L'autre que je ne suis pas

morgan-kepler

                                               Où est-il ?

    Souvenir d'une extase dure loin de la jouissance pure. Petit bout d'évasion dans le noir de ma destiné. Pièce ensoleillée dans la brume du destin, rayon pailleté dans la détresse de mon quotidien. Poésie incarnée et lyrisme nietzschéen. Mon héros morphinomane. Mon badaud mélomane. Des couleurs en pagaille. Tout ce qui aurait fait le plus beau des finals ! Mon ciel, mon orgasme, mon souvenir écarlate. L'essence même de mes gestes, l'odeur de ma peau. Cette présence qui me blesse, l'origine de mes maux. Ma réalité fictive, ma fiction trop réelle. L'acteur de mon malheur, le héros de mes douleurs. Sifflant un air de déjà vu, un air de déconvenue. Mon élément essentiel. Ma passion originelle. Il est tout et rien à la fois, il est le ciel et la force de mes bras. Tout à la fois, la souris et le chat. Il est là, quelque part, sans que je ne puisse le voir. Il me parle quelquefois, sans que je ne sache pourquoi. Mais il a une voix qui file sous des notes endiablées, une sublime voix, mélodieuse, parfois rocailleuse et quand elle susurre... Je me balade dans une ballade écorchée. Je ne peux plus l'oublier. Ce n'est pas un opéra, que dis-je ! c'est une symphonie infinie. Mais déjà elle s'étouffe dans ma gorge avant que trop vite elle ne s'évanouisse dans des catacombes inconnues. S'il n'y avait que ça. Ce n'est pas trop. Je le dessine mais ce n'est pas assez. Je l'imagine mais je suis fatigué. Je ne perçois que d'infimes parties de ce qu'il est. Je n'entends que des sursauts. Quelques croches, quelques blanches perdues de son incroyable musicalité, de cette clarté inqualifiable qu'il parsème au dessus de ma vie. Moi, le misérable bocal à poisson. C'est comme une vapeur qui m'enivre. Quelques saveurs exotiques, des substances interdites. C'est un poison. Il est là flottant autour de moi, parfois même en moi. Quoi qu'il arrive il est toujours avec moi. Je suis de ces rares personnes qui peuvent dire sans hésiter: je ne suis jamais seul. Mais voilà il s'en va. J'ai dû faire le deuil de sa présence véritable. On m'a laissé entendre qu'il n'existait pas. Voulez-vous me tuer ? Vous êtes sur la bonne voie ! Ces pilules ne me changeront pas. Difficile d'avaler ce qu'on ne comprend pas. Pour m'électriser vos machines ne suffiront pas. Enchainez vos ridicules lobotomies pour anéantir mon cerveau et ma soi-disant démence, il me reste le sien, il me reste la sienne. À deux nous sommes plus forts. À nous deux nous vaincrons. Mais je me perds dans de scabreuses hypothèses. Inutile de tenter de vous convaincre. Vous vous sentez tellement supérieurs que vous ne prenez ni la peine de m'écouter, ni celle de me croire. Cependant j'ai peur de penser. Mais cela ne fait que vous approuver.

    J'ai beau me dire qu'il viendra forcement un jour, j'ai peine à croire qu'il existe ailleurs que dans mon cœur. À cause de vous. Le soleil se couche encore, le soleil se couche toujours. Ses yeux bleu océan, ses longs cheveux couleur diamant, ses taches obsédantes et son sourire. Il a la peau douce. Aussi douce que le poil du chat que j'aimais plus que moi. Il a aussi des lèvres parfaites, quoiqu'un peu gercées par sa timidité maladive. Mais qu'importe ? Je mènerai un perpétuel combat pour ne pas sans cesse les abimer. Et son rire m'enivre encore. Hélas ! Son rire me parvient d'outre-tombe.

