Le bal de Natalia

Ode

une courte nouvelle un peu horrifique - une jeune fille se trouve à un bal où les invités sont tous bien étrange.

Natalia installée dans la barque en bois, rame avec quelques difficultés. Il faut dire que c'est la première fois qu'elle utilise ce genre d'embarcation. Autour d'elle la mer est calme, et les autres chaloupes semblent glisser sur l'eau.

L'air est frais et Natalia regrette de n'avoir mis qu'une simple robe en coton avec un gilet crème. L'odeur iodée se pose sur ses vêtements déjà humides contre sa peau blanche.

Alors qu'une lune ronde et jaune illumine la scène, la jeune femme se sent protégée par le loup qui dissimule son visage. Les autres invités ont fait preuve de plus d'imagination. Natalia a l'impression de s'éloigner du rivage accompagnée de monstres.

L'un d'eux a une tête de sanglier. Le déguisement est tellement bien fait que l'ensemble du corps est recouvert de poils gris et drus. Face à lui, les rames à la main, une sorte de Dracula à la cape noire, dirige la barque. Natalia distingue, éparpillés sur d'autres embarcations, une femme aux boucles rousses ne portant pour tout vêtement qu'un long voile vaporeux rose, tandis qu'un homme blond à la forte musculature agite ses oreilles de chat en direction de deux adolescents partageant le même corps.

L'atmosphère est étrange, comme un joli rêve ayant mal tourné et se transformant en un nébuleux cauchemar.

Alors que l'on discerne au loin le château solidement ancré sur le rocher au milieu de la mer, Natalia se remémore l'énigmatique invitation reçue la veille au soir dans sa boite aux lettres. La sollicitation était posée sur un vieux parchemin qu'on aurait dit brûlé, avec des mots écrits à la plume. En voulant lire le document, Natalia s'était coupée et une goutte de sang avait taché le message. Bizarrement, le papier avait absorbé le liquide rouge dont il ne resta plus de trace.

 

Chère mademoiselle Gaignaire,

Permettez-moi de me présenter, je suis le Prince Ruben Del Sol.

Mon nom, j'en suis certain, ne vous est pas inconnu. Je suis le propriétaire du château se trouvant en pleine mer. Je sais que ma demeure nourrit les fantasmes de toute la population. Certains me prétendent mort et revenu à la vie, les plus téméraires disent que je suis un vampire. Pour d'autres, je suis un dieu se cachant sous le visage d'un humain… quelques-uns me vénèrent.

Le bal d'Halloween, surtout, fait l'objet des plus folles rumeurs… on parle de vierges étranglées, de rites maléfiques…  tout cela est faux bien entendu. Cependant, le bruit ayant couru que certains zélés citoyens armés de fusils comptaient traverser la mer afin de m'éliminer, j'ai convoqué le maire et lui ai proposé d'inviter certains villageois à la soirée. Il a choisi un garçon prénommé Alban et ensuite il a cité votre nom. D'après ce que j'ai compris, vous êtes une jeune orpheline sans argent et vous ne manqueriez à personne si finalement, je pratiquais vraiment des rites sataniques.

Vous êtes donc conviée à mon bal d'Halloween, qui rassurez-vous, ne sera pas sanglant, mais charmant.

Prince Ruben Del Sol

 

Et voilà donc Natalia dans sa barque qui accoste au rocher. Un léger remous agite l'embarcation tandis qu'autour d'elle, les invités affluent.

Le château s'élève, impressionnant et lugubre, avec sa façade de pierre noire. La porte en ébène s'ouvre dans un inquiétant grincement. Dans un bruit de froufrous et de rires étouffés, les convives s'avancent… Natalia à leur suite. Derrière elle, l'entrée se ferme dans un claquement sonore qui fait sursauter la jeune femme.

