L'autobus

chill

Le bus de dix-sept heures quinze avait du retard, pour ne pas changer. C’était tous les soirs la même histoire, ils attendaient tous ce fichu bus dans le froid hivernal. Attroupés près de l’abris, isolés du vent par la vitre du panneau publicitaire, dont l’affiche hors saison vantait les bienfaits gazeux d’une boisson rafraîchissante. Emmitouflés sous leurs écharpes et bonnets de laine, ils croisaient parfois du regard la publicité, et frissonnaient de plus belle à l’évocation de ce liquide se faufilant entre les glaçons et les parois du verre. Ils sautillaient pour réchauffer leurs pieds engourdis par l’air glacial qui avait raison de la toile trop fine de leurs Converse, et prenaient soin de garder les mains bien au fond des poches de leurs blousons. Les plus courageux fumaient leur cigarette d’une main tremblante. Certains tentaient de se tenir chaud en se collant les uns aux autres, le nez enfoui sous le col de leur veste remontée jusqu’aux oreilles.Ils étaient nombreux à attendre et on pouvait distinguer nettement les groupes qui se formaient parmi ces adolescents. Ils venaient tous du même collège, se croisaient tous chaque jour dans cet autocar, à l’aller comme au retour, mais ils prenaient bien soin de ne pas se mélanger.Ainsi, lorsque le bus arrivait et ouvrait ses portes, les adolescents prenaient place dans un ordre précis, quasi hiérarchique, et selon un rite que rien ni personne ne pouvait contredire.Au fond du bus se trouvaient les place les plus convoitées. La large banquette permettait à six personnes de se réunir et de voyager ensemble. Elle offrait également à ses occupants l’énorme avantage de pouvoir se faire remarquer en braillant sans retenue, tout en garantissant cette sensation rassurante de se savoir à l’abris, car très loin du chauffeur et de ses éventuelles remontrances.Ce trône à six places était comme convenu occupé par un roi et sa suite, le titre de souverain revenant à celui que tout le collège connaissait par ses frasques rivalisant d’insolence et de nonchalance depuis déjà plusieurs années, trop d’années sans doute. Sa suite se composait de cinq autres personnages masculins qui, à défaut d’être aussi cons que lui, avaient le mérite de faire le maximum pour y parvenir, l’imitant jusqu’au moindre détail vestimentaire, capillaire et verbal.Comme dans tout royaume qui se respecte, le souverain collégial disposait d’une cour, certes modeste mais dévouée, occupant les places les plus proches de la banquette royale. Plusieurs garçons et filles en faisaient partie, et tout ce petit monde voyageait dos à la route, agenouillés sur les sièges pour ne pas louper une miette du spectacle.Les garçons faisaient le maximum pour participer à la bouffonnerie, espérant se faire remarquer et ainsi prétendre un jour à une place parmi l’élite. Les jeunes filles se pâmaient et offraient leur sourire complice et intéressé aux hommes du souverain, à défaut de pouvoir s’offrir le luxe de draguer ce dernier, trop occupé à rouler son joint à l’extrémité du trône.Les places restantes étaient certes nombreuses, mais n’avaient plus vraiment de valeur dans la hiérarchie sociale de cette société adolescence, cruelle et injuste. En outre, plus ces places étaient proches du fond du bus – sommet de la pyramide – plus il fallait montrer patte blanche et accepter le désordre ainsi que les éventuelles moqueries, les insultes parfois, et ne surtout pas se rebeller, au risque de se voir tyrannisé chaque jour un peu plus.?Le résultat était sans appel, il fallait se battre pour entrer le premier et espérer prendre les places à l’avant, ou s’affronter pour rivaliser de connerie et espérer toucher le fond… du bus.Ce matin-là, alors que l’autocar était déjà bien rempli et qu’une grande partie de la suite et de la cour attendait la venue du souverain, un jeune inconnu entra d’un pas décidé. Il avait environ quinze ans, la peau matte et la barbe naissante. Il était vêtu d’un jean large et d’une veste épaisse, couvrant un sweat dont la capuche cachait une épaisse tignasse, et d’où