    Dans des grottes humides quelque chose rampe. Sur les parois on peut apercevoir les traces blanchâtres que son corps dépose derrière elle. Cette sorte de foutre dégoûtant qui marque son territoire. C'est comme un mauvais présage. Ça rode, ça bave, ça gémit, ça réclame. Oui cette chose à faim. Sa nourriture est la matière qui peuple l'intérieur de notre enveloppe corporelle. Elle est avide de sang paraît-il. Il faut marcher pourtant, trouver la sortie de ce labyrinthe entêtant. Cloîtré dans ce terrifiant dédale la liberté est une utopie. Il fait noir, impossible de voir à deux pas. On se retourne sans cesse parce que la crainte d'être suivi nous obsède. Mais en se retournant qu'est-il donné de voir ? Rien. On ne voit rien. Rien du tout. Et on refuse d'avancer par crainte de heurter quelque chose qui ne serait pas de pierre. Quelques bruits lointains terrorisent. Les muscles se contractent. Une fois de plus, force est de constater qu'on est seul. Terriblement seul. Quelle est la pire conjecture ? Celle qui nous révèlerait la présence diabolique du Minotaure ou celle qui nous assurerait une véritable solitude dans cette excavation ? Errer encore et toujours, dans une cécité complète, avec l'espoir de devenir enfin sourd. Espoir illusoire qui nous aide à tenir debout. On devient paranoïaque dans une telle atmosphère. Et ça pue. La pourriture dégouline de partout. Elle nous recouvre partiellement. On se sent disparaître parfois. Et c'est à la raison de s'évaporer. On s'y raccroche. Quelque chose sort de nous. Ce n'est pas vraiment douloureux, on se laisse faire. Mais c'est à partir de cet instant précisément que l'on est perdu à tout jamais. Ce ne sont pas des limbes, c'est pire que cela: Le néant. Pour échapper on ne trouve pas d'autre choix que celui de courir, toujours plus vite, toujours plus loin. On se heurte à des murs assassins. Le sang coule de nos mains mais comme vous le savez on ne voit rien. Il faut vaincre sa peur de la solitude, sa peur de la folie. Et chercher à savoir qui l'on est avant tout.

    Et je saigne de ne penser qu'à lui, mon amour bientôt perdu. O Dieu rendez-le moi. Je ne peux pas vivre sans lui. Je suis perdu comme un chat sans intuition. La trahison ne peut nous séparer mais qu'en est-il de la raison ? Que toutes les heures sont longues quand on se bat ! L'amour n'est qu'un combat, les sentiments sont un champ de bataille et la passion est la guerre. Trop de sang versé encore, et combien de têtes reste t-il à couper ? « En temps de paix, l'homme belliqueux s'en prend à lui-même1 »

    Parce que tout termine toujours avant même d'avoir commencé, je me rends à la réalité et la triste fatalité qu'un jour nous ne serons plus un. Lui et moi, c'était comme la connexion entre il et toi. Mais bien sûr tu ne comprends pas. Toi ? La singularité offre parfois de sublimes incompréhensions qui nous poussent irrémédiablement à l'auto-destruction. Mais on souffre sans jamais trouver la faille.

    Et je le connais tellement bien que je sais tout de lui, son passé, son destin. Je suis son sang aussi, je suis le fil de ses pensées. Je sais ce qu'il souffre, je sais ce qu'il perd. Je sais qu'il erre en enfer. Je crie parfois pour le retenir, en vain. Mes efforts ridicules ne servent qu'à renforcer les autres dans leur idée que je suis fou. Amoureux d'une étoile disait-on. Je préfère mourir pieds et poings liés. Comme si la folie pouvait s'attacher. Vous ne parviendrez pas à le neutraliser. Vous ne pourrez me contenir.

    Je le connais tant que je dois me faire à l'idée que même s'il était réel je ne serais rien pour lui. Même pas un ami, je suis trop loin de ce qu'il vit. Nous n'aurions pas dû nous rencontrer. Je le sais parce que je l'ai inventé. Vous savez. Il est ma chose comme disent certains. Ce n'est pas vraiment ça. Il est moi, à moi peut-être. Mais je ne veux pas l'emprisonner, pas encore. Autant qu'il jouisse de la liberté que je n'ai pas. Et de celle que je n'aurai bientôt plus. Mon illusion. Sauvez-moi.

    Sans être elles je ne suis pas non plus lui. Si seulement il nous était donné de choisir. Je me serais dessiné plus viril, plus secret, moins risible, j'aurais été moins laid. Je braverais dragons et forêts pour le sauver. Je me ferais ange pour le garder. Et mes démons me rappellent qu'il n'existe pas.

