l'artiste
Capucine De Chabaneix
Elle s’est enfermée dans un des cabinets de toilette du restaurant. Le silence et le luxe appellent la volupté. Elle tire vicieusement la serviette du bas de la pile et s’essuie visage. Le rouge épais de ses lèvres redessinées et l’ocre transpirant de son teint noircissent le tissu. Elle regarde les serviettes propres tombées parterre, y jette un coup de pied, furieuse et lasse. Une odeur sucrée l’écœure. Elle s’approche d’une coupelle de porcelaine flanquée d’angelots dorés et fait la grimace : un pot-pourri de freesias. Elle déteste les fleurs blanches, et en particulier leurs effluves. Elle a envie de vomir depuis plusieurs heures sans y parvenir. D’habitude un doigt dans la gorge et hop, débarrassée. Une fois le vernissage passé, c’est son rituel. Une sorte de purge, pour mieux repartir, l’esprit au net. 60 années à exposer son travail, avec toujours plus de succès, d’éloges, de commandes, de contacts. Son téléphone crépite du matin au soir : Londres, Tokyo, Berlin…Mais ce soir ça lui résiste. Dans le miroir, elle fixe son œil mort qui fait semblant de regarder au loin. Tu le sais toi, ce qui ne va pas ? L'oeil ne répond pas, l’ignore, sournois. Elle soupire et tire ses joues ridées en arrière. Encore plus laide comme ça, rien à faire. Elle se force à oublier son âge, se rappelle ses 80 ans, il y a plusieurs années déjà : une mascarade stupide. Son aîné avait convoqué la tribu familiale, sans compter la ribambelle d’arrière petits-enfants, tous plus affreux les uns que les autres, aux prénoms et aux âges impossibles à retenir. Elle se sourit dans le miroir en tirant ses cheveux en arrière : Elle est trop gentille la pauvre Georgette, avec tous ces bons à riens qui voudraient tout son argent. Ils ne pensent qu’à vaginer leurs effroyables poupons assoiffés. Et les vacances de celui-là, et l’appareil dentaire de celui-ci. Si elle pouvait les balancer contre le mur du jardin, comme ces vilains petits chats dont elle s’était débarrassée l’autre jour. À la remarque elle trouve que finalement cette corvée était thérapeutique, planante même, à tel point qu’elle était allée chercher sa chambre noire : l’occasion de réaliser une formidable série de photographies. Cous vrillés à angle droit, os et sang luisant dans les flashs. Bon allez, il faut vomir maintenant Georgette, le vernissage était une réussite, tout New York était là ! Qu’est-ce qui ne va pas maintenant ? Ses questions restent en suspens, ne reflétant rien d’autre qu’elle-même, dans un vide abyssal terrifiant. Son œil mort la fixe sévèrement, semblant ricaner de sa volonté contrariée.
On toc à la porte :
-Madame Luche, tous vos amis vous attendent. Le maire est arrivé et s’impatiente.
Elle fourrage à l’intérieur de son sac, le secoue, le renverse dans l’évier : trois cotons-tiges déplumés, une brosse à dents noire de mascara, des épingles à cheveux, une flasque de rhum à moitié vide, une carte noire visa, un tube de rouge à lèvre or et diamant : pas de pilules vomitives. Son oeil mort la fixe de plus belle, hilare. De rage, et pour lui donner une leçon, elle se frappe la tête contre le miroir, en essayant de viser son oeil mort. La glace teintée se fracasse en mille morceaux dans un vacarme assourdissant, tailladant le visage de Georgette. Elle appelle au secours, mais ses entrailles restent muettes.
On enfonce la porte. Le maître d’hôtel fait irruption dans le WC. Georgette Luche lui sourit béatement. Une voix suraiguë de fillette surgit de profondeurs encore inexplorées : je me suis fait mal. Cette voix inoffensive s’empare d’elle, une fois l’orage passé, la contraignant à la soumission, la générosité, l’humanité la plus humble. Son esprit a improvisé ce déguisement vocal pour mieux s’acquitter des atrocités qu’il pense, dit et commet. Son front pisse le sang. Une tranche de peau pend au-dessus de ces sourcils inondés d'un sang épais qui jaillit par vagues successives. Le majordome tout pâle, reste sans voix comme paralysé. Les admirateurs accourent, lancent des regards simulant l’horreur, rassasiant plutôt leur curiosité teintée çà et là de compassion. Le miroir cassé lui renvoie en mosaïque son visage blessé. Le sang scintille dans l’éclairage clair-obscur du cabinet. Les murs sont tachetés de vermillon. Son œil mort s'adresse enfin à elle: Prends donc une photo, ne reste pas là comme une andouille. Rassemblant ses forces, pour l’amour de l’Art, elle saisit son Leica. C’est à son œil mort qu’elle doit sa notoriété, elle lui obéit aveuglément. Les fans sont médusés. Elle a juste le temps de mitrailler la scène avant que trois sublimes pompiers la prennent dans leur bras. Elle souffle des baisers de sa paume vers la foule. Oui, on va l’emmener à l’hôpital, la soigner, elle aura de la visite. Elle peut enfin se laisser aller, elle ne sait pas se reposer autrement qu’en étant transportée d’urgence à l’hôpital. Des mains expertes vont réparer son corps en silence. Lorsque sa souffrance s’incarne dans du matériel palpable, son corps, ça la rassure, plus besoin de penser, de se battre, ou se justifier. La douleur physique prends le relais de ses angoisses, la laissant en paix, le temps de soigner ses blessures. C'est le seul frein qu'elle connaît pour mettre un terme à ses pulsions destructrices, à l'engorgement de ses refoulements qui débordent régulièrement, par manque de purges efficaces, par trop plein de « on verra plus tard, je ne suis pas concernée », d'où les nombreuses cicatrices qu'elle n'hésite pas à exhiber à son entourage proche dès qu'elle en a l'occasion. Ce sont ses trophés, ses médailles, remportés à la suite de batailles impitoyables dont elle seule connaît les détails. Elle est la reine de la souffrance, elle seule détient les clefs de cet empire. Les autres n'ont qu'à bien se tenir avec leur petit bobo de rien du tout. Et aussitôt de remonter son pantalon et de vous balayer d'une vision d'horreur d'une de ses cicatrices épouvantables.
Le lendemain elle se réveille de son anesthésie. Les épreuves tests de ses photos de la veille l’attendent déjà sur sa table de chevet, comme elle l’avait exigé. Ses clichés sont spectaculaires. Elle pense déjà à son exposition de Milan en février. La chambre est grande et lumineuse. Elle regarde la neige tomber sur Central Park, et se laisse aller à une rêverie enfantine ! Le téléphone sonne, elle répond aussitôt, même si on le lui a interdit.
-Bonjour, Maman
-Arrête de m’appeler maman, tu sais bien que j’ai horreur de ça. Je souffre le martyre et toi tu en rajoutes. Tu devrais être là.
-J’ai une place dans le prochain vol…
-Annules, c’est bien trop tard !
-Mais je n’aurais pas pu venir plus vite…
-Tu aurais dû partir avec moi, et rien de tout cela ne serait arrivé !
Elle renifle bruyamment, simulant les larmes et raccroche au nez de sa fille. Un grand sourire illumine aussitôt son visage. Un doux bien-être lui réchauffe aussitôt le bas du ventre. Elle a mal à ses cicatrices, bien sûr, mais son excitation créatrice, ainsi que la culpabilité de sa fille font office d’analgésique puissant.