Le ballon rouge

jonas

Un homme perturbé et confronté à une situation difficile évoque son ressenti

 

         Je me suis réveillé en nage. Il était encore là. Le ballon rouge. Je n'arrive pas à me sortir cette image de la tête. Elle est là. Tout le temps là. Tout le temps présente. Il y a un ballon rouge sur le trottoir. Un simple ballon rouge. Mais des fois, il y a des choses qui se mélangent dans ma tête. Il faut que j'arrive à me concentrer. Il faut que j'arrive à oublier le ballon rouge. Le docteur l'a dit au procès. Il a tout bien expliqué : tendance à la confusion suite à un traumatisme profond de l'enfance. C'est ce qu'il a dit. Il n'a pas dit autre chose. Il n'a pas dit la force des bras qui me tiennent, la douleur de mon visage écrasé sur la plaque électrique. Pas décrit le bruit que fait la peau en train de fondre, les muscles cédant sous l'intolérable brûlure du métal incandescent. Ni le hurlement primal s'échappant du ventre dans ce moment. Tout cela, il ne l'a pas dit. Il ne le pouvait pas. Tout cela, il ne le connaît pas.

 

         Je touche ma joue. C'est comme si je touchais un morceau de plastique fondu. C'est un peu dur et caoutchouteux. Cela ne ressemble pas à de la peau. Le pire c'est la sensation sur mon visage. Je ne sens rien. Cette partie-là de mon corps est morte. Elle est morte en même temps que beaucoup d'autres choses en moi. Mais peut-être que ces choses sont toujours là. Peut-être que ce sont elles qui se mélangent dans ma tête. Des fois, je pose ma joue contre les barreaux, je cherche à en sentir le froid. Que ce froid me submerge, passe la barrière impénétrable de l'insensibilité de ma peau morte. Parfois, je le sens. Je le devine plutôt. Il me semble que je ressens ce froid. Ou alors c'est un souvenir. Ces jours-là, le ballon rouge s'éloigne. Alors je laisse mon visage posé sur les barreaux. Je veux devenir un morceau de ces barreaux. Je serais une partie de cette cellule. Une pièce du bâtiment de l'hôpital.

 

         Je n'ai pas de visite. Maman ne viendra pas. Elle n'en a pas la force. Elle s'est effondrée, repliée sur elle-même lors du procès. Je l'ai compris. Je l'ai vu. C'est pour ça que j'ai crié. C'est pour ça que j'ai tapé. Ils m'ont attaché. Comme un animal. Mais je ne voulais pas leur faire de mal. Je voulais juste ramener maman à la vie. Elle ne viendra pas ici. A la prison des fous. Les gens ont dit qu'elle aurait dû me faire enfermer avant. Que ce qui est arrivé est de sa faute. Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas de sa faute. Comment aurait-elle pu savoir ? Moi non plus je ne sais pas. Elle n'y est pour rien. Maman m'aime encore. Je le sais. Je suis son fils. Elle m'aimera toute sa vie. C'est ma maman. Et moi aussi je l'aime.

Le ballon rouge. Il est là. Sur le mur. Il ne bouge pas. Il brille légèrement. Il me suit. On dirait qu'il me suit.

Le docteur qui vient me voir de temps en temps me l'a expliqué. C'est l'expression du remord qui se personnifie, qui se catalyse au travers de ce ballon. L'œil de Caïn. Un trouble de la conscience décuplé par mes souvenirs d'enfant. Derrière ses lunettes, ses yeux sont très gris et je n'écoute pas toujours ce qu'il dit. Alors il parle très fort ou tout doucement. C'est pour que je me force à l'écouter. Mais cela ne marche pas toujours. Schéma reproductif. C'est ce que tous ces spécialistes ont dit. Je sais ce que cela veut dire. Eux aussi. Ils sont rassurés. Ce sont des choses qu'ils connaissent. Mais ils ne savent pas trop comment faire pour m'aider. Ils ne savent pas comment faire disparaître le ballon rouge.

Je repense beaucoup au procès. Tout le monde en a parlé. Il y avait beaucoup de gens dans la salle. Il y avait maman. Elle était toute petite dans son siège. Écrasée de culpabilité, comme si c'était elle qui avait fait du mal à la petite fille.

 

         C'est calme ici. Même si quelquefois il y a des malades qui hurlent – Patients. Il faut dire patients. Mon copain Régis, du Centre, me l'avait dit. Il était déjà venu ici. Avant de venir au Centre. Il disait que c'était calme que les gens vous soignaient bien. Mais moi je préfère le Centre. J'aime bien le Centre. Les gens sont gentils. Ils veulent vous aider. Ce n'est pas toujours facile pour eux . Des fois ils s'énervent et puis ils redeviennent gentils et ils s'excusent. On discute. Des fois même, on rigole. J'aime bien le Centre. Mon copain Régis, il n'a pas eu le droit de venir au procès. C'est pour ça qu'à part maman et le médecin, il n'y avait personne que je connaissais. Le juge avait l'air sévère et des fois quand je parlais, j'entendais la salle gronder. Après ça, Madame Durieux, mon avocate, était bien embêtée. Et moi j'étais embêté qu'elle soit ennuyée à cause de moi. Je me rappelle de la petite fille. Elle était gentille. Je me rappelle sa main dans la mienne quand on a traversé la rue. Je n'avais jamais eu une main aussi petite dans la mienne. Elle serrait très fort son ballon contre elle. Elle était jolie. J'aime bien les petites filles. C'est ce que j'ai dit au procès. C'est là que la salle a grondé et que le juge s'est fâche très fort et a tapé plusieurs fois avec son marteau sur la table. Après ça, plus personne ne parlait.

