Le bal de Cendrillon

charlenerb

Je ne crois pas aux contes de fées. Je me souviens que ma mère m'en lisait beaucoup quand j'étais enfant, et je la laissais croire que ça me faisait rêver pour ne pas lui faire de peine. Mais je n'avais qu'à regarder autour de moi pour réaliser que je n'y croyais pas. Ce n'était pas difficile, nous habitions dans une tour HLM de quinze étages, l'appartement était minuscule, mon père s'était tiré, ma mère travaillait 10 heures par jour et j'étais seule la plupart du temps. Si j'avais été une princesse, j'aurais été Cendrillon, sans la méchante belle-mère, mais tout aussi pauvre. Alors lorsque j'ai aperçu l'affiche du collège qui disait : Grand bal de fin d'année, thème « Contes de fées », ça m'a doucement fait rigoler. J'ai quand même ri intérieurement parce que Mona et sa bande se tenait devant l'annonce, et elles s'extasiaient toutes, en commençant déjà à faire des plans sur ce qu'elles porteraient. Dans l'univers des contes de fées, Mona et ses copines seraient les méchantes sœurs de Cendrillon. Sauf que je ne suis pas leur sœur, qu'elles sont quatre, et qu'elles ont à leur disposition les réseaux sociaux pour m'humilier. A choisir, j'aurais préféré laver leur linge ou nettoyer le sol, mais en 2016, les méchantes princesses postent leurs tenues hors de prix sur Instagram et font la pluie et le beau temps sur Facebook . Pas de bol, leur victime préférée c'est moi, alors devant l'affiche je fais profil bas et je file en cours d'anglais en rasant les murs.


Dans la classe, Antoine est déjà là, il dessine comme d'habitude, le nez plongé dans son cahier ; une mèche de cheveux lui barre le front, il la repousse nonchalamment et rectifie un trait. Antoine est beau, Antoine est fils d'ambassadeur, Antoine a déjà fait le tour du monde et en plus il est hyper doué en dessin. Il veut faire les beaux-arts, et avec son talent, je suis certaine qu'il y arrivera. Enfin, je ne le lui ai jamais dit parce que je ne peux pas, Antoine est la chasse gardée de Mona : six mois qu'il est dans la classe, six mois qu'elle lui fait les yeux doux, six mois qu'elle se casse les dents sur un sourire poli. Mais elle est coriace. Pour Mona, tout est une question de temps, il n'y a aucune raison que ce garçon là ne succombe pas comme tous les autres. Je la vois s'avancer vers lui, ses longs cheveux blonds se balancent au rythme de son pas, elle est magnifique. Je la déteste, mais qu'est ce qu'elle est belle ! Elle se penche vers Antoine, lui offre son plus beau sourire et lui demande d'un air détaché s'il compte aller au bal de fin d'année. Je le vois hausser les épaules avec une moue : il ne sait pas. Mona repart déçue, ce n'est pas encore aujourd'hui qu'elle va mettre le grappin sur lui. J'esquisse un sourire, que je ravale aussitôt car elle se dirige vers moi et me dit avec un grand sourire : « Et toi la crasseuse ? Je suppose que tu vas pas au bal ? Avec tes fringues, on te prendrait pour la serveuse, mais après tout pourquoi pas, les princesses avaient bien des servantes ! » Elle éclate de rire, je ferme les yeux pour ne pas me mettre à pleurer, j'entends les autres filles autour qui s'esclaffent. Comme je l'ai dit, je ne crois pas aux contes de fées, ici c'est toujours les méchantes sorcières qui gagnent.


En sortant des cours à la fin de la journée, je suis plutôt contente. Mis à part la remarque du matin, Mona m'a laissée relativement tranquille. Je passe la porte pour quitter le bâtiment lorsque je bute sur quelque chose et m'étale de tout mon long dans l'entrée. J'entends le rire de Mona et vois son air goguenard quand je me retourne : elle m'a fais un croche-pied. Je me relève péniblement et une main me tend un de mes livre, je suis des yeux cette main, accrochée à un bras, lui-même raccordé à une épaule, épaule qui appartient à... Antoine. En plus je suis tombée devant lui, la honte ! Il m'aide à ramasser mes affaires sans un mot et s'en va. Je maugrée un remerciement en rougissant, maudis intérieurement Mona et sa bande de peste et quitte le collège mortifiée.