    Il fait froid, il fait noir. La caverne est un éternel soir. Coucher de soleil qui ne se lève jamais. Mais c'est pour tout le monde la même histoire. Plus ou moins. Plus pour moi que pour vous. Dans l'affreuse solitude dans laquelle on se trouve, on se surprend à ressasser le passé. Le passé. Mon passé. Ce temps où tout allait bien, ou presque. Mais on n'en savait rien. On ne savait pas encore. Le futur n'importait guère. On pensait à demain sans trop y croire. On était heureux. On l'était sans y penser. Et le soleil se couche, (éternellement). Tout disparaît. On oublie tout. C'était tellement bien. Les regrets, les remords... C'est la même chose finalement. On n'a pas assez profité. Voici les mots qui sortent inexorablement de chaque lèvre. Ces tristes mots qui siègent sur toutes les langues. On nous avait prévenu pourtant, mais on ne voulait pas y croire. C'est comme dire à un enfant gâté qu'un jour il aura faim. Et déjà c'est la famine. Il faisait beau hier, avant il y avait du soleil en été. Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi le monde change t-il fatalement ? « C'est la nuit qu'il est doux de croire en la lumière2 ». Je ne cherche pas de raison, je ne cherche plus d'excuse. J'ai vécu ce que vous rêviez tous. C'était la seule façon de vous venger. Mais n'allez pas croire que vous avez gagné.

    Ne pourrions-nous pas faire semblant d'accepter les torts des autres ? Brel chantait que c'était trop facile. Vous aimez la facilité, alors pourquoi pas celle-là ? Pourrions-nous une fois seulement ne plus regarder autrui en biais avec cette pensée scandalisée par des mœurs différentes des nôtres ? Pour un jour seulement nous accepterions les variances. L'étranger. Qu'il soit physique, mais aussi moral. Car oui, un étranger vit en moi. Tremblez parce que cela vous dépasse. Mais l'étranger ce n'est pas seulement celui que l'on aime pas, c'est aussi celui qui est plus puissant que soi, celui qui est plus riche, celui qui est plus beau. C'est celui qu'on hait car sa différence nous rappelle que nous ne connaissons rien de plus que ce qui tourne autour de nous, et il vient nous signifier qu'il existe des terres où l'on a jamais mit les pieds. On déteste faire face à notre propre ignorance, à nos propres limites. Vous fuyez la difformité sans voir que le véritable monstre se trouve dans votre miroir lorsque vous passez devant lui. Il vous épie comme vous l'épiez. Vous vous voyez saints mais vous êtes abjects. Vous êtes la puanteur qui écœure les rêveurs. Regardez-vous infâmes créatures ! Mais ce qui est laid à mes yeux ne l'est pas forcement aux vôtres. C'est comme la mère hibou de La Fontaine. Et moi je suis l'aigle. L'étranger est au delà de ça. Ni aigle ni hiboux il est juste là. Engrené par des siècles de persécution il attend le bon moment pour se venger. C'est ancré dans son sang, depuis des générations. Cachez-vous avant que l'étranger ne se révolte. Il le fera. Un jour il se réveillera. Je lui crie de le faire. Pour tout ce que vous lui faites chaque jour. Mais que le mien reste caché pour toujours.

    Si la crainte me gagne et m'emporte, il ne me reste plus qu'une solution. Une solution finale et expéditive. Ou peut-être plus je ne sais pas. Je ne crois pas. D'ailleurs je ne crois en rien. Je crois. Je ne sais plus où j'en suis. J'ai peur. J'ai peur alors je fuis. FUIR. Fuir. Voilà ce qu'est ma vie à cause de lui et de son sourire bête et naïf ! Je dois fuir et me cacher. Je dois fuir comme toujours ce que j'aime. Je dois affronter le néant. O comme je redoute ce terrible néant ! Qui a dit que le néant ne m'intéressait pas ? Ce n'est pas mon propos aujourd'hui car aujourd'hui je le crains parce qu'il me sépare de lui. Là-bas où il n'y a rien je l'oublierai. Non là-bas, il disparaîtra. La solitude me guette et la folie n'est pas loin. Elle n'est pas si loin. Ne m'a t-on pas dit ce matin qu'elle était déjà là ? Depuis combien de temps alors ?

