Le bleu à l'âme

evonlise

L'histoire d'une vie, d'une oeuvre. En rouge et jaune, et bleu.

« Curieux destin qu'est le mien ».

Benjamin Button.


25 octobre 2014. Midi. La foule se hâte dans la salle. Hommes, femmes, enfants, gens ordinaires, gens importants. Leurs visages – gais, tristes, circonspects, distraits, intéressés, jeunes, vieux, beaux, laids – se tournent immanquablement, à un moment donné, vers moi. 

Egal à moi-même, je suis à la fois triste et résigné. Je les regarde, d'un regard vide, me regarder. J'avais oublié la désagréable sensation d'être dévisagé.

Il est vrai que j'ai vécu retiré du monde ces cinq dernières années.

En ce jour de célébration, comme en chaque jour d'ailleurs, je n'ai d'autre choix que de garder la tête haute et de regarder droit devant moi, le regard tristement figé, alors que mes pensées sont toutes tournées vers le passé. Allons y faire un tour, vous voulez ? 


Hiver 1901. Première année du vingtième siècle. Deuxième séjour de mon père – encore étranger à ce siècle et à ce pays  –, à Paris.

Je suis né au cours de cet hiver glacial de l'année 1901.

D'un père à l'accent chantant et d'une mère qui disparaîtra et n'aura servi qu'à ma conception : une mère nommée « Tristesse ».

Leur union m'a fait voir le jour dans un contexte pourtant funeste. 


Mon père était jeune quand je suis né : dix-neuf, vingt ans à tout casser ; il était pauvre : c'est  une vie de bohème qu'il menait, et il était surtout complètement dévasté, marqué par le suicide de son meilleur ami, survenu durant l'été. Coup de feu dans la tempe, le sang rouge a coulé et mon père, meurtri, a sombré dans l'indigomanie. 

Je porte en moi cette réalité, il me l'a imprimée. J'en suis la preuve mourante : il  m'a figé à vie dans la tristesse, la solitude et la mélancolie. 

Je me souviens mal de cette période : les souvenirs de la petite enfance ont cette particularité qu'ils sont bien présents mais restent enfouis, cachés, comme moi ces cinq dernières années. Je me souviens juste de le voir brûler des liasses de papiers crayonnés afin de pouvoir nous chauffer.


25 octobre 2014. Il m'est impossible de tourner la tête, de regarder alentour mais je sais, je sens mes frères à mes côtés. Nous sommes sept. Réunis. 

Je ne sais si je dois m'en réjouir. De toute façon, j'aurai toujours l'air grave et triste. Ça ne changera jamais.

Marchant dans les traces et sur les pas d'un père considéré comme un génie, nous sommes sans cesse comparés. Les uns aux autres et, bien plus douloureux encore, comparés à lui, le génie. Les gens ont cette sale manie de chercher dans la filiation des traits de ressemblance. Je suis le vilain petit canard. Un canard bleu.

Le moins ressemblant, le plus éloigné de l'expression « portait craché ». J'aimerais cracher.

Hiver 1906

Cela fait trois ans que mon père a quitté ma mère. Ou peut-être est-ce elle qui est partie ?

On ne sait jamais trop ce qui se passe dans ces histoires-là.

Quoiqu'il en soit, il m'a gardé auprès de lui, et il me gardera à ses côtés toute sa vie.

En cet hiver 1906, je le regarde, ébahi, sans trop comprendre le spectacle qui se déroule sous mes yeux.  Le petit homme travaille, sans relâche, avec acharnement. 

Ses yeux perçants pétillent. Son corps, petit et trapu, glisse. Ses mains s'agitent en un mouvement pourtant vif et précis. Il n'a de cesse.

J'ai entendu Gertrude lui dire l'autre jour : « Quittez le dix-neuvième siècle ! ». 

Je ne sais pas ce que cela veut dire mais ce que je sais, c'est que depuis qu'il a quitté ma mère – ou que ma mère l'a quitté, peu importe –, il semble bien plus heureux. 

Il passe le plus grand temps de ses journées avec cinq prostituées, toujours à moitié dénudées, dont il peut disposer et qu'il n'hésite pas à retourner, dénaturer, démembrer. 

Il voit la vie en rose ; quant à moi, je reste blême.