Natalia regarde devant elle, et voit le bas d'une robe disparaître derrière un mur. Elle se retrouve seule avec pour unique repère le brouhaha des invités qu'elle distingue au loin. L'innocente, d'un pas rapide, s'avance jusqu'à l'emplacement où elle a aperçu le vêtement, et se trouve face à un long corridor sombre avec des centaines de portes closes sur chaque côté. Légèrement apeurée, la jeune femme ne sait que faire quand soudain, accrochées aux parois, des torches s'allument d'un coup illuminant faiblement l'endroit. Une fois éclairés, les lieux donnent froid dans le dos.  Les murs verdâtres,  humides semblent suinter un étrange liquide comme de l'encre noire. Le plafond, lui, paraît vivant et fait défiler des images de violents orages. Sur le sol, la poussière s'accumule formant des boules grisâtres enfermant des araignées.

Les battements de cœur de Natalia s'accélèrent tandis que les paumes de ses mains deviennent moites.

—     Beurk.

Alors qu'elle avance de quelques pas, elle sent quelque chose frôler ses cheveux et ne peut retenir un cri, autant de surprise que de frayeur.  Relevant la tête, elle aperçoit un bébé chauve-souris qui s'éloigne en tanguant légèrement des ailes.

Alors que la jeune femme désespère d'arriver à la fin du corridor, les torches s'éteignent une à une, la laissant dans un noir complet.

—     Bon, et maintenant ? se demande Natalia. Est-ce qu'un vampire va se matérialiser derrière moi et me mordre dans le cou ?

Essayant de ne pas penser à la peur qui l'étreint, elle tâtonne bravement, jusqu'à appuyer une main contre le mur de gauche qu'elle suit d'un pas mal assuré. Heureusement, celui-ci se termine et elle se trouve face à une porte toute noire qu'éclaire d'une lumière jaunâtre une suspension en fer.

Natalia respire un grand coup et pousse la porte.

Éblouie par d'immenses lustres aux ornements dorés et aux pampilles de cristal, l'innocente pénètre dans une salle aux dimensions dignes de Versailles. À chaque bout de la pièce, de vastes cheminées en marbre paraissent veiller sur les invités. Sur le sol, les talons des femmes résonnent comme une douce et languissante musique. Des petits groupes discutent et les déguisements en font des bandes hétéroclites. Ainsi, un loup converse avec une jolie marquise et une bergère, tandis qu'à quelques mètres, un homme à la peau turquoise rit avec deux sorcières aux chapeaux pointus.

Quelqu'un pose alors une main sur son épaule.

—     Est-ce que tu trouves tout cela aussi étrange que moi ?

Rassurée devant ce visage connu, Natalia sourit à Alban.

—     Oui. J'ai l'impression d'être dans un roman d'Edgar Poe.

—     Je commence à vraiment regretter d'avoir été choisi par le maire pour ce bal.

Sa camarade hausse les épaules.

—     Attend un peu, la soirée n'en est qu'à son début. C'est juste ce château qui est lugubre.

—     Peut-être. Mais j'ai un mauvais pressentiment. L'impression que sous ces déguisements, il y a quelque chose de pire que ce qu'on pense.

Natalia esquisse un petit rire pour cacher le trouble qu'elle ressent, car Alban vient exactement de décrire ses émotions.

—     Qu'est-ce que tu vas imaginer ? De véritables vampires, des légendes qui prennent vie ? Mais ce bal est justement donné par le Prince afin de couper court à toutes ces rumeurs.

—     Et si ça n'en était pas Natalia ? As-tu seulement croisé notre hôte ?

—     Non et je ne sais même pas à quoi il ressemble.

—     On devrait s'en aller… tous les deux… maintenant.

Alors que la jeune femme s'apprête à rassurer le garçon, un homme vêtu d'une veste en queue-de-pie, s'incline devant le couple.

—     Monsieur Del Sol demande à vous rencontrer.

Natalia fait un pas en avant, mais le majordome l'arrête d'un léger signe de la main.

—     Excusez-moi mademoiselle, mais l'invitation ne concerne que monsieur Despret.

—     Oh très bien.

Et elle observe son camarade suivre le domestique. Alban lui lance un regard apeuré. Le même que celui d'un animal face au fusil d'un chasseur. Natalia se demande si elle ne devrait pas  faire quelque chose, mais quoi ? Elle est seule, et finalement Alban aussi.

La jeune invitée décide de se fondre au milieu des convives en attendant que son ami revienne. Elle se mêle à un groupe où les femmes ont des ailes noires dans le dos.

