LE BLEU DU CIEL
Jacques Daillie
I
Hervé sortait de l'Épicerie de l'Hôtel de ville lorsqu'en ouvrant la porte, il se trouva face à une femme en qui il reconnut aussitôt Hannah. Il dut reculer dans l'étroit passage, genre sas, qui donnait accès au magasin. Elle avait, comme lui, dans les 40 ans - mais il se trompait souvent en attribuant un âge aux gens, surtout s'il s'agissait de femmes ! Elle était élancée, et paraissait svelte, malgré le manteau matelassé noir dont elle était revêtue. La tête était protégée d'un fin bonnet beige à bord noir d'où s'échappaient de rares mèches cuivrées. Ses yeux bleu pervenche, et son sourire avenant, adoucissaient la base triangulaire du visage. Troublé, surpris, Hervé dit, avec un brin d'hésitation : " Bonjour Hannah ! " tout en s'écartant pour lui laisser la place.
La femme s'arrêta, le regarda et, intriguée, lui répondit :
" On se connaît ?
- Si nous nous connaissons ?
- Mais oui, c'était bien ma question !
- Il me semble, oui ! Mais il y a bien longtemps...Voyons Hannah, tu ne me reconnais pas, moi, Hervé ?
- C'est étrange, mais non, je ne vous remets pas...
- Vraiment pas ? Ai-je tellement changé en 20 ans? Ou serais-tu devenue amnésique ? "
Hagard, éperdu Hervé ajouta : " Écoute, je t'attends dans le salon de thé là en face. Si tu le veux, viens m'y rejoindre... "
Anna Lefebvre, qui avait à peine 30 ans - et non 40 ! - le regarda s'éloigner, traverser la rue du Président H. Elle parut si troublée, si désemparée même, que la tenancière de l'Épicerie lui demanda si elle se trouvait mal et avait besoin d'aide.
" Pas du tout, Madame, merci. Je suis seulement très étonnée. Ce Monsieur prétend me connaître depuis longtemps, et je ne le reconnais pas ! Avouez que c'est étrange...
- En effet ! Cependant, Monsieur Malvert est un habitué de notre boutique et je n'ai jamais entendu dire qu'il se conduisait de manière inconvenante avec les dames.
- Inconvenante ? Non, pas du tout ! Mais, il m'appelle par mon prénom et en me tutoyant. N'est-ce pas bizarre ?
- Il vous a peut-être confondue avec une autre personne ?
- Qui aurait le même prénom ? Avouez que c'est troublant ?
- En effet ! Mais vous savez, le hasard est parfois déroutant. Toutefois, je vous assure que ce Monsieur est tout à fait sérieux. Il est connu en bien dans le quartier : il habite à Croix-Paquet, rue des Fantasques je crois, et travaille à l'Opéra. Peut-être est-il distrait ? Après tout, c'est un artiste, un pianiste. "
Hervé Malvert put choisir la table du coin au fond car à cette heure de la matinée, il n'y avait pas grand monde. " Bonjour Monsieur Malvert, ce sera quoi aujourd'hui ?
- Café noir et viennoiseries comme d'habitude, mais j'attends une invitée et je ne sais pas ce qu'elle voudra prendre...
- Ne vous faites pas de soucis, nous verrons bien quand elle sera arrivée."
Il n'en revenait pas ! Cette femme devait bien s'appeler Hannah puisqu'elle n'avait pas protesté. Mais, il savait bien qu'elle ne pouvait pas être celle qu'il avait cru reconnaître, bien que la ressemblance fut pour lui frappante, malgré le temps... Hannah, elle, l'aurait reconnu, lui. Non, ce ne pouvait pas être celle qui avait disparu il y a 20 ans ! Elle ne viendra pas...Elle m'aura pris pour un fou !