La maman de la petite fille était là aussi. Elle pleurait tout le temps et elle n'arrivait pas à parler. Dès fois elle me criait dessus. Je n'écoutais pas ce qu'elle disait. Je regardais ses yeux. C'étaient les mêmes que ceux de la petite fille. Mais il y avait beaucoup de douleur et beaucoup de colère dedans. Le papa de la petite fille ne disait rien. Il était assis et il pleurait. Quelquefois il me regardait. Je sais qu'il regardait mon visage et la peau morte sur ma joue. Alors je la cachais. J'avais honte. Il y avait beaucoup de pitié dans son regard. Des fois cela me faisait du bien et des fois cela me faisait du mal. J'aurais voulu les aider. Ils étaient très tristes. Aussi tristes que maman.

 

         De l'autre côté de la rue, il y avait mon copain Régis. J'étais content de le voir quand on a traversé. Et aussi content d'avoir traversé. J'ai toujours un peu peur de traverser la route. Il connaissait la petite fille. Il m'a dit qu'ils allaient jouer tous les deux. Il ne faut pas le dire. Même pas à maman. C'est un secret. Je l'aime bien Régis. Je ne veux pas qu'il ait d'ennuis. Ils sont partis tous les deux et ils m'ont laissé tout seul sur le trottoir. J'étais triste qu'ils ne veuillent pas que je joue avec eux.

 

         Les murs de l'hôpital des fous sont tout blanc. Il y a plusieurs sortes de blancs. Ou alors c'est la lumière qui change la couleur du blanc. C'est propre. J'aime bien quand c'est propre. Les gens sont moins gentils qu'au Centre. Ils ne rient pas. Les infirmiers ont des yeux étranges. Comme des loups. Je n'ai jamais vu de loup, mais je suis certain qu'ils ont les mêmes yeux. Ils ont des chemises blanches qui s'arrêtent très haut sur leurs gros bras. Ils me font un peu peur. Une fois, j'ai voulu toucher un de leurs bras. L'un des infirmiers a mis sa main très fort sur mon cou et m'a appuyé sur le sol. C'était comme quand papa m'écrasait la figure sur la plaque électrique. J'ai crié  et je me suis débattu. Mais là non plus je n'ai pas réussi à me libérer. J'ai peur tout le temps.

Je voudrais m'en aller, mais ce n'est pas possible. La porte de ma chambre est fermée à clé. Maman aussi elle fermait la porte de ma chambre. C'était pour me protéger. Elle ne voulait pas que Papa puisse entrer. Il sentait tout le temps le vin et il la battait très fort. Et moi aussi des fois il me battait.

Maman ne m'a jamais battu. Des fois, elle souriait et elle faisait du pain perdu. C'est bon le pain perdu. Il n'en font pas à l'hôpital. De toute façon, je n'en mangerais pas. Il n'y a que maman qui sait faire le pain perdu comme je l'aime. J'aime maman. Elle me manque. Et mon copain Régis aussi me manque.

 

         La petite fille a perdu son ballon rouge et Régis ne s'est pas arrêté pour le ramasser. Il n'a pas ramassé le ballon de la petite fille. Le ballon rouge est tout seul sur le trottoir. La petite fille n'a plus de ballon rouge.

Mon visage me brûle. J'ai mal à la joue.

Papa. Arrête.

Papa. S'il te plaît. Papa.

J'ai mal.

Maman aide-moi, j'ai tellement mal...

 

Il y a des pas dans le couloir. Je ne dis plus rien, sinon les infirmiers vont entrer dans ma chambre, avec leurs yeux de loups et leurs énormes bras. Je ne veux pas voir les infirmiers. Je ne veux pas voir le ballon rouge. Je veux voir maman.

Le ballon rouge.

Je vois le ballon rouge.

C'est lui.

C'est lui qui a fait du mal à la petite fille.

Régis.

Il faut que je le dise.

Il y a tellement de petites filles. Tellement de ballons rouges.

Régis !

Régis !

Régis !

Régis !

...

         Les infirmiers sont venus. Les yeux de loups sont revenus. Ils m'ont plaqué au sol.

Régis. Ils m'ont passé la camisole et ils m'ont forcé à avaler des cachets.

Régis.

Je suis couché sur le sol. Je vois les yeux de la petite fille. Ils sont tristes. Si tristes. Ils me regardent. Ils regardent mon visage. Ils regardent ma joue. Les yeux sont tristes. Je les sens sur ma joue.

Je les sens.

Je sens ces yeux ! Que ses yeux.

Et le monde se noie dans ces yeux.

Des billes d'yeux volent dans l'air. Je chavire dans le gris.

Maman pleure.

Papa est là.

Derrière la porte.

Un ballon rouge. Il y a un ballon rouge.




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