    Cela fait des siècles que je suis enfermé à des centaines de milliers de mètres sous terre. Je suis là où vous n'osez même pas laisser choir vos plus sales souvenirs. Je vis dans la putréfaction et les fientes consanguines. Je suis là parce que j'ai peur, je suis là parce qu'on me fuit (vous aussi). Je n'y suis pas tombé par hasard, c'est vous qui m'y avez jeté ! Je sais à quel point vous me détestez, pourtant je n'étais pas étranger. Je le suis devenu. Étranger à moi-même tout d'abord, lorsqu'au petit matin je me lève. Et lorsque je me couche, c'est à vos yeux que je le suis. Combien de jours encore me faudra t'il pour purger ma peine ? Je ne sais même pas quelle est ma faute. Je n'ai même pas eu le droit à un véritable procès, on m'a jugé, condamné, sans que je ne puisse dire un mot. Sans doute mon erreur fut de confier mes troubles à une tiers personne. Je n'aurais jamais dû. Ne jamais faire confiance aux êtres humains, souvenez-vous-en quand vous deviendrez comme moi, ou presque. Mais il est trop tard pour regretter quoi que ce soit. J'ai oublié la couleur du jour, ses fantaisies et ses cocktails. Je ne sais plus quel goût il avait. En avait-il un ? Je crois qu'il y avait des nuages. Quelque chose de pâle, de mielleux, de vaporeux peut-être. Non ce n'était pas palpable j'en suis sûr. Mais au fond de quoi peut-on être sûr quand on vit comme moi, loin de tout ce qui est, de tout ce qui fut et de tout ce qu'on a aimé ? Les miettes de satisfaction se sont éparpillées au fond des océans. Il y avait des vagues, des bulles et du spectacle. Je n'en ai gardé que les blessures, mais il est vrai que j'aimais avoir mal. Le temps passe, mais pas ses rafales.

    Moi, je préfère passer ma vie à raconter la sienne. Parce qu'au fond lui c'est un peu de moi. Sans moi il n'existe pas. Mais moi sans lui je ne suis plus moi. Et ensemble nous ne sommes pas. Étrange ambition me direz-vous, de souhaiter passer sa vie à raconter celle d'un autre. Mais c'est ce que j'ai choisi. Je n'ai pas vraiment le choix. Aillez un peu de tolérance pour une fois ! Rien qu'une fois je vous le demande, ne me dévisagez pas, je ne suis pas différent, nous ne sommes que deux. Ou plus parfois. C'est incessant.

    Qui y a t'il de si mal à s'inventer un rêve ? Ce n'est pas un nom ni une vie que je crée, juste une illusion. Alors pourquoi me la voler ? J'ai besoin d'elle sans doute. J'ai besoin de lui, mon héros, mon sauveur, mon prince des ténèbres. J'ai besoin de dessiner ses courbes, j'ai besoin de me plonger dans son regard noir. La seule immensité qui ne m'effraie pas. Les autres sont méchants. Ils ne comprennent pas, ils ne comprennent jamais rien. Mais qu'est ce qu'on a fait de si mal ? Est-ce un crime de parler à son reflet dans le miroir ? Ai-je tué quelqu'un ? Ai-je volé quoi que ce soit ? Je n'ai fait de tort à personne que je sache, mes parents me pardonnent. Alors pourquoi pas vous ? Et l'on m'enfermera pour une voix que les autres n'entendent pas.

     Pour éviter cela, je cache le secret de son existence dans le creux d'une main. Mais si on regarde bien on en voit le reflet dans mes yeux. Ils l'ont vu ce matin. Et sa voix se mélange à la mienne quand je chante. Et ses larmes sont les miennes dans ma chambre. Cela fait une décennie qu'il me suit et qu'il m'efface quand il a besoin de respirer. De plus en plus. Je n'oublie rien de ses visites. Il est moi malgré nos différents, malgré nos différences. J'aimerais que tout cela ai un sens ! Mais je ne le trouve pas. Peut-être eux le trouveront-ils. Rien n'est moins sûr, ils se contentent d'exterminer tout ce qui n'est pas conforme à ce qu'on appelle la normalité. Mythe plus que réalité. Encore une fois il ne s'agit que de tyranniser et c'est à nous d'obtempérer. À tout jamais il n'est question que de dominant et de dominé. Je suis né du mauvais côté. Mais à une autre époque cela aurait été possible ? Je ne pense pas, ou alors cette époque est à venir, du moins faut-il l'espérer. Pourtant j'ai l'impression qu'on vient à bout de toutes les minorités. Mon cœur se serre, je sais que je n'ai pas ma place ici. Ce qui me désole c'est que lui en rêvait de cette place au soleil. Mais nous sommes condamnés au vide et à l'obscurité. Je ne serai jamais assez nombreux pour le remplir. Et lui ne peut pas sourire pour m'éclairer.

                                     Lui + moi = moi,

                                   et nous dans tout ça ?

                                   Je ne comprends pas.