Et pourtant ! Il la vit sortir de l'Épicerie, traverser la rue et, contre toute attente, entrer dans le salon de thé et se diriger vers sa table. Elle ôta bonnet et manteau avant de s'asseoir en face de lui. Elle était vêtue d'un pantalon noir et d'un pull col cheminée fin au beige assorti à son bonnet : il apprécia sa taille fine, ses hanches étroites et le volume harmonieux de sa poitrine.
Sans bonnet, sa chevelure courte et bouclée rendait son visage plus ovale que triangulaire. Avec plus de douceur, aussi. Elle commanda un chocolat.
" D'où me connaissez-vous ?
- Je suis désolé, c'est de ma part une grossière erreur !
- Pourtant, Anna, c'est bien mon prénom !
- Et vous lui ressemblez ! J'ai réfléchi : si vous étiez Hannah, vous m'auriez reconnu ! Simple coïncidence des prénoms. Vous connaissez le mot du poète Eluard à propos du hasard ?
- Oui, je crois :" il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous" ou quelque chose comme ça.
- En effet, c'est cela. Disons que vous, Hannah... Au fait, vous l'écrivez comment votre prénom ?
- A, 2 N, A.
- Ah ! Tandis que le prénom de la femme que j'avais cru reconnaître en vous s'écrit à la juive, avec un H à chaque bout. Bon, disons donc que vous, Anna, aviez rendez-vous avec moi, Hervé Malvert, à l'Épicerie, boutique sapée de la Capitale des Gaules.
- Moi, c'est Anna Lefebvre. Si je ne suis pas indiscrète, qui est l'autre Anna, avec deux H ?
- Une violoniste avec qui je faisais de la musique il y a 20 ans...
- En ce cas, ce ne peut en effet pas être moi : il y a 20 ans, j'en avais 10...
- Vraiment ? Je me trompe souvent, je vous vieillissais indûment...
- Et je ne suis pas violoniste...
- Elle était violoniste, très douée. J'étais violoncelliste et nous jouions ensemble, nous avions 20 ans et nous commencions à percer.
- Vous êtes maintenant pianiste à l'Opéra m'a-t-on dit?
- En effet, je ne joue plus le violoncelle que pour moi ! Je suis le pianiste de l'Opéra, celui dont on a besoin pour les répétitions. J'interviens rarement en concert. Je suis un simple pianiste très ordinaire. Un tâcheron. La disparition de Hannah m'a brûlé les ailes...
- Elle a disparu ?
- Oui, du jour au lendemain, sans laissé de trace !
- Mais c'est une très triste histoire ! "
Hervé hocha la tête plusieurs fois, d'un air lugubre. " Triste, oui, mais vraie. En fait ce n'est pas une histoire, c'est vraiment arrivé ! Depuis 20 ans je la recherche, en vain. Je l'ai vue en vous, tout à l'heure. Pardonnez-moi, j'en suis désolé, c'était un quiproquo, une méprise. Au fond de moi, je sais bien qu'elle n'existe plus".
La jeune femme ne savait plus comment se comporter, ni que dire. Hervé la regardait avec intensité, ébloui, et cela la gênait.
" Je vois que vous avez refait votre vie.
- Comment cela ?
- Vous êtes marié, vous portez une alliance...
- Non, je ne suis pas marié, je ne l'ai jamais été. Cet anneau ? C'est celui de mon père que je porte depuis sa mort. Mais vous aussi, vous portez une alliance...
- Oui, j'ai été mariée, mais peu de temps ! Je porte encore mon alliance pour être tranquille...
- Ah ? Vraiment? Aujourd'hui vous n'avez pas eu de chance, alors !
- Qui sait ? Nous avons tout à l'heure parlé de hasard et de rendez-vous, non ?
- En effet, Anna...Est-ce que vous aimeriez que l'on se revoie ?
- Mais pourquoi pas? Oui, je pense que nous avons encore beaucoup à nous dire...
