Le Beau temps et la pluie
ron-bluesman
Il pleut, Paul presse le pas. Il s'abrite dans le couloir de son immeuble, fouille dans sa boîte aux lettres, et ne trouve rien d'autre que des factures et des publicités, il garde les unes et jette les autres. Il arrive trempé et encombré dans son appartement, dont il est d'abord étouffé par la chaleur. Il éteint le radiateur, se débarrasse de ses affaires, jette son manteau sur le dossier de chaise et s'affaisse au bord du lit, où dépassent les pieds de Léane : elle lui demande comment s'est passée sa journée, ce à quoi il répond trivialement, avant tout par politesse, avant de dire :
- Dieu merci, je dois aller à Nice pour les affaires, songeait-il à haute voix, je n'en peux plus de ce temps.
- Tu aurais pu me prévenir, depuis quand es-tu censé partir ? répond-elle, vexée.
- J'ai appris la nouvelle hier, en fin de journée. J'ai oublié de te le dire, tu m'excuseras.
- Et tu me laisses là, comme ça ? Comment peux-tu…
Dès lors, le bal des plaintes était ouvert. L'atmosphère se faisait plus lourde encore à l'intérieur de l'appartement que de l'autre côté de la fenêtre, l'air frais et les quelques gouttelettes qui gênaient Paul juste avant n'étaient rien face à la bruyante exaspération de Léane avec pour refrain « t'en as quelque chose à faire de moi au moins ? » et ça n'allait pas en s'améliorant : la soirée fut gâchée pour quelques mots. Les amants, fatigués de la veille, ont un semblant de réconciliation le lendemain et Paul n'offre qu'un timide baiser en guise d'au revoir. Léane, par fierté ou bien par timidité peut-être, répond d'un même baiser frêle. Paul et Léane s'embrassent de la sorte au pied de l'immeuble et s'en vont, chacun de leur côté.
Dans le train, Paul voit défiler devant lui un tas de décors divers et variés, traversant des forêts à perte de vue, des pâturages luisant au gré de la rosée, du bétail végétant dans l'étendue des plaines… voici un spectacle qu'il n'est pas habitué à voir et qui le charme toujours quand il a l'occasion de fuir sa ville morne et monotone. Comprenez-le : aucun chihuahua n'égale un cheval et aucun parc pour enfant ne vaut des prés saillants. Au fur et à mesure que le temps s'éclaircit, Paul sait qu'il approche de sa destination. Il est comme la grive qui, sortie de sa cage, part tutoyer le soleil par quelques battements d'ailes. Le train arrive enfin en gare et Paul s'empresse d'en sortir, il supporte mal la sauvagerie des gens sur le quai d'embarquement et se dirige vers son hôtel. Une fois arrivé, un employé prend sa valise et Paul monte en ascenseur à sa chambre. Il dépose ses affaires et se rend au balcon : ici, le vent n'a rien à voir avec celui qu'il connait, son visage n'est plus malmené par la bise mais caressé par un doux souffle salé, il inspire profondément et se félicite d'avoir échappé à son quotidien lassant.
Après cet intermède, Paul se change pour aller dîner chez un ami sur les collines, qu'il rejoint en début de soirée. Les deux camarades, probablement amis de longue date, s'installent sur une terrasse qui surplombe la ville et sont rejoint par deux femmes, celle de l'ami en question, et Hannah. On ne sait même plus de qui elle est la sœur ou la belle-sœur, peut-être était-ce la cousine de l'un ou de l'autre, mais il y avait Hannah ce soir-là. La soirée ne se passe pas trop mal à quatre, comme s'ils étaient deux couples se connaissant depuis longtemps, bien que ce ne soit pas encore le cas. Les heures s'écoulent, le vin aussi, et les convives peinent à se séparer, c'est qu'ils passent vraiment une soirée enivrante, Paul surtout, qui ressent la même ivresse qu'au balcon, et cet état s'étend des heures durant. Au moment de se dire au revoir, Hannah lance à Paul un dernier sourire mignonnement narquois qui ne demandait qu'à être vu, lu, si bien que ce n'est qu'en rentrant dans sa chambre qu'il remarqua le papier qu'elle avait malicieusement glissé dans la poche de sa chemise, peut-être l'a-t-elle dissimulé au moment de se faire la bise.
