L'attente
Clara Paps
L’attente
Un vol de cigognes au-dessus des immeubles, arrivées de nulle part, en route pour l’Afrique. Elles tournent et encerclent le soleil. Je les observe. Un signe. Celui que j’attends depuis près de trois semaines. Je traîne péniblement mon ventre dans la rue Camélinat. Ma mère marche à mes côtés. Elle s’arrête et pleure. Remercie Dieu pour son présage. La délivrance est proche, cette fois c’est sûr. Il est lourd cet enfant. Il est bien au creux de moi. Après toutes les craintes et les journées alitées, voilà qu’il veut rester ! Mes jambes me portent à peine.
Il faut qu’il sorte !
Alors je marche. Je remonte la rue du Maréchal Maunoury. Son laboratoire, les analyses sanguines et ma phobie du sang et des seringues.
C’est la troisième fois que je replonge. Je la désirais plus que tout cette grossesse. Je la voulais sereine. Je voulais me sentir pleine. Ressentir les mots de ma mère, me sentir vivre et être par cet enfant que je porte.
Les nausées, la fatigue des premiers mois, les kilos qui s’installent… Pour la troisième fois, l’expérience était la même ! Pas de débordement euphorique, pas de jouissance d’être ! Non, non, rien de cela… Ce n’était pas pour moi.
Premières contractions, premiers hématomes fin des illusions. Je n’ai jamais été si inquiète… La peur sourde de le perdre. Une étrange compagne qui ne m’a pas quittée ces huit derniers mois.
Je marche encore, je presse le pas.
C’est dimanche, jour de marché, il y a foule sur la place Carnot. Surtout par ce beau temps : octobre est lumineux et chaud. Même l’automne tarde à venir. L’univers entier complote contre moi.
Je me fraie un chemin entre les étals, je scrute les poireaux, soupèse un potimarron. Bientôt ce sera la saison des soupes, des journées courtes et des nuits froides. Ma peau vibre sous les derniers rayons.
Ce sera du filet mignon et une fondue de poireaux. Il est décidément trop tôt pour la crème de potimarron à la façon du Berry.
Un coup d’œil gourmand à l’intérieur de l’Opéra et j’en ressors avec cinq éclairs au café.
« Une tuerie ! », comme dit ma fille.
Je redescends lentement. Les grosses dattes du primeur me font envie. Non… Il faut être raisonnable !
Je peine à remonter. Mes pieds me font mal, la lanière de mes sandales les comprime. Ma mère me suit toujours, elle porte les sacs. Le portillon de l’immeuble me semble à des années lumières. Le soleil darde. Il fait mal.
Je grimpe mes trois étages en soufflant. Les enfants m’attendent. Le repas est prêt.
« Alors ? », ose timidement Frédéric.
Alors rien… Toujours rien ! Pas une contraction !
J’enrage, les larmes me nouent la gorge. Je n’en peux plus de ce corps qui prend trop de place !!!
Trois nuits que je ne peux pas fermer l’œil ! Je m’en veux de ne pas pouvoir dormir ! C’est qu’il va me falloir de la force pour le mettre au monde ce cadeau. Et je pars au combat déjà vaincue.
Non, ce n’est pas ainsi que ça doit se passer ! Je veux goûter chaque seconde du miracle qui se prépare. C’est la dernière fois…
Frédéric m’a prévenue, il m’a concédé cet enfant. Je le lui ai arraché. Il n’en a jamais voulu. Dès le début sa présence nous a envahis. Quelques centimètres et déjà toutes ces angoisses.
« C’est exactement ce dont je ne voulais pas !!! », avait-il craché, aux premiers incidents. Je rentrais mes larmes. Je devais être heureuse, je le voulais cet enfant.
J’avale quelques brocolis et une tranche de rôti. J’attends mon éclair et l’heure de la sieste.
Je vais pouvoir m’échouer sur mon lit et basculer. Plus rien n’existe autour, moi, ce corps, ses points d’appui sur le matelas, sous la fraîcheur des draps propres.
Ça y est. Les gosses sont descendus jouer au parc. Fred s’entête à construire un avion, essaie de se convaincre que rien ne va changer. Il n’est pas encore le père de cet enfant.
Mes membres s’engourdissent et mon esprit tangue. J’adore la sieste.
17H04, j’ai dormi trois heures. La nuit sera longue. Je me lève lentement, me dirige vers la salle de bain et rafraîchis mon visage à l’eau froide. J’observe mon reflet. Ça ne peut pas être moi. Où sont mes longs cheveux noirs ? Qui est cette femme aux yeux creux, aux joues trop remplies ? Tout est flou !
Je détourne le regard. Je vais m’affairer en cuisine. Ce soir c’est filet mignon au miel. Il est tôt encore, j’ai le temps pour un fondant au chocolat.
Les mois à venir épuiseront mes réserves, psychologiques et physiques, je le sais. Alors je mange. Je fais mousser les jaunes d’œufs et le sucre. Le chocolat fond au bout de mes doigts. Les blancs montés en neige pétillent dans le saladier. Ils disparaissent un peu plus à chaque coup de cuiller. Tout devient léger.
La cocote minute siffle. Encore une vingtaine de minutes et ce sera bon, moelleux et juste sucré. Fred adore ça, le filet mignon. Il va venir me prendre par la taille, me baiser le cou et me susurrer des douceurs érotiques à l’oreille. Les hommes sont simples…
18H30. J'appelle les enfants du balcon. Ils sont en sueur. L'après-midi a été bon. Ils négocient encore quelques minutes de jeu et finissent par abdiquer. Il y a école demain.
Hors de question que les deux loustics se douchent ensemble. Chacun son tour et on repasse les leçons en attendant.
C’est au tour de Florian de mettre la table, le 2 octobre : un jour pair ! Il peste encore. Il y a trop de jours pairs dans le mois ! Il s’est fait avoir.
Fred arrive, m’enlace, m’embrasse au creux du cou. Pas de paroles indécentes : mon ventre est trop gros. Il n’aime pas me voir ainsi.
Nous partageons ce repas presque en silence. Ma mère s’inquiète pour les prochains jours. Elle devra conduire les enfants à l’école. Foch n’est qu’à un quart d’heure de la maison. Elle affute pourtant le trajet dans sa tête. Elle a peur. Ses lèvres sont serrées. Héloïse est triste. Et si ce bébé arrivait le 4, le jour de son anniversaire ? Il n’allait pas lui voler ça aussi !
Je m’en veux d’avoir été si égoïste. Mon cœur sera-t-il assez grand pour ces trois enfants ? Serais-je à la hauteur de leurs besoins d’amour ? Aurais-je du temps pour chacun ? J’ai le vertige. Il est trop tard de toute façon. L’enfant est là, il attend son heure.
Seul le dessert parvient à nous détendre. Il est fabuleux ce fondant. Préparé avec amour et gourmandise.
Il est inutile d’élever le ton ce soir. Chacun sait exactement ce qu’il doit faire et le fait. Les dents, le pipi et au lit. Bisou maman, bisous papa, bisou grand-mère.
Je débarrasse la table avec Frédéric. Ma mère est dans le canapé et regarde le journal.
Je me penche difficilement, à la recherche d’une tablette de noir aux amandes en bas du placard blanc de la cuisine. Ça y est j’y suis…
Et voilà. C’est le signal. Le liquide chaud glisse le long de mes cuisses. Mon cœur s’emballe. La joie monte. « Ça y est ! ». Fred me regarde, il est calme. « Prépare tes affaires, on y va. » J’aime cet homme.