s’échappaient quelques mèches et deux fils d’écouteurs blancs. Il présenta sa carte au chauffeur et s’avança dans l’allée centrale, regardant tour à tour les occupants du bus en souriant.Il ne rencontra que des regards méfiants, n’y prêta guère attention et prit finalement place au dernier rang libre avant la banquette, loin de se douter du risque qu’il prenait en s’approchant du domaine réservé. Il ne releva pas les commentaires et les rires qui suivirent son installation, et s’isola en augmentant le volume de sa musique.?Personne cependant n’osa venir le déloger, tous attendaient de voir la réaction du seigneur et sa décision pour agir, mais tout le monde savait qu’il se passerait quelque chose.Lorsque le souverain entra, l’accueil fut comme il se doit chaleureux et bruyant. Lui aussi scruta chacun des passagers en rejoignant son trône, mais d’un oeil vitreux et provocant en lieu et place du sourire offert par le nouveau venu. Alors qu’il était sur le point de s’asseoir, leurs regards se croisèrent. Le monarque le toisa d’un air qui disait « T’es qui toi… qu’ès tu fous là?! ». Il hésita à engager la confrontation face au sourire qu’il reçut en réponse, mais décida qu’il était trop tôt pour ça, et rejoignit ses sbires. L’odeur qui se répandit à son passage suggéra la Jamaïque et sa musique, celle-là même qui sortait des écouteurs du nouveau.Un peu plus loin sur le parcours du bus scolaire, une jeune fille entra et s’approcha de la seule place libre du dernier rang, elle s’arrêta net en voyant le visage inconnu. Elle faillit avaler son chewing-gum, et demanda du regard l’approbation des occupants de la banquette avant de s’asseoir près de lui. Il délogea un écouteur de son oreille gauche et la salua dans un grand sourire. Après un bref échange de prénoms, elle se retourna et confia son inquiétude à la cour royale, qui se contenta d’attendre le dénouement de ce drame en rigolant.Le prétendant à la place occupée par Gab entra, et s’approcha d’une allure assurée. Ce n’est qu’au dernier moment qu’il l’aperçut. Gab leva les yeux vers le jeune garçon, serein, attendant une réaction de sa part. Le jeune homme sembla désemparé, il chercha la réponse dans les visages de ses potes, du roi et de la fille. Tous lui firent comprendre qu’il devait se démerder tout seul, mais en tout cas réagir pour se faire respecter, ne pas perdre la face s’il espérait garder l’estime de l’élite du fond du bus.Il se décida finalement et tenta sans succès d’initier l’altercation d’une voix peu rassurée. Gab retira calmement son écouteur et tendit l’oreille comme pour signifier qu’il n’avait pas bien compris. Le jeune garçon répéta en bégayant, les yeux fuyants. Gab se contenta de sourire, secoua la tête, montrant à quel point tout ceci lui semblait ridicule et reprit sa place.Son interlocuteur resta sans voix, il se détourna vers une place loin, trop loin de celle qu’il avait pris l’habitude d’occuper. Il fallait se rendre à l’évidence, il ne possédait pas le courage et l’autorité nécessaire pour déloger cet intrus.?Personne d’ailleurs, parmi les hautes autorités de l’autobus, ne prit l’initiative de signifier à Gab qu’il n’avait pas sa place sur ce siège. L’ambiance du fond du bus resta la même, turbulente, joyeuse. Mais un intrus s’était bel et bien immiscé dans le groupe, sa nonchalance et son calme face aux habituels extravagances du fond du bus laissèrent comme un goût amer chez le souverain et ses courtisants.Le soir venu, Gab fut un des derniers à entrer dans l’autobus. Le bordel qui s’était déjà installé dans les derniers rangs disparut comme par enchantement lorsqu’il présenta sa carte au chauffeur. Il avança dans l’allée, remarqua que la place controversée était encore libre. Son ancien occupant, au milieu du bus, fuyait l’assistance, le regard tourné vers la vitre. Gab s’amusa de cette constatation, il sourit face au malaise instauré par son apparition. Il s’assit dans les toutes premières places, et décida de rompre le silence; les écouteurs bien vissés dans les oreilles, il mit en route son iPod.