- Sûrement, oui. Nous n'avons pas encore vraiment parlé de vous...Le mardi est mon jour de liberté complète, autrement, je suis disponible le matin et à déjeuner le midi.
- Ça tombe bien, je ne travaille pas, moi aussi, le mardi ! Eh bien, nous pourrions dîner ensemble mardi en huit ?
- Oui, parfait ! Donnez-moi votre téléphone et je vous appellerai pour fixer le rendez-vous.
- Entendu. Puis-je vous poser une dernière question indiscrète ?
- Bien sûr, oui !
- Hannah, avec deux H, qui était-elle pour vous ?
- Ma sœur, ma jumelle.
- 0h là là ! Et vous savez pourquoi elle a disparu ?
- Oui, je pense le savoir. Mais la voilà la question indiscrète !
- Alors, je vous en prie, ne répondez pas.
- Je vais vous en dire assez pour vous permettre, je pense, de deviner... Des jumeaux, frère et sœur, ce n'est pas une fratrie ordinaire...Vous le savez sûrement. Elle a choisi de couper les liens qui nous unissaient. La musique, bien sûr, mais pas seulement ! "
II
Anna et Hervé se séparèrent, ce mardi, en échangeant adresses électroniques et n° de portables.
Hervé Malvert, très troublé, très ému même, par cette rencontre inattendue, remonta la rue des Fantasques, la bien nommée selon lui. Avant d'atteindre son immeuble, il s'arrêta "au Bleu du ciel", une galerie dont l'exposition du moment, " visages du monde ", était consacrée à la photo contemporaine. Il s'agissait d'une polyphonie de portraits, de monuments et de paysages du monde entier. Elle venait de s'ouvrir et il n'avait pas encore eu de temps à y consacrer. Il savait que le mardi était un jour de fermeture, mais il s'attarda devant la vitrine qui donnait la liste des nombreux exposants parmi lesquels il découvrit le nom de Anna Lefebvre. " Tiens, elle est photographe " se dit-il. En rentrant, il farfouilla dans le Net, puis, satisfait, se mit à écrire.
Anna,
vous acceptez, n'est-ce pas que je vous appelle ainsi ?
J'habite rue des Fantasques, et en passant devant le Bleu du ciel, j'ai vu votre nom parmi les nombreux exposants de l'exposition Visages du monde. Ainsi donc, vous êtes photographe.
Je n'avais pas encore rencontré votre nom, et pourtant je m'intéresse beaucoup à la photographie. Peut-être bien parce que, vieux jeu !, je ne trouvais d'intérêt qu'à la photo argentique ! Rentré chez moi, j'ai interrogé Google et découvert certaines de vos photos, pas encore sur un site personnel, mais sur zPhoto, 1x.com, et photo.net : vous avez du talent ! beaucoup de portraits, surtout de femmes de toutes contrées, et, pour le reste, essentiellement de l'abstrait - moins intéressent à mon goût - fabriqué à partir de paysages ou de plantes à coups de logiciels spécialisés je pense dans l'art numérique. Mais je n'ai sans doute vu qu'une faible partie de votre œuvre.
Soudain, en passant en revue, de façon aléatoire des clichés publiés sur photo.net, je suis tombé sur un portrait de femme en qui il me sembla vous reconnaître, bien que vous soyez plus jeune, avec des cheveux peut-être un peu plus longs, et moins vêtue qu'aujourd'hui.
Ce n'était pas un autoportrait mais l'œuvre d'un artiste, un certain M ; en explorant le portfolio de cet auteur, j'ai vu qu'il avait fait beaucoup de clichés de la même personne. En fait, toute une série de nus très réussis et d'un érotisme épuré. Si je suis entré par effraction dans une zone privée de votre vie secrète, sachez que c'est vraiment par hasard et je vous supplie de m'en excuser.
J'ai été très heureux de vous rencontrer tout à l'heure, malgré la grande maladresse dont j'ai fait preuve. Je me rends compte, aussi, que j'ai répondu de façon très elliptique à votre question.