25 octobre 2014

Je suis né vieux. Regardez-moi ! J'ai le visage ravagé, les tempes et les sourcils creusés, le regard sombre. J'ai mauvaise mine. Mon teint est blafard. 

Non exposé, je ne m'en rendais pas compte. 

Mais là, je vois tous ces visages défiler devant moi et j'envie leurs peaux hâlées, dorées, caressées par le soleil. La mienne est si blanche, si vieille. Je sens tout mon être se craqueler.

J'ai froid. Je porte pourtant un manteau d'hiver dans lequel je suis engoncé. 

Il est aussi lourd que les sentiments qui pèsent sur moi et que je porte depuis si longtemps. 

J'ai l'impression d'avoir plus de cent ans.

Je ne suis que tristesse, solitude et mélancolique volupté.


Printemps 1937

Je m'inquiète. Je crois que mon père est en train de devenir fou. Il a la folie du génie.

Je le vois agité et révolté. Il travaille jour et nuit dans l'atelier.

Exalté et déséquilibré, il déstructure la réalité. Plus rien n'a de sens.

Nous vivons dans le chaos le plus total, dans un véritable champ de bataille. 

Cette période me revient comme une période sombre, au cours de laquelle sont apparus dans nos vies, tour à tour, et puis tous réunis, un soldat au corps écartelé ; un cheval cabré, effrayé ; une femme, telle la vierge portant l'enfant, en train de crier ; une autre, fantasmagorique, nous éclairant à la bougie. Et ce taureau, mon Dieu, si menaçant, si imposant, ce qu'il a pu m'angoisser !

Je me souviens d'un jour, quelques temps plus tard, où des hommes vêtus d'uniformes sont entrés. Interpellés par cet immense chaos, je les ai entendus demander à mon père : « C'est vous qui avez fait ça ? ». Il a répondu : « Non, c'est vous ». Je n'ai pas très bien compris. Ce printemps a été d'une violence inouïe.

25 octobre 2014

Mais qu'est-ce que je fais là ? Et regardez-moi cette coupe de cheveux !

On dirait un casque. La tendance capillaire est au mouvement, les coupes sont très travaillées : on sculpte les mèches, on fait attention à bien se peigner.

J'appartiens à un autre temps : mes cheveux ne sont qu'une masse informe, trop plaquée.

Je suis, en revanche, content de porter la barbe. Il semble que ce soit à la mode.

Et mon manteau, vous en pensez quoi de mon manteau ?

Et mes lèvres pincées ? Je me demande si je n'ai pas inspiré un mouvement : je vois beaucoup de portraits sur ces petits boîtiers que les gens promènent sous mon nez : ils s'y trouvent 

représentés, les lèvres ainsi pincées, comme gênés. 


30 juin 1972

Mon air grave et ma tristesse ont enfin une raison d'être.

Je vois mon père amoindri, malade et fatigué. Je sais qu'il va disparaître.

Il se sait lui-même au bord de la mort, celle-là même qui le hantait quand je suis né. Dans un dernier élan de vie, il s'est attelé au petit dernier de la famille.

Nous sommes si différents, moi et lui. Je suis sombre, il est clair. Je suis si humain ; on dirait un mort avec l'attrait d'un masque africain. Mes yeux sont vides, les siens exorbités et révulsés. Son corps est frêle et démuni ; le mien est robuste et aguerri.

Mon père nous a quittés quelques mois après avoir enfanté ce petit dernier, après avoir traversé le siècle en le révolutionnant.

Il est parti un beau jour d'avril,  m'abandonnant comme il abandonna à l'époque son pays, comme il abandonna tour à tour ses maisons et ses femmes, mais jamais ses amis. 

Je connais maintenant la cruauté de ce sentiment duquel je naquis : celui de perdre un être cher. Définitivement. Ça vous rend impuissant.


25 octobre 2014

Oh ! J'ai oublié de vous dire.

Mon père est né un 25 octobre de l'année 1881. 

Il s'appelait Pablo. 

Sa mère portait cet original patronyme, connu maintenant de tous : Picasso.

Je me considère objet ; on me considère œuvre. 

Je ne suis après tout qu'un peu d'huile sur une toile. 

J'ai mal à l'âme, vous le voyez mon bleu ?

Signé : L'Autoportrait. 





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