Ce petit papier plié qu'Hannah avait caché ravit Paul, qui l'ouvrit précautionneusement pour faire durer l'attente. D'un pli à l'autre, Paul apercevait de plus en plus nettement une encre, jusqu'à déplier totalement la feuille pour y lire le message : « rdv – 5 rue Cassini – 20h ». L'hôtel de Paul se trouvait face à la mer, ce qui lui permettait de longer la grève pour rejoindre Hannah. Le lendemain, Paul marchait le long de la promenade et fut frappé de voir au début du crépuscule le spectacle d'une lueur lointaine, dissociant doucement le bleu du ciel de celui de l'eau : durant cet instant, on pouvait sans gêne fixer du regard le soleil assoupi et perdre ses pas au rythme immersif de la mer. Le rendez-vous s'était passé comme tant d'autres : le dîner commence dans la retenue de chacun des partis, puis la brèche éveille une timide complicité, et enfin l'aise gênée joint les lèvres. Entrée, plat, dessert : c'est du vu et revu. Pourtant, après avoir raccompagné Hannah chez elle, Paul ressentait toujours une gêne, non plus le trac classique du rencard, mais de la culpabilité : quelle est cette langueur qui le ronge ? Quelle désagréable sensation mine son cœur ? le doute l'obsède et l'écœure, si bien qu'il dormit très peu, tiraillé par un désir naissant qui empiétait sur une affection bien enracinée en lui. Il ne réalisa que le lendemain un billet laissé, par le groom sûrement, au pas de sa porte. C'était Léane : elle avait appelé l'hôtel pour laisser à Paul le message suivant : « J'ai pu me libérer deux jours dans la semaine, je serai là demain en début de soirée ». Cela n'améliorait en rien son sort : il était terrifié à l'idée de devoir faire un choix imprévu en si peu de temps. Que faire ? il n'avait ni envie de la voir dans l'immédiat, ni envie de devoir lui gâcher leur retrouvaille, et pourtant il fallait bien faire les deux. Paul se torturait l'esprit dans la chambre, puis sur le balcon, et laissait ses pensées dériver en mer, à défaut de ne pouvoir lui-même échapper bien loin de ses problèmes. Le moment fatidique arriva. Ah ! ne pouvait-elle pas simplement rester là où elle était ? à quoi bon se le demander, elle est déjà rentrée dans l'hôtel et elle monte les marches, il a la gorge serrée, elle traverse le couloir, il a un pincement au cœur, elle toque à la porte, il se ressaisit et lui ouvre.
Paul coupe court à l'enthousiasme de Léane, ce qui est d'autant plus déchirant, et se libère d'un poids que lui-même ne supporte plus. Léane le voit rougir. De quoi rougit-il ? de déni, car il arrive à peine à entendre la gravité de la sentence. De colère aussi, parce qu'il farfouille vainement dans son imagination les différents scénarios qui ne les auraient pas menés à cet instant précis, avant de négocier un bien dont il se dépossède lui-même. Léane est profondément peinée, dépossédée aussi, et assiste impuissante à leur rupture. Paul ne le dit pas clairement mais sa détresse le hurle d'une voix muette. « T'en as jamais eu rien à foutre de moi ». Elle récupère sa valise au pas de la porte, fixe ce qu'il reste de l'homme qu'elle aimait, et ne peut se résoudre à ce cruel apitoiement : « Dis-le. Tu veux me quitter alors dis-le. Je t'en prie, dis-le moi. » Paul semble répondre, ses lèvres bougent du moins, et Léane s'en contente. Paul voit pour la dernière fois un visage serré, qui n'attend que de se retourner pour partir en pleurant. Elle claque la porte, Paul est étouffé par une étreinte invisible, écrasé, et rampe en direction de son balcon pour reprendre son souffle. Il s'accoude à la rambarde, la tête baissée, et voit pour la dernière fois l'ombre d'un corps qu'il connait si bien s'éloigner pour toujours. Le temps a passé, les conquêtes vont et viennent, et dans chacune d'entre elles, Paul ne peut s'empêcher de retrouver un peu de Léane et, quand il y repense, une larme gagne son sourire en coin.