Les semaines se sont écoulées à peu près de la même manière jusqu'au soir du bal, dernière soirée de l'année scolaire. Mona et sa bande ont continué à s'acharner sur moi ou sur Léane, ma meilleure – ou devrais-je dire ma seule – amie. J'ai persisté à faire profil bas et excepté la fois où il m'avait aidée à me relever, Antoine ne m'a plus jamais adressé un regard. Le seul événement marquant fut l'appel aux volontaires pour participer à l'organisation du bal. Je décidai de m'y inscrire, moins par réelle envie que pour avoir une bonne raison d'y aller : ma mère avait su pour la soirée et elle n'aurait pas compris que je ne veuille pas y participer. Ce faisant, je réalisai sans le vouloir la prédiction de Mona sur les princesses et les servantes.


Le soir du bal, je me prépare à partir lorsque ma mère m'appelle dans le salon. Pressée et nerveuse, je me précipite en râlant que je suis déjà en retard, mais je m'arrête net dans l'embrasure de la porte. Sur le mur en face de moi, un cintre est accroché à un clou et sur ce cintre, une robe magnifique, bleu pâle, aérienne, en soie et mousseline. Posée au sol, une paire de chaussures à talons assortie, et sur le canapé une étole bleu nuit parsemée de minuscules sequins, brillants comme des étoiles. J'en ai le souffle coupé ; à elle seule la robe a dû coûter une fortune, alors la tenue entière ! Ma mère a les yeux qui brillent, et elle me dit d'une voix émue qu'elle prépare cette surprise depuis un mois, que ça semble être une folie mais qu'on ne vit qu'une fois, et que ce bal c'est important. J'acquiesce en silence, elle prend ça pour de l'émotion et je la laisse y croire, mais c'est plutôt que cette tenue, je sais que je ne la mettrai pas, je vais au bal pour faire le service. Je prends tout de même le temps de l'essayer, et lorsque je me regarde dans le miroir, je ne me reconnais même pas : une vraie Cendrillon après l'intervention de sa marraine la bonne fée, un coup de baguette magique (ou une paye entière durement gagnée dépensée dans un magasin de robe de soirée) et me voilà transformée. J'ai envie de pleurer, de crier, d'arracher mes vêtements, mais je murmure juste « merci » à ma mère. Puis je me déshabille, je range la robe dans mon sac en lui disant que je ne veux pas l'abîmer dans le bus et que je me changerais là-bas et je sors de l'appartement.


Dans la salle, la musique est forte, l'air est chargé d'excitation, j'approvisionne le buffet, sers des boissons, souris poliment. Mona est superbe, dans sa robe en taffetas on dirait qu'elle a dix ans de plus. Une nuée de filles la suit, la prend en photo, les garçons peinent à fermer la bouche quand ils la regardent. Moi je détourne le regard, j'ai honte d'envier la méchante sorcière. Au bout d'une heure, la fête bat son plein et une responsable vient me dire que mon service est fini, que je peux aller m'amuser. Moment de panique, c'était pas prévu ça ! Je vois Mona qui me regarde et me prend en photo sans même prendre la peine de se cacher. Elle la montre à ses copines en rigolant, j'ai envie de disparaître sous terre. Je cours jusqu'à mon casier pour récupérer mes affaires et m'en aller, et là je vois mon sac. Et je pense à ma mère. Ma mère qui a dépensé un mois de salaire pour me faire plaisir, pour que je me sente belle, pour que je m'amuse. Ma mère qui n'a aucune idée de l'enfer de ma vie au collège, et qui pense que je suis une princesse et pas une servante. Alors, je vais aux toilettes et j'enfile ma tenue de soirée. Après tout c'est le dernier jour du collège, je n'ai rien à perdre et je ne peux pas faire ça à ma mère. J'entre dans la salle en tremblant, mal à l'aise, avec cette impression d'être un imposteur et qu'on va tout de suite découvrir que je ne suis pas celle que je prétends être. Je vois des filles murmurer lorsque je passe devant elles et tout à coup Mona se tient devant moi. Elle a l'air furieuse, mais elle prend une grande inspiration et dit d'une voix très calme avec une pointe d'ironie : « Tu peux t'habiller en princesse, personne n'est dupe, tu resteras toujours une crasseuse ». Mes yeux se remplissent de larmes mais soudain j'entends une voix grave derrière moi : « Tu veux danser ? » Je me retourne et je vois Antoine qui me tend la main. Je la prends et sans un regard pour Mona et sa bande, nous nous dirigeons vers le centre de la piste. En me prenant par la taille, il me glisse à l'oreille : « Elles ont tort, moi j'ai toujours su que tu étais une princesse. »


Finalement, je crois peut-être aux contes de fées.

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