Un peu intimidée, Natalia murmure :

—     Bonjour.

Les filles la dévisagent, des sourires crispés sur le visage, lorsque l'une d'elles demande :

—     Vous êtes ?

—     Natalia, je viens du village de Ploemer.

—     Ah, c'est l'humaine, remarque l'une des invitées d'un ton légèrement acerbe.

—     Euh oui. C'est bien moi. Et vous êtes ?

—     Démoniaques, répond l'une d'elles en riant aux éclats.

—     Ah d'accord.

Mal à l'aise, la jeune femme s'éclipse et jette des coups d'œil autour d'elle, espérant apercevoir Alban. Mais nulle trace du garçon.

Seule au milieu de tous, Natalia ressent des picotements dans la nuque, et tournant la tête, distingue un homme, en costume blanc, le regard fixé sur elle. Contrairement aux autres, il n'est pas réellement déguisé. Il porte simplement la prothèse d'un nez crochu qui ne gâche en rien le charme de ses yeux verts. Natalia devine des taches de rousseur sur son visage pâle. Elle se sent étrangement attirée par l'inconnu. Ce dernier a des cheveux bruns, très clairs, mi- long, qu'il a noué avec un ruban noir.

L'homme lui sourit, tendant sa flûte à champagne dans sa direction. Elle lui sourit en retour. L'inconnu fait quelques pas vers elle, fendant la foule.

—     Une coupe de mousseux ?

—     Oui, merci.

L'homme claque des doigts et un serveur apparaît comme par magie avec un plateau.

Natalia prend le verre qu'il lui donne et trempe ses lèvres dans le breuvage.

—     Il est délicieux.

—     Je le fais venir spécialement de Transylvanie. Mais je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté. Je suis le Prince Ruben Del Sol, votre hôte.

—     Oh, et moi c'est Natalia du village de Ploemer.

—     Je m'en doutais, vous avez l'air tellement…

—     Normale ?

Le Prince éclate de rire. À ce son, tous les invités cessent de parler et tournent leur regard vers lui. Après un léger signe de tête de ce dernier, les conversations reprennent.

—     Vous avez dû faire la connaissance d'Alban. Il vient de Ploemer lui aussi et visiblement vous avez demandé à le rencontrer.

Le visage de Ruben Del Sol se ferme.

—     Vraiment ? Ah oui ! Je me souviens ! Effectivement nous avons discuté… un brave garçon. Bref, il a quitté le château.

—     Il est parti ?

Le Prince hausse les épaules.

—     Oui. Je l'ai convaincu qu'il ne se passait rien de bizarre ici. Aussi, après une fraternelle poignée de main, il a pris une barque et est retourné au village. Nul doute que d'ici le lever du soleil le maire et tes compagnons sauront qu'ils n'ont rien à craindre de moi.

—     Dans ce cas, je peux peut-être, également rentrer chez moi.

—     Je ne sais pas Natalia. Êtes-vous persuadée qu'il ne se trame rien de surnaturel dans ce lieu ?

L'invitée observe autour d'elle : les loups, les femmes aux ailes noires, l'homme voûté à la peau grisâtre…

—     Tout a l'air parfaitement normal, répond-t-elle d'un ton qu'elle espère assuré.

—     Vous mentez, je vous sens sceptique.

Alors que Natalia s'apprête à protester, le majordome venu chercher Alban s'approche d'eux et murmure quelques paroles à l'oreille du Prince. La jeune femme ne distingue que des bribes de mots.

—     tenter de s'échapper… surveillé par le démon de feu… faudrait commencer… le manger.

Ruben surprend le regard de son invitée sur lui et d'un geste à l'adresse de son homme à tout faire, suspend la conversation.

Le majordome s'éloigne, attrapant au passage, une des arbalètes accrochées à l'un des murs en pierre.

—     Je ne comprends pas vraiment ce qu'il se passe, avoue Natalia. Pourquoi a-t-il pris une arbalète ? Vous retenez quelqu'un prisonnier ?!

La voix de la jeune femme est montée dans les aigus sans qu'elle s'en aperçoive. Dans la salle,  le silence est total, et tous dardent leurs yeux inquisiteurs sur elle.

