l'autostopeur de l'absurde

joseff

Pourquoi au juste devait-il faire ça? Affamé, sale et mouillé, au milieu de rien. Ne pouvait-il pas s’arrêter là, marteler la terre de ses poings, et rentrer chez maman?

John en était à ces pensées inavouables quand une voiture dérapa à vive allure sur une centaine de mètres, d’abord il crut à un assassinat probable. Mais il s’avança, mieux valait ne pas se montrer tout à fait fiotte.

C’était une Peugeot 505, vielle et cabossée, repeinte, enrubannée grossièrement de dentelle blanche, une culotte rose et une paire de dés en mousse pendaient du rétroviseur intérieur. John trottina jusqu’à l’épave et fut inviter à prendre place, il abrocha sa ceinture.

L’homme avait le teint cuivré, de fines boucles brunes, dessinaient sur son front des arabesques huileuses; il portait un costume d’un blanc étincelant, un nœud papillon froufrou et une rose à la boutonnière. Il se présenta sous le nom de Hèann, enfin quelque-chose dans le genre.

Bavard, il abreuvait continuellement John d‘une sorte de mélasse tantôt chuintée tantôt hurlée, le jeune homme acquiesçait légèrement façon à n’outrager d’aucune manière son conducteur. Cependant plus il tendait l’oreille, moins il comprenait. Ainsi, il alla jusqu’à se demander, s’il n’avait pas, selon toute vraisemblance, affaire à du gaélique pure, et s’essaya à prononcer les quelques mots hérités par son grand-père, mais n’obtint rien d’interprétable en retour. La seule chose qu'il tenait pour avérée, l’homme se rendait à un mariage et avait largement anticipé l’apéro.

Le cadran n’affichait pas neuf heure.

La voiture prenait tous les trous, embardait, mais Hèan n’y prêtait pas vraiment attention. Il continuait à parler, hoquetant parfois dans les cahots, cette mélopée ivre, quand, soudain, il freina pied au plancher, dévissant la tête vers le côté passager, glissant deux doigts pourris dans une bouche qui ne l‘était pas moins, et tira un sifflement assourdissant:

D’un petit chemin entre deux enclos descendait un break, aussi cahotant qu’une bouteille écrasée dans la houle.

Hèann gara la voiture là où elle se trouvait, et s‘en alla trouver le Break volvo éreinté. Un type énorme et chauve s‘en extirpa bouteille au poing; ils se projetèrent ventre contre ventre, puis se mirent deux grandes claques sur l'épaule, hurlant de rire, et buvant à tour de rôle de raides rasades verticales.

La voiture dans laquelle John se trouvait redémarra après avoir laissé au break un peu d’avance. Puis Hèann remonta peu à peu jusqu’à se tenir à hauteur de son ami. Les deux voitures se tiraient la bourre dans toute la largeur de la route s’éloignant et se rapprochant, successivement. La Peugeot de Hèann passa poussivement et se rabattit en queue de poisson, Malone mordit le bas côté et se redressa par exploit.

Hèann se secouait de rire en répétant « Mof’cka Ma’one ». John en inféra le nom de l’autre abruti qui revenait à la charge. Hèann s’administra alors une rasade vorace de Jameson, et freina furieusement, Malone évita la voiture d’un coup de volant et alla rouler en tonneaux.

Pensant certainement que la plaisanterie avait assez duré, Hèann recula avec circonspection et alla sortir son ami indemne de la voiture en flammes.

Qui osera dire après ça qu’il n’y a pas de bon dieu pour les ivrognes?

John s’agenouilla devant l’évidence et regarda le ciel, puis, certain que plus rien ne pouvait lui arriver, il prit poliment place à l’arrière et se mit à réfléchir à comment il pouvait devenir meilleur.

Ils roulaient depuis quelques temps sur une double voies, meilleur route quoique pour d’autres raisons plus périlleuse.

John observait ce paysage bucolique bord-de-national, les champs sans fins, verts, marrons, interrompus de terrains vagues, verts, d’horribles bureaux ou magasins, les logements mitoyens semblable à des cellules… L’Irlande était en plein boom démographique, économique, apprenant de ses yeux ce qui l‘emmerdait tant dans ses cours, John aurait aimé en parler, s’instruire à la source, de la bouche de ceux qui vivent.

Sauf qu’il n’était guère possible d’en placer une.

Les deux compères se vociféraient dans les oreilles, souvent s’exprimant simultanément. La tête de Hèann était rouge vif et sa jugulaire saillait, dansait le long de son cou de coq; Malone quand à lui, engoncé qu'il était dans son costume à queue de pie, marinait littéralement dans la sueur. Heureusement, il se réhydratait avec une régularité de pendule, une canette toutes les cinq minutes. Aussi quand la bière coulait dans les gorges ça vous donnait un peu la paix, Malone qui n’avait pas pour ainsi dire l’oreille d’une confidente, s’était même mis à écouter ou à somnoler, rotant avec plus ou moins d’intensité selon accord ou désaccord.