Oui, je sais pourquoi Hannah m'a quitté. Nous avons été amants à partir de nos dix-sept ans. Et nous avons vécu ensemble lorsque nous avons atteint notre majorité. Et ce contre ce que la société réprouve, sans même parler de la morale judéo-chrétienne dont nous sommes imbibés.
Notre métier nous mettant de plus en plus en vue, Hannah a de moins en moins accepté de devoir vivre masquée. Et, c'est pourquoi elle est partie. Elle me l'a écrit.
Où ? Mystère complet. Sans doute loin, et en abandonnant une carrière de soliste. Peut-être même en abandonnant le violon. J'ai passé beaucoup de temps à la rechercher, y compris dans tous les orchestres connus où elle pourrait se cacher. En vain. Comme je vous l'ai dit, je doute même qu'elle soit encore en vie. Depuis, je vis seul, sans ambition. J'ai repris le piano que j'avais étudié enfant et adolescent et abandonné mon violoncelle, comme Hannah a abandonné son violon, et moi-même. En termes de musique, je ne fais plus, peut-être par fidélité à Hannah, que des prestations techniques.
Je vis seul depuis 20 ans. Ce qui ne veut pas dire que je n'ai pas de liaisons. Il se trouve, ne me demandez pas pourquoi !, que je plais aux dames et ainsi j'ai facilement des amantes, sans qu'aucune d'elles n'ait réussi à guérir ma vie qui ne fait que se dessécher.
Voilà, je retiens Maison Villemanzy, (montée St-Sébastien) tout près de chez moi et du Bleu du ciel, pour notre rendez-vous de mardi soir.
A bientôt,
Hervé.
Dans la soirée, Hervé reçut une réponse d'Anna.
Cher Hervé,
vous accepterez, j'espère, ce cher Hervé (?).
Oui, je suis photographe, photographe professionnelle, free lance. Mon professionnalisme passe avant mes goûts d'artiste, ce pour quoi je n'ai pas encore de site personnel. Mais je figure dans celui de l'Agence pour laquelle je travaille le plus volontiers. Vous n'aimez pas mes abstractions ? Je ne vous en tiendrai pas grief car je n'en suis pas vraiment satisfaite moi-même. Et les avis qui me parviennent en retour ne sont que très rarement élogieux. Vous aimez, en revanche, les portraits, et de cela je suis heureuse, car ils me tiennent à cœur...
Oui, je suis bien la femme dont vous parlez. M a été le mari dont j'ai divorcé.
Non, vous n'êtes pas entré par effraction dans une zone privée de ma vie secrète en examinant la série de nus à laquelle j'ai consenti. Deux fois. La première quand je me suis comportée en modèle, la seconde lorsque j'ai accepté que ces photos restent à portée des regards curieux...Je m'y trouve tout à fait acceptable (et j'espère que vous aussi !). Je m'y trouve même plutôt sexy non?
Je n'ai fait retirer que trois ou quatre clichés moins sages que ceux que vous avez pu contempler. J'espère que vous n'allez pas trouver que je manque de pudeur...J'en serais, je crois, désolée !
Si, Hervé, j'avais bien compris que Hannah et vous, aviez franchi les bornes qui habituellement empêchent frère et sœur de s'aimer. Je ne me suis pas trouvée dans cette situation mais c'est un amour qui ne me choque nullement, dans la mesure où cela n'a rien à voir avec les violences subies parfois au sein d'une famille. En outre, vous étiez jumeaux, et qui peut dire ce qui se passe entre deux jumeaux ?
Oui, Hervé, vous plaisez aux dames ! Il faut faire avec. Vous n'êtes pas entré par hasard dans ce portfolio de M. N'était-ce pas un rendez-vous que vous aviez avec moi ? J'ose à peine vous le dire, mais il me plairait, je pense, d'être celle qui vous aiderait à guérir.