Ruben, prend sa main dans la sienne et y dépose un baiser qui loin de la rassurer, la fait frémir.

—     Je suis navré… des problèmes de dernières minutes. Je n'en ai pas pour longtemps. Profitez de la soirée, je reviens au plus vite.

Et le Prince abandonne son invitée au milieu de la foule silencieuse. Après le départ de leur hôte, les convives reprennent leur discussion non sans jeter de rapides coups d'œil à Natalia. Cette dernière décide de mettre ses appréhensions de côté et d'essayer de s'amuser. Après tout, si Alban a pu quitter le bal d'Halloween avant qu'il commence réellement c'est qu'il n'y a rien à craindre. Elle n'a qu'à siroter un ou deux cocktails, esquisser quelques pas de danse et puis s'en aller en s'engageant à dire au maire de Ploemer tout le bien qu'elle pense de Ruben… même si elle n'est pas certaine d'en penser tant de bonnes choses que ça finalement.

Enhardie par ses belles promesses, elle n'hésite pas à tapoter l'épaule d'un homme aux longs cheveux blancs qui se tourne vers elle.

—     Oui ?

Tentant de faire abstraction de ses yeux vairons et ses lèvres rouge sang, Natalia demande :

—     Excusez-moi, mais auriez-vous l'heure ?

L'inconnu regarde la montre à son poignet. Elle n'indique aucun chiffre, mais d'insolites symboles fluorescents.

—     Il est vingt-trois heures quarante-cinq.

—     Merci beaucoup. Et pourriez-vous me dire quand commence le bal ?

L'homme cligne de ses étranges yeux rouges et jaunes.

—     Minuit, il ne reste plus longtemps à attendre.

Et sans plus de manière, se désintéressant complètement d'elle, l'homme entame une conversation avec sa voisine.

Natalia, seule, n'osant plus s'approcher des invités, étouffe un bâillement. Elle a peut-être un peu peur, mais elle est aussi fatiguée, elle s'ennuie et surtout a faim. Elle remarque alors qu'en dehors des serveurs déambulant avec les plateaux où se tiennent les coupes à champagne et autres boissons aux couleurs criardes, il n'y a rien à manger. Aucune trace de toasts, verrines ou même de fruits.

Gênée, elle aborde un des domestiques :

—     Il n'y a pas de buffet ?

—     Non, mademoiselle.

—     Il n'y a absolument rien à manger ?

L'employé embarrassé ne sait que répondre. Il annonce alors simplement :

—     Ben si, il y a les deux plats…

—     Tant mieux et ce sera quoi ?

Le serveur regarde dans tous les sens, comme une biche apeurée prise dans la lumière des phares d'une voiture. Il finit par dire :

—     De la viande. Je crois que les cuisiniers préparent la première.

Et avant que Natalia puisse lui poser une nouvelle question, il s'esquive sur ses cinq jambes.

Ruben réapparait soudain sous le regard médusé de Natalia. Alors qu'elle s'apprête à lui demander comment il a fait pour surgir ainsi, les douze coups de minuit résonnent sous les cris de joie des convives.

Un bruit fort accompagné d'hurlements inhumains retentit entre les murs de la grande salle.

—     Euh, mais qu'est-ce que c'est ? interroge Natalia.

Ruben explique gentiment :

—     C'est l'orchestre pour le bal. Il faut bien danser à un moment.

Effectivement, alors qu'elle était auparavant restée dans l'ombre, l'estrade est désormais éclairée par de puissants projecteurs à la luminosité mauve. Natalia pensait ne plus pouvoir être surprise par quoi que ce soit durant cette soirée, pourtant, elle est quand même passablement stupéfaite en voyant le groupe jouer de la guitare, batterie, et synthé, tout ça avec des têtes de citrouilles, qui ont l'air très réelles.

—     Aaaaaaah !!!

Un cri d'horreur jaillit de nulle part. Sur la scène, les musiciens imperturbables continuent leur concert en vociférant des paroles pouvant passer pour des chansons.