Le bus de dix-sept heures quinze avait du retard, pour ne pas changer. C’était tous les soirs la même histoire, ils attendaient tous ce fichu bus dans le froid hivernal. Attroupés près de l’abris, isolés du vent par la vitre du panneau publicitaire, dont l’affiche hors saison vantait les bienfaits gazeux d’une boisson rafraîchissante. Emmitouflés sous leurs écharpes et bonnets de laine, ils croisaient parfois du regard la publicité, et frissonnaient de plus belle à l’évocation de ce liquide se faufilant entre les glaçons et les parois du verre. Ils sautillaient pour réchauffer leurs pieds engourdis par l’air glacial qui avait raison de la toile trop fine de leurs Converse, et prenaient soin de garder les mains bien au fond des poches de leurs blousons. Les plus courageux fumaient leur cigarette d’une main tremblante. Certains tentaient de se tenir chaud en se collant les uns aux autres, le nez enfoui sous le col de leur veste remontée jusqu’aux oreilles.
Ils étaient nombreux à attendre et on pouvait distinguer nettement les groupes qui se formaient parmi ces adolescents. Ils venaient tous du même collège, se croisaient tous chaque jour dans cet autocar, à l’aller comme au retour, mais ils prenaient bien soin de ne pas se mélanger.Ainsi, lorsque le bus arrivait et ouvrait ses portes, les adolescents prenaient place dans un ordre précis, quasi hiérarchique, et selon un rite que rien ni personne ne pouvait contredire.
Au fond du bus se trouvaient les place les plus convoitées. La large banquette permettait à six personnes de se réunir et de voyager ensemble. Elle offrait également à ses occupants l’énorme avantage de pouvoir se faire remarquer en braillant sans retenue, tout en garantissant cette sensation rassurante de se savoir à l’abris, car très loin du chauffeur et de ses éventuelles remontrances.Ce trône à six places était comme convenu occupé par un roi et sa suite, le titre de souverain revenant à celui que tout le collège connaissait par ses frasques rivalisant d’insolence et de nonchalance depuis déjà plusieurs années, trop d’années sans doute. Sa suite se composait de cinq autres personnages masculins qui, à défaut d’être aussi cons que lui, avaient le mérite de faire le maximum pour y parvenir, l’imitant jusqu’au moindre détail vestimentaire, capillaire et verbal.
Comme dans tout royaume qui se respecte, le souverain collégial disposait d’une cour, certes modeste mais dévouée, occupant les places les plus proches de la banquette royale. Plusieurs garçons et filles en faisaient partie, et tout ce petit monde voyageait dos à la route, agenouillés sur les sièges pour ne pas louper une miette du spectacle.Les garçons faisaient le maximum pour participer à la bouffonnerie, espérant se faire remarquer et ainsi prétendre un jour à une place parmi l’élite. Les jeunes filles se pâmaient et offraient leur sourire complice et intéressé aux hommes du souverain, à défaut de pouvoir s’offrir le luxe de draguer ce dernier, trop occupé à rouler son joint à l’extrémité du trône.
Les places restantes étaient certes nombreuses, mais n’avaient plus vraiment de valeur dans la hiérarchie sociale de cette société adolescence, cruelle et injuste. En outre, plus ces places étaient proches du fond du bus – sommet de la pyramide – plus il fallait montrer patte blanche et accepter le désordre ainsi que les éventuelles moqueries, les insultes parfois, et ne surtout pas se rebeller, au risque de se voir tyrannisé chaque jour un peu plus.?Le résultat était sans appel, il fallait se battre pour entrer le premier et espérer prendre les places à l’avant, ou s’affronter pour rivaliser de connerie et espérer toucher le fond… du bus.
Ce matin-là, alors que l’autocar était déjà bien rempli et qu’une grande partie de la suite et de la cour attendait la venue du souverain, un jeune inconnu entra d’un pas décidé. Il avait environ quinze ans, la peau matte et la barbe naissante. Il était vêtu d’un jean large et d’une veste épaisse, couvrant un sweat dont la capuche cachait une épaisse tignasse, et d’où s’échappaient quelques mèches et deux fils d’écouteurs blancs. Il présenta sa carte au chauffeur et s’avança dans l’allée centrale, regardant tour à tour les occupants du bus en souriant.