     Quoi qu'il en soit grâce à lui je ne suis plus jamais seul. Je ne suis jamais seul, moi. C'est ce dont vous rêvez. C'est la raison pour laquelle vous cherchez à vous lier à d'autres. Moi, je n'ai pas besoin de me trouver un double factice, une raison de vivre comme vous aimez le dire, une raison de se sentir utile plutôt. Et l'importance que vous croyez avoir. C'est grâce à lui et à son lui à lui aussi. Non vraiment tout cela n'a pas de sens ! Par pitié aidez-nous ! Non pas vous, je ne veux pas de votre aide, vous me faites peur. Je veux continuer ma vie comme elle a commencé, avec lui. Elle finira bientôt m'a t-on dit. On ne m'a pas donné d'échéance. Je suis comme une entité déshumanisée sans plus d'identité dans le maléfique couloir de la mort. Œuvre du Malin ! Je sais que ça doit arriver, mais je ne sais pas quand. J'espère cependant qu'elle finira avec lui, cette triste et mélancolique existence. Elle aura eût le mérite d'être jolie. Je suppose qu'il ne le sait pas, lui. Il ne sait rien de tout ça. Rien de ce qu'on m'a dit, rien de ce qu'il se passe. Il ignore ce qu'on veut me faire. Ce n'est d'ailleurs pas moi que l'on vise, c'est lui. Jaloux. Vous êtes des brutes et des animaux plus que des hommes. Je ne vous le livrerai pas. Il ne mérite pas ça. Il est bien caché au plus profond de moi. O comme j'aimerais qu'il ne ressorte pas, qu'il reste là où il est et ce à tout jamais. Au moins là il est en sécurité. C'est à moi que l'on fera le mal, lui restera innocent. Je veux qu'il reste pur.

     Et si c'était moi son lui ? Misère si c'était moi et qu'il devait me fuir. Que ferais-je d'ailleurs s'il essayait de me fuir ? Je fuirais avec lui. Je serais toujours derrière lui. Je veux être là pour lui. Une ombre. Un nuage de vapeur. Cours, cours, cours, et cours encore ! Fuis la misère journalière, fuis le jour, fuis les regards. Oui cours toujours petit être insignifiant par delà un monde pour lequel tu n'existes pas. Dans ce monde pour qui tu es une maladie. Un jour nous nous retrouverons. Un jour nous ne serons plus qu'un. Mais les autres ne veulent pas. Je lui céderai alors ma place. Si seulement je pouvais le faire.

    Faites un effort pour me comprendre parce que sachez-le à mes yeux vous êtes fous. Tous autant que vous êtes je ne vous comprends pas. Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de le faire. Ce n'est que la monnaie rendue sur vos affreux harcèlements. Je ne rembourse que le trop plein de votre mépris. Que faites-vous entassés dans des bureaux ? Que faites-vous amassés dans des grandes surfaces ? Vous travaillez sur des projets que vous n'aimez pas, vous achetez des produits qui ne vous serviront pas. Qui est le plus absurde entre vous et moi ?

     Il est tout ce que j'ai toujours rêvé d'être. Il a des gestes et des mots qui me plaisent. Il a cette manie de se taire pour tout nous dire. Si on sait l'écouter on voit en lui toute une complexité extraordinaire. Il n'est pas si simple qu'il ne le paraît. Il est plus doux que moi, il rêve de ce que moi je ne rêve pas. Moi je suis dur, moi je suis égoïste. Oui je suis une homme malade, je suis un homme méchant3. Il est pur dans ses désirs, moi je ne veux que gloire et soupir. Mais voudrais-je vraiment être lui ? Si peu s'en faut je le suis déjà. Mais que partiellement. Cruellement. On ne sera jamais face à face. Et je l'admire inlassablement, cet être vulnérable qui ne sait pas le danger qui le guette. Il est heureux dans sa mélancolie. Il se butte à des illusions autant que moi. Il connait l'échec plus que personne mais il danse sur les ruines de son bonheur. J'aime quand il danse. Oui quand il danse un univers se dessine. Le monde disparaît. Tourments et peines n'ont aucun sens. Je vois tout ce qui disparaît le jour, je vois le beau, je vois l'amour. Quand il danse je danse aussi. Il sait voir la lumière dans le déclin. Il parvient toujours à trouver la porte dans les longs couloirs sans issue. Il n'a pas peur de la laideur, il la recherche pour la réconforter. Sa beauté il l'a partage avec le monde entier. Il est moi dans ses colères et sa tempête. Ce n'est qu'une mystification de ma réalité je crois. Non ce n'est pas que ça, je ne peux pas le rabaisser à n'être que ça.

     Il est ma vie plus que mon rêve. Il est tout ce dont j'ai besoin, pourquoi voulez-vous me l'enlever ? Je suis tellement plus heureux comme ça. Je vis au moins, et je ne gène personne. Je ne gène que vos mœurs.