Natalia a envie de s'enfuir, mais ses jambes semblent collées au sol. Elle a reconnu la voix d'Alban dans le hurlement. Son cœur cogne violemment dans sa poitrine. Elle en a même mal.

Le Prince la dévisage. Il a l'air ennuyé. D'un ton désabusé, il remarque :

—     Vous avez compris.

—     Je n'en suis pas certaine. Mais Alban n'a jamais quitté votre château n'est-ce pas ?

—     Effectivement.

—     Et vous ne me laisserez pas partir non plus ?

—     Pas vivante non.

—     Je vois. Mais pourquoi ? Ça ne va en rien arranger vos affaires auprès des habitants de Ploemer. Ils vous pourchasseront.

Ruben hausse les épaules.

—     Nous verrons. En attendant, vous et le garçon êtes notre nourriture.

Natalia repense à sa conversation avec le serveur :

—     Ah la viande, pas vrai ?

—     Oui. Et ensuite en dessert, mes amis et moi, il désigne ses invités, loups, sorcières et autres monstres, nous dévasterons Ploemer et tuerons tous ses habitants.

Horrifiée, Natalia porte une main tremblante à sa bouche et se détournant du Prince se met à courir en direction d'une porte se trouvant au bout de la pièce, près d'une cheminée. Elle a beau se précipiter, elle a l'impression que la salle ne cesse de s'allonger sans qu'elle puisse jamais en atteindre le bout.

Absorbée par l'idée de s'enfuir, elle ne remarque pas l'homme au sourire carnassier et au regard de fauve qui étire vers elle une jambe portant un pantalon noir. Le croche-patte la fait tomber, son menton heurtant durement le sol. Des larmes de rage et de désespoir coulent sur les joues de la victime. Étendue à terre, Natalia voit une main tendue vers elle. Résignée, elle l'attrape et se relève face à Ruben. D'une voix douce il susurre à son oreille :

—     Mais que faites-vous ? C'est le bal d'Halloween, il faut danser.

Et alors que le groupe sur scène entame une mélodie lancinante, le Prince écrase Natalia contre son torse. Elle est plus prisonnière qu'amoureuse. Autour d'eux, les autres couples tournent et virevoltent. La musique dure des heures. La jeune femme est prise de vertiges et a les pieds en sang. Son visage contre le sien, Ruben ne sourit plus, mais danse… toujours… éternellement. L'orchestre cesse finalement de jouer. À demi évanouie, Natalia s'effondre dans les bras de Ruben qui la porte. Il traverse la pièce, les invités s'écartant sur son passage, lui faisant comme une haie d'honneur. Puis il quitte la salle de bal.

Natalia ouvre les yeux alors que le Prince la dépose avec douceur sur le sol carrelé d'une vaste cuisine aux poutres apparentes où règne une senteur d'épices.

—     Pourquoi tant de délicatesse ? demande le cuisinier, nous allons la manger !

—     Ce n'est pas une raison pour nous conduire comme des sauvages.

Ruben se penche au-dessus  du gros chaudron noir que lèchent des flammes orangées. Le Prince hume une odeur de champignons et sous-bois. Il questionne :

—     C'est le garçon ?

—     Non, l'accompagnement. La viande est toujours avec le boucher.

Natalia, parfaitement éveillée, frémit en entendant ses paroles. La suite lui donne presque envie de s'évanouir à nouveau.

—     Il faut que tout soit prêt pour la fin du bal à l'aube. Mes invités vont avoir faim.

—     Bien sûr Prince Del Sol.

Le cuisinier s'agenouille, alors que son maître quitte la pièce. Avant de franchir la porte, Ruben s'adresse à son serviteur :

—     Je te laisse t'occuper de la fille… elle sera le plat principal.

—     Bien.

Le Prince parti, le gargotier s'attelle aux derniers préparatifs, il verse des carottes dans le récipient qu'il tourne régulièrement à l'aide d'une grande cuillère en bois. Il ne prête aucune attention à Natalia, qui allongée, fait semblant d'être endormie.

Alors que l'homme se penche sur  le chaudron, tournant le dos à sa victime, celle-ci se dit qu'aucun autre moment ne sera plus opportun pour prendre la fuite.