Une approbation intestinale de Malone fit ouvrir les quatre fenêtres.

Quelques kilomètres plus tard, ayant renoncé à l’aventure attrayante de s’incruster à un mariage irlandais, John entreprit de rappeler son existence aux deux ivrognes, une conversation de sourds s’en suivit. Brusquement Hèan s’arrêta sur un terre-plein inopiné qui séparait la route en deux. John sans plus chercher à comprendre saisit son sac et poussa la portière. La voiture dérapa et s’engagea un peu juste dans la voie de droite, provoquant un carambolage sanglant.

Sur son lopin de terre John essayait de garder son calme, les voitures passaient vite et s’il restait là, il ne tarderait pas à être fauché ou entendu par la police. Il attendit une pause et traversa au péril de sa vie, roulant in extremis dans le bas-côté. Il crut ses jambes coupées au niveau de l‘estomac, le nez encore dans la vase, il reprit son souffle et se releva, satisfait. Il considéra un instant la butte surplombée d’un grillage recourbé de barbelés, et se mit à longer la route.

Le soleil était haut et lui tombait sur la crâne.

Les ordures, la boue, les herbes hautes entravaient désespérément sa progression; la route semblait sans fin et il commençait à mourir de faim, de soif, malgré ses forces qui s’épuisaient il accélérait pourtant, il fallait se tirer de ce faux pas,

courage!

C'est là qu'une épreuve capitale se dressa. Il bondit en arrière: un mur de mouches aiguillonnées par une odeur épouvantable virevoltait et bourdonnait plein de fureur.

Il ramassa une bouteille de bière qu’il lança avec vigueur où se devinait l’objet de convoitise des mouches à merde: s'entendit un froissement d’herbe suivit immédiatement d’un ploc de mauvaise augure.

Il songea alors à contourner par le bord de route, mais la frange d’herbe était très mince en cet endroit précis, et puis un minimum d’esprit de suite l’inclinait à en savoir d‘avantage. Il ramassa un bâton qu’il allongea d’une bouteille en plastique, et s’en alla trifouiller sous l’essaim répugnant munit de cette perche joliement improvisée .

Les herbes étaient hautes, il perdit la bouteille dans sa tentative de les coucher.

Il en fut consterné, mais ce n'était pas dans son tempéremment que de se laisser abattre si facilement. Bien, il franchirait cet obstacle coûte que coûte. Il se recula prendre de l’élan et voulut passer en sautant dans les mouches. Une racine stoppa net son élévation et la longueur de son corps en s’étalant, le plaça exactement à distance observable du mystère:

Un œil moue encore ouvert, et la langue grouillante de larves qui s‘affaissaient, charogne de chien humide et verte, vibrante, révulsante, il en bondit d’une puissance miraculeuse, et roula-boula jusqu’à se sentir assez loin pour se laisser aller à des spasmes violents de bile.

Mais rien ne s'arrangea.

Cette chose atroce le hantait, semblait vivre en lui, ne pouvant déloger l’odeur horrible de ses narines, de sa bouche, il empoignait les fleurs sur son chemin et les reniflait, puis les mangeait. Ça allait mieux, il commençait à voir la vie en rose et des montées nauséeuses rigolotes l’inclinaient à l‘abstraction. En effet, il ne fit plus attention aux voitures qui le klaxonnaient en continue, et l’avertisseur d’un camion le surprit comme un barrissement d’éléphant. Deux papillonsquui dansaient une polka lui causèrent un ravissement extraordinaire. Puis il eut peur, se demandant ce qui lui passait, peut-être la faim, la soif, le soleil et les fleurs ou bien tout cela en même temps.

Il se ménagea une paillasse d’herbe et s’assit en tailleur et tira de son sac une baguette de pain mouillée qu’il mâcha sans conviction, puis ingurgita de force une banane ecchymosées. Il s'essaya ensuite à une sieste mais les camions qui lui frôlaient la nuque, l'en dissuadèrent. Il n'y avait pas d'autre issue que continuer, jusqu'à la mort.

Parfois il rencontrait des carcasses de chats, des os suspects, ça le revigorait, merde! Il n’allait pas crever dans une fosse au milieu des charognes. Le grillage et la route ne pouvaient être éternels, alors il continuait puisant dans ses ressources, puisant courage dans la pensée que d’autres avant lui, Marco Polo, capitaine Cook et consorts, avaient traversé des étendues bien plus hostiles. S’en étaient-ils tous sortis? Voilà la question. Ne pouvant consulter wikipédia, la possibilité d’une mort éminemment ridicule faisait son bonhomme de chemin quand il aperçut comme à travers les brouillards d’un rêve les feux d’avertissement d’une Austin Mini.

Il remarqua enfin que la circulation ralentissait à la vue d’un rond-point; John courut avec des forces décuplées.

Fin

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