il piétine un homme privé de sa jambe. Un obus explose à quinze mètres devant lui. Il s'effondre sous l'impact. Il se relève, mais pas cinq de ses frères. Les balles fusent de part et d'autre. Un nouvel obus, plus près encore. Un combattant est réduit en charpie. Son bras s'écrase sur le visage du soldat. Son sang vermeil macule son uniforme bleu horizon. Un autre Français a survécu l'attaque. Il implore qu'on l'achève. En vain. Ici, pas de temps pour la miséricorde.

Les jambes du soldat ne répondent plus. Va-t-il mourir ainsi, exsangue ou démembré, victime de cette guerre absurde ?

Non. Le soldat vire de bord. Au diable les tranchées allemandes. La forêt serait son salut ! Il court comme jamais il n'a couru. L'appel de la vie résonne plus fort que celui de la guerre. Il s'enferme dans un palais mental. Il oublie tout. Les balles qui le prennent en chasse. Ses camarades fauchés. Son corps las et endolori.

Il s'arrête au bord d'un ruisseau au cœur de la forêt, bien après que la cacophonie des obus et des mitrailleuses se soit tue. Il s'adosse à un arbre et s'endort, bercé par l'écoulement de l'eau.

Il est réveillé par un glas qu'il rêvait de ne plus entendre. Une douleur sourde lui déchire l'abdomen. Le sang souille à nouveau son uniforme… mais cette fois c'est le sien. Il aperçoit un fusil Berthier dont le canon fume encore, puis les larmes du jeune fantassin qui le tient.

— Je… je suis désolé.

Le soldat reconnaît la voix du combattant bavard des tranchées.

— J'ai… j'ai voulu faire comme vous, fuir, mais je ne peux pas. Déserter ce serait apporter le déshonneur à ma famille. Alors… alors, je me suis dit que si je ramenais la dépouille d'un traître, je serais pardonné… ou peut-être même récompensé…

Le soldat lui intime l'ordre de se taire. À quoi bon justifier les horreurs que l'on commet en temps de guerre ? Il n'a connu que la fureur des combats et des bombardements. Le silence l'accompagnera dans ses derniers instants. Avant de rejoindre ses frères en un ultime souffle libérateur, il s'imagine le visage de cet enfant qu'il ne verra jamais.

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