Elle s'assoit sur le sol, ôte d'un geste rapide ses talons afin de ne pas faire de bruit, et se levant Natalia se dirige à pas lents, vers le cuisinier.

Ce dernier ne s'aperçoit de sa présence que trop tard et ne peut qu'émettre un petit cri de chauve-souris lorsque la jeune femme le pousse brutalement, la tête la première dans le chaudron.

Puis sans récupérer ses escarpins, elle s'enfuit de la pièce.

Perdue, elle erre dans les corridors qui lui semblent sans fin. Elle n'ose pas ouvrir les portes, de peur de se trouver face à un inquiétant invité ou pire, le Prince.

Elle déambule ainsi avec la sensation de marcher depuis des heures, sans découvrir le chemin de la sortie. Pire, elle pense être montée dans les étages du château, alors même qu'elle n'a pas pris d'escaliers. Elle a la désagréable  impression que l'étrange demeure joue avec elle.

Alors qu'elle ne sait plus du tout où elle se trouve, elle remarque une porte entrebâillée, laissant filtrer une lumière jaune qui éclaire une partie du couloir. Longeant le mur, Natalia avance à pas prudents et penche sa tête dans l'ouverture de la porte. Et là, elle croise le regard plein d'effroi d'Alban. Ce dernier est allongé dans un grand plat en inox entouré de tomates. Ses lèvres sont scellées, mais ses yeux parlent pour lui. Natalia étouffe un gémissement. Le garçon est criblé de coups de couteau, elle devine qu'il est trop tard pour lui. Les larmes coulant sur son visage, elle dépasse la porte, et n'y tenant plus se met à courir avec les ultimes forces physiques et mentales qui lui restent.

Il lui semble faire le tour du château, le sol descendant la plupart du temps. Elle espère s'approcher de la sortie.

Et voilà, elle y est… le long couloir du début, elle reconnait les murs verdâtres suintant un obscur liquide, de même que le plafond avec ses projections d'images d'orages. Et puis tout au bout, devant la porte d'entrée, pour elle la porte de sortie, Ruben, appuyé contre le chambranle.

Comment a-t-il fait pour arriver si vite ? se demande Natalia.

—     On peut dire que tu es une battante. Tu tiens à la vie. Je suis impressionné.

Sa victime, épuisée par ce jeu du chat et de la souris, halète presque, sa poitrine se soulevant rapidement au rythme de sa respiration. Comme elle ne lui répond pas, Ruben continue :

—     Ton camarade ne s'est pas autant battu. Il a pleuré comme une fillette. Ce sera un plat très tendre.

—     Vous êtes écœurant, objecte Natalia.

—     Pas tant que ça. Ta combativité a fait naître quelque chose en moi… une sorte d'admiration, je crois. Je n'ai jamais vraiment su définir mes sentiments… j'en ai si rarement. Bref, j'ai choisi de ne pas faire de toi un des mets de la soirée.

Le Prince tend les bras comme s'il offrait le monde à Natalia.

—     Je te laisse la vie sauve. Je vais ouvrir la porte derrière moi et tu n'auras qu'à monter dans ta barque, affronter les flots et rentrer chez toi.

Méfiante, la jeune femme lève bravement son menton en avant et demande :

—     Où est le piège ?

—     Il n'y a aucune ruse de ma part. Tu es sauve. En revanche mes amis et moi à la fin du repas, nous irons détruire le village de Ploemer, comme je te l'ai dit. Je te conseille donc de vite faire tes valises et de trouver une nouvelle maison.

Natalia est à la fois profondément soulagée et dégoûtée.

Ruben s'écarte de la porte qu'il lui ouvre. La jeune femme le dépasse rapidement, le cœur battant. Elle est dehors… enfin.

Le vent lui fouette le visage, une odeur d'embrun se mêle à ses longs cheveux. Elle est vivante ! Natalia laisse échapper un petit cri de soulagement qui se transforme en gros sanglot. Sans un regard en arrière, elle marche sur la plage caillouteuse et arrive à l'embarcation. La nuit est moins noire, presque bleutée. L'aube n'est pas loin. Tremblante, la jeune femme détache sa barque du ponton et rame énergiquement, voulant s'éloigner au plus vite du lieu maudit. Les vagues lèchent la chaloupe qu'elle mène jusqu'au port de Ploemer.