Il ne rencontra que des regards méfiants, n’y prêta guère attention et prit finalement place au dernier rang libre avant la banquette, loin de se douter du risque qu’il prenait en s’approchant du domaine réservé. Il ne releva pas les commentaires et les rires qui suivirent son installation, et s’isola en augmentant le volume de sa musique.?Personne cependant n’osa venir le déloger, tous attendaient de voir la réaction du seigneur et sa décision pour agir, mais tout le monde savait qu’il se passerait quelque chose.
Lorsque le souverain entra, l’accueil fut comme il se doit chaleureux et bruyant. Lui aussi scruta chacun des passagers en rejoignant son trône, mais d’un oeil vitreux et provocant en lieu et place du sourire offert par le nouveau venu. Alors qu’il était sur le point de s’asseoir, leurs regards se croisèrent. Le monarque le toisa d’un air qui disait « T’es qui toi… qu’ès tu fous là?! ». Il hésita à engager la confrontation face au sourire qu’il reçut en réponse, mais décida qu’il était trop tôt pour ça, et rejoignit ses sbires. L’odeur qui se répandit à son passage suggéra la Jamaïque et sa musique, celle-là même qui sortait des écouteurs du nouveau.
Un peu plus loin sur le parcours du bus scolaire, une jeune fille entra et s’approcha de la seule place libre du dernier rang, elle s’arrêta net en voyant le visage inconnu. Elle faillit avaler son chewing-gum, et demanda du regard l’approbation des occupants de la banquette avant de s’asseoir près de lui. Il délogea un écouteur de son oreille gauche et la salua dans un grand sourire. Après un bref échange de prénoms, elle se retourna et confia son inquiétude à la cour royale, qui se contenta d’attendre le dénouement de ce drame en rigolant.
Le prétendant à la place occupée par Gab entra, et s’approcha d’une allure assurée. Ce n’est qu’au dernier moment qu’il l’aperçut. Gab leva les yeux vers le jeune garçon, serein, attendant une réaction de sa part. Le jeune homme sembla désemparé, il chercha la réponse dans les visages de ses potes, du roi et de la fille. Tous lui firent comprendre qu’il devait se démerder tout seul, mais en tout cas réagir pour se faire respecter, ne pas perdre la face s’il espérait garder l’estime de l’élite du fond du bus.
Il se décida finalement et tenta sans succès d’initier l’altercation d’une voix peu rassurée. Gab retira calmement son écouteur et tendit l’oreille comme pour signifier qu’il n’avait pas bien compris. Le jeune garçon répéta en bégayant, les yeux fuyants. Gab se contenta de sourire, secoua la tête, montrant à quel point tout ceci lui semblait ridicule et reprit sa place.Son interlocuteur resta sans voix, il se détourna vers une place loin, trop loin de celle qu’il avait pris l’habitude d’occuper. Il fallait se rendre à l’évidence, il ne possédait pas le courage et l’autorité nécessaire pour déloger cet intrus.?Personne d’ailleurs, parmi les hautes autorités de l’autobus, ne prit l’initiative de signifier à Gab qu’il n’avait pas sa place sur ce siège. L’ambiance du fond du bus resta la même, turbulente, joyeuse. Mais un intrus s’était bel et bien immiscé dans le groupe, sa nonchalance et son calme face aux habituels extravagances du fond du bus laissèrent comme un goût amer chez le souverain et ses courtisants.
Le soir venu, Gab fut un des derniers à entrer dans l’autobus. Le bordel qui s’était déjà installé dans les derniers rangs disparut comme par enchantement lorsqu’il présenta sa carte au chauffeur. Il avança dans l’allée, remarqua que la place controversée était encore libre. Son ancien occupant, au milieu du bus, fuyait l’assistance, le regard tourné vers la vitre. Gab s’amusa de cette constatation, il sourit face au malaise instauré par son apparition. Il s’assit dans les toutes premières places, et décida de rompre le silence; les écouteurs bien vissés dans les oreilles, il mit en route son iPod.

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