    Ainsi ne préfèrerais-je pas être l'autre ? Celui qui l'aime à en perdre les yeux. Je saurais le séduire. Je sais ce qu'il lui plait, je sais ce qu'il veut puisque lui c'est moi. Mon Dieu oui il vit en moi. Et moi je ne lui plais pas. Ce que j'attends le plus de quelqu'un c'est qu'il soit lui. C'est tout ce que je souhaite. Mais personne ne peut être lui. Il n'existe pas en dehors de moi. Il n'existe qu'en moi, et c'est pour ça que l'on m'enfermera. Mais s'il existait, ce que je souhaiterais alors le plus au monde c'est d'être son lui. Je serais celui qui le sauverait de lui-même. Je l'empêcherais de sombrer. Et plus rien ne serait jamais comme avant. Plus rien ne serait comme aujourd'hui ! Plus de larme, plus de peur, plus de mensonge, plus de subterfuge. Mais tout est comme ça a toujours été. Et je fuis encore.

    Devrais-je fuir éternellement ? Devrais-je fuir réellement pour échapper à ce qu'ils veulent me faire ? Pourrais-je accepter un jour la sombre vérité ? Non. NON ! Je ne veux pas ! Il m'est impensable d'un jour concevoir un tel scandale ! Je veux vivre ma vie, je veux vivre notre vivre ! Oh par pitié regarde-moi, je suis avec toi, juste derrière, non au dessus ! S'il te plait ! Tu m'entends ? O toi. O lui.

    Est-il possible que l'un survive si l'autre disparaît ? Éternel problème. Je me perds. J'ai peur. Je ne veux pas qu'il lui arrive un mal. Je ne veux pas qu'il disparaisse. S'il vous plait épargnez-le ! Je ferai tout ce que vous me demandez, je me laisserais enfermer entre vos murs de pierres froides. Laissez-le il n'a rien fait. Pourquoi ? L'avez vu comme je le vois ? Non c'est impossible vous devez avoir des œillères ! Vous devez être sans cœur ! Même les loups se couchent à ses pieds, les chats baissent le regard lorsqu'ils l'aperçoivent et le plus féroce des chacals se prosterne devant lui, un ogre en ferait autant. Vous devez être aveugles ! Vous devez être sourd ! Vous devez être jaloux ! Et les hommes sont méchants quand ils sont jaloux.

    Alors je le cache pour ne pas qu'on ne le voit, tout en continuant de le fuir. On nous arrêtera si on le voit, ils le détruiront s'ils ne me détruisent pas. Au fond puisqu'il est mon autre visage, mon autre facette, la seule personne qui peut lui faire du mal c'est moi. Je suis le seul à savoir qu'il existe vraiment, car pour tout ces autres, pour vous peut-être aussi il n'est qu'une illusion, ce n'est qu'une fantaisie absurde et maladive. Ce n'est que le fruit de mon imagination. S'il meurt c'est parce que je l'aurai tué. Ou que j'aurai laissé les autres le faire à ma place. C'est pareil. La lâcheté est le pire des crimes. Je suis faible, je ne veux pas être lâche.

    Par pitié que quelqu'un trouve un sens à tout ça ! Je ne veux pas être le seul à comprendre. Serais-je le seul à me comprendre ? D'ailleurs suis-je un ou une ? Mais qui suis-je ? Même un médecin ne saurait répondre à une telle question. Les traits physiques ne sont pas un argument, Simone de Beauvoir vous le disait déjà il y a longtemps. Je ne suis rien car tout ce que je dois être je le deviendrai. Mais pas encore. Quelque chose a entravé mon développement.

    Ce n'est pas compliqué pourtant: il y a lui et il y a moi. Lui est en moi. Et je suis lui. Nous sommes une partie l'un de l'autre et l'un à besoin du second pour exister. Mais jamais on ne se confronte, jamais on ne se confond. Si moi je vois très bien qui il est, je doute qu'il ne sache qui je suis. Au même titre qu'un dieu je pense, on ne sait jamais qui est vraiment là tout en sachant qu'il y a quelqu'un.