Là, elle reste assise quelques instants, le regard fixé sur le château au loin. Il lui semble si tranquille désormais. N'a-t-elle pas rêvé ? Elle sait que non. Une légère brume venant de la mer commence à entourer la demeure la cachant à sa vue.

Et se levant, Natalia se sentant plus vivante que jamais, court dans les rues du village avertir les habitants de Ploemer du danger qui les guette.

 

Au château du Prince Ruben, les invités sont à la fête. Alban se révèle un plat excellent. Accompagné d'une sauce aux champignons c'est un régal. Ruben s'est réservé la langue et les yeux, mets très fins et prisés par les plus grands de ce monde.

À l'opposé de la longue table en chêne, l'homme en costume noir et à la tête de sanglier émet un rot de plaisir.

Près de lui, une femme à la chevelure violette, porte une main aux doigts crochus devant sa bouche et glousse. Une autre, les yeux rouges s'écrie :

—     Le plat suivant maintenant !

Le cuisinier, le visage toujours congestionné suite à son atterrissage forcé dans le chaudron, apporte des rats farcis entourés de salade.

Surpris, un invité interroge :

—     Mais où est la fille ?

Ruben s'essuie délicatement les lèvres avec une serviette en soie et répond.

—     Elle s'est malheureusement enfuie.

Les protestations et commentaires tout à la fois hargneux et désolés affluent autour de la table. D'un geste de la main, le Prince fait taire tout le monde.

—     Peu importe. Nous l'éliminerons à la fin du bal ainsi que tous les habitants de Ploemer.

—     Un beau massacre, rugit un homme aux lèvres rouge sang.

—     Sauf que la donzelle a dû avertir tout le village depuis qu'elle n'est plus là, relève un autre.

C'est alors qu'une ombre se détache d'un des murs, personne ne l'avait remarquée jusque-là. Le fantôme (car tel est-il) flotte vers Ruben, en pointant un doigt accusateur.

—     Il a laissé la fille partir ! Je l'ai vu. Il lui a ouvert la porte !

Des voix indignées s'élèvent :

—     Pourquoi le Prince aurait-il fait ça ?!

Tous les regards convergent  vers ce dernier, qui lève les mains en signe d'apaisement.

—     Mes amis, j'ai sauvé cette femme par empathie. Nous ne devons pas être des monstres sans conscience et Natalia a su prouver sa vaillance.

—     Parfait, et donc ? Nous sommes des monstres ! Et nous voulons de la viande fraîche, pas des rats !

—     Prince de pacotille ! s'insurgent certains.

Ruben, qui ne s'attendait pas à une telle réaction de fureur, émet un sourire contraint et tournant le dos à ses convives, court en direction de la sortie. Mais les autres sont plus rapides.

À terre, le Prince est malmené par un corps qui pèse sur lui. Il tente de se dégager, mais n'y parvient pas. Consterné, il sent les crocs d'un vampire dans son cou.

—     Je suis votre Maître, vous n'avez pas le droit !

Mais ses derniers mots sont rendus inintelligibles alors qu'il se fait vider de son sang. Ruben devient le plat principal, et ses membres sont arrachés et dévorés par ses ʺamisʺ.

Pour le Prince, le bal d'Halloween est terminé.

Repu, un troll caresse son ventre proéminent.

—     Bon, et maintenant, on attaque Ploemer ?

—     C'était une idée du Prince ça, réplique une sorte de fée aux dents acérées. Et là je ne me sens  pas vraiment de bouger. Je crois  bien que j'ai trop mangé.

Plusieurs voix acquiescent :

—     Moi aussi.

—     Que fait-on alors ?

—     Je ne sais pas. Moi je n'ai qu'une envie, digérer le repas, répond le troll.

Un vampire s'exclame :

—     J'ai une idée ! Dansons !

Et c'est ce qui est fait.

L'orchestre aux têtes de citrouilles remonte sur la scène et joue un rock endiablé. Les monstres se déchaînent sur la piste.

Pour certains, le bal d'Halloween continue.

 

Fin

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