    Des fois quand j'y pense (c'est à dire souvent) je suis pris d'inquiétude à l'idée qu'il me déteste. Mais non c'est impossible ! Même s'il est malheureux il est reconnaissant. Parce qu'il est pour moi aussi la cause de mes tourments mais je l'aime toujours à en perdre haleine puisque j'ai déjà perdu la tête parait-il. Il est si généreux qu'il ne peut pas me haïr. C'est vrai que sans lui ma vie serait moins compliquée, elle serait plus simple, plus banale sans doute. (Affreuse banalité je te fuirais tant que tu me poursuivras) Ainsi je serais enfin comme tout le monde. Je ne serais pas obligé de me cacher et de m'enfermer entre quatre murs sans lumière. Je pourrais ouvrir les fenêtres, tirer le rideau, enfin. Je ne resterais plus toute la journée accroupis dans un coin de ma chambre à me cacher des gens qui passent dehors. Je ne me dissimulerais plus dans un angle mort. Sans lui ma vie serait différente. Mais comme il est là je dois faire le deuil d'une vie normale. Au fond grâce à lui je ne connais pas vraiment la solitude. Je vous l'ai dit, je ne suis pas seul. Jamais. Grâce à lui bien sûr ou à mon imagination. Mais il est né de mon imagination, vous aviez raison. Je crois même qu'il est la personnification de mon imagination. Les autres diront qu'il est celle de ma folie... Mais les autres je les hais. Ils ne comprennent pas. C'est ainsi et ce n'est pas plus mal.

                                       Lui = mon imagination

    S'il lui prend l'envie un jour d'être libre autrement je lui donnerai ma liberté. Je lui ferai don de moi dans l'intégralité de ce que je suis, de ce qu'il reste de moi en tout cas. Il pourra prendre entièrement possession de moi et deviendra par conséquent vraiment lui. Je disparaitrai alors en lui ayant offert l'impensable plus que l'inavouable. Et s'il le souhaite ou m'imagine je deviendrai son lui. Il me manque déjà. Mais je l'aime tant que je ne peux faire autrement. Que de chemin il reste à faire, que de montagnes à braver, il suffira d'un peu d'or et d'un avion à prendre ! Je n'ai peut-être pas besoin de piqures et de couteaux. Un simple pas suffirait. Une chute, une bousculade.

    Je dois inévitablement me préparer à ce jour, il est proche, bien plus qu'aucun médecin ne peut le prédire. Moi je sais que c'est toujours Hyde qui gagne.

    Quoi qu'il advienne de ma vie c'est lui qui domine mon corps et plus que mes pensées. C'est lui le fruit de mes idées. C'est mon confident et mon échappatoire. Il est dans chaque recoin de ma mémoire, je le retrouve dans chacun de mes souvenirs. Non je ne t'oublierai jamais. Non je ne m'habituerai jamais non plus à ton absence, mais que cela m'apaise un peu, tu ne t'absenteras jamais. Ce n'est qu'un cauchemar obsessionnel.

    Il est en moi mais je rêve d'être lui. Quel paradoxe admirable ! Ne serait-ce pas cela l'amour véritable ?

    Je le crée, je le serre et je me l'imagine. Je le laisse vivre. Je l'aime, je lui cède ma place. Je l'aime, je le cache. Je l'aime, je le sauve.

    Sans lui je ne sais pas ce que je serais devenu. Sûrement un être identique à ces pantins qui déambulent dans les rues se croyant libres et heureux en conséquence. Il est cet autre qu'au fond je ne suis pas, celui que je ne serai jamais mais je sais qu'il est là puisqu'il vit en moi. Je n'aurai jamais confiance en moi parce que j'ai peur. Oui j'ai peur et ce, à cause de vous. Vous me pourchassez, vous me tourmentez, vous m'humiliez, vous ne savez que vous moquez.. Vous voulez me tuer. Mais vous n'aurez pas mon intégrité.

    Je fuis encore je n'ai pas le choix. Pardonnez-moi ma lâcheté maladive. Tout est maladif chez moi. Je suis incapable d'assumer cette incompréhensible différence. Je n'assume rien de ce qui est moi, non je ne m'assume pas. En plus de me haïr jusqu'à mon essence. Lorsqu'on est traqué plus que n'importe qu'elle bête sauvage on finit par se considérer comme un animal. Je suis heureux malgré tout je crois. Heureux de ne pas être vous, heureux de n'avoir pas votre étroitesse d'esprit. Je suis heureux d'avoir quelque chose que vous n'avez pas. Merci, je suis heureux mille fois, heureux d'être fou. 

                   Mais je ne suis pas fou; un fou ne sait pas qu'il l'est.

    Et je viens de franchir le pas. Ça y est, tout ce que j'ai fait jusque là va bientôt se clôturer. Quel comble pour quelqu'un comme moi qui lutte contre les frontières. Je souhaite les abattre mais je clôture une histoire, qui n'en est pas vraiment une finalement. Car voilà où j'en suis arrivé. Voilà ce que je suis. Voilà ce que j'ai vécu. Ce qu'on m'a fait, vous pourrez aisément le deviner. Je suis inerte malgré le mouvement. La clarté enchanteresse du matin jette un voile sur ma laideur. Je reste seul, encore une fois, moi qui ne devait jamais l'être. Mais je ne m'inquiète pas je sais que ça ne durera pas. Et s'il le faut je croirai en un seul Dieu. Mais voilà je suis là, devant vous sans artifice. Toujours aussi mal compris si toutefois on me comprend un peu. Tout se ressemble, je crois que rien n'a changé. Mais je suis là. Et il est parti je crois.

                         Reviens.

                         Reviens.

                         J'ai besoin de toi.

                         Non je sais que tu reviendras.

    Quitte à mourir c'est avec toi que je veux faire ma vie, s'il me faut m'accepter tel que je suis réellement pour te combler j'accepte de le faire. Je ne me mentirai plus. À toi non plus. Mon univers se rétréci. Les ténèbres me transpercent. La pluie tombe mais ne m'atteint pas. La nuit se dessine mais ne me tourmente pas, le soleil... qu'importe qu'il se lève encore une fois et ce à tout jamais, chaque matin ! Mes yeux se referment, je ne veux plus voir ce qu'il reste de moi. Ce n'est qu'une ombre. Le fantôme risible d'un être amoureux. La pâle copie d'une illusion. Je suis un fragment d'étoile. J'étais ton encre, j'étais ta plume. Et je n'ai plus d'imagination, tu m'as sucé jusqu'à la dernière goutte de sang. Il ne reste plus rien. Mon squelette se décompose.

    Je t'ai cherché, longtemps, inlassablement. Je t'ai assez pleuré pour savoir que des larmes ne suffiront jamais à faire revenir quelqu'un, un sanglot n'est pas une laisse. Le temps m'a prit ce que j'avais de plus cher. La jeunesse, la santé, la beauté, la transparence, la légèrerté, l'innocence … L'amitié. Il m'a volé mes rêves. Mes illusions se sont désillusionnées.

    Le temps ne se bat pas en duel, il sait qu'il gagnera toujours. Il refuse de me rendre ce qu'il m'a dérobé. Le soleil ne s'éteindra jamais, quoi que l'on puisse croire. Il n'y en aura jamais deux. Tout redevient clair je l'ai déjà dit. Mon sang se verse et j'inonde ce qu'il reste du désespoir dans lequel on m'avait jeté. La caverne s'effondre. Il n'est plus de monstre ni de monde effrayant. À bas tous les géants, les êtres dégoûtants et autres folies voraces ! Je reprends le dessus car je ne veux pas déclarer forfait. Je m'étais seulement assoupis, je relève la tête. On m'assaille. Déjà ? Il est clair qu'on ne veut pas de moi. Je lutterai, il le faut. Si ce n'est pas pour moi je le ferai pour lui. Regardez là-bas, retournez-vous ce n'est pas une diversion, il est là, il marche doucement, il était simplement sortit prendre l'air. Il revient vers moi le sourire aux lèvres. Sa démarche lui donne des ailes, il se rapproche, il est à mes côtés, ne voyez-vous pas cette magnifique colombe qui se pose sur mon bras ? Et elle s'accroche à mon dos pour me suivre et me protéger. Ce n'est que lui. Il était dans mes rêve, il est à présent sur ma peau.

    Je perçois votre déception. Je sens cette amer saveur couler au fond de votre gorge. Il a fallut que ça recommence, n'est-ce-pas ? Vous ne remuez pas les lèvres mais je vous entends. On ne vous avait pas prévenu ? Paraît-il qu'avec ce patient la lucidité est éphémère. En effet, elle n'aura pas duré longtemps. Je n'appelle pas cela de la lucidité, ce n'était qu'une faiblesse, humaine, trop humaine.

    Et nous revoilà en fuite, il fallait m'enchainer pour éviter de petit désagrément. Ne craignez rien je ne fais que passer, je veux juste courir. Toujours plus vite, toujours plus loin. Je suis sorti de la caverne, je ne vois plus les ombres mais les choses réelles. Il y a une armée à mes trousses. Je traverse champs et pavés, je brave vents et marées. J'ai perdu le souffle depuis une décennie, je vais tout droit avec ou sans toi. Vous criez moi je fuis, vous priez moi je vis. Cependant

                je cesserai un jour de courir: le jour où je l'aurai trouvé «en vrai».

1Nietzsche, Par delà le bien et le mal.

2Edmond Rostand, Chantecler.

3Dostoïevski

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