A très vite,
Anna.
III
Hervé n'attendait pas de réponse, ou du moins pas une réponse aussi rapide. Il lut le mail d'Anna avec avidité. Il fut content de noter qu'elle avait bien compris ce qu'avaient été les relations de la sœur et du frère. Mais, surtout, quelques phrases retinrent tout particulièrement son attention. Notamment celles-ci :
"Non, vous n'êtes pas entré par effraction dans une zone privée de ma vie secrète en examinant la série de nus à laquelle j'ai consenti.(...) Je m'y trouve tout à fait acceptable (et j'espère que vous aussi !). Je m'y trouve même plutôt sexy non? (...) Oui, Hervé, vous plaisez aux dames ! Il faut faire avec. Vous n'êtes pas entré par hasard dans ce portfolio de M. N'était-ce pas un rendez-vous que vous aviez avec moi ?"
Il aima beaucoup cette forme d'allégresse dans ce qu'il lui fallait bien appeler l'impudeur d'une femme qu'il ne connaissait pas quelques heures plus tôt... Manifestement, elle était contente qu'il l'eût reconnue et apprécié "l'érotisme épuré" des photos de nus, même si elle ne cita pas cette expression.
Il n'est en aucune façon choqué par cette impudeur, à la fois séduisante et retenue. Il est aussi, d'une certaine manière, rassuré : s'il y a une ressemblance physique avec Hannah, cela ne va pas plus loin, car sa sœur, qui avec lui n'était absolument pas bégueule, n'aurait jamais écrit ainsi à un inconnu... C'est donc une autre femme qui se dessinait maintenant et qui lui semblait envoûtante et presque déjà chère ! Et puis la dernière phrase ("J'ose à peine vous le dire, mais il me plairait, je pense, d'être celle qui vous aiderait à guérir.") ne résonnait-elle pas comme une invite irrésistible ?
Il se retint, presque douloureusement, de poursuivre les échanges de messages. Heureusement il fut aidé car il dut faire face à un gros travail de répétition en vue d'un concert avec une "diva" prévu pour les soirées de samedi et dimanche : l'accompagnateur habituel de la dame étant malade, ce fut pour lui une tâche difficile à laquelle il s'attela avec un plaisir dont lui-même fut surpris.
Ils se retrouvèrent le mardi soir, Maison Villemanzy.
Anna était déjà installée lorsque Hervé arriva. Elle était superbe dans une robe mi-longue bleu pervenche, comme ses yeux. Ses épaules nues étaient recouvertes d'un châle de soie écrue en harmonie avec sa chevelure blonde. Pas de maquillage, ou si léger et adroit, qu'il était, pour lui, invisible. Ils se firent la bise...
Après avoir passé commande et bu leur premier verre d'un délicieux montagny, Anna entreprit de réchauffer l'atmosphère :
- Vous m'aviez dit que vous ne faisiez plus de musique, simplement de l'accompagnement en répétition.
- Oui, c'est bien cela.
- Pourtant ce dernier week-end vous avez été en concert avec une diva.
- Une diva ? Disons que j'ai accompagné une jeune et talentueuse soprano. Mais c'est exceptionnel. Son accompagnateur est tombé malade au mauvais moment. J'ai dû le remplacer au pied levé ! Mais, comment êtes-vous au courant ?
- Je la connais depuis notre enfance. C'est une amie et elle m'avait envoyé une invitation. Jugez de ma surprise lorsque je vous ai vu arriver derrière elle et vous mettre au piano ! Et vous avez d'ailleurs joué divinement...
- Oh, n'exagérez pas ! A force d'accompagner des répétitions à longueur de semaine, je commence à connaître la technique pianistique.
- Taratata, Hervé, je n'y connais pas grand-chose, mais les accompagnements conçus par Schubert, Schumann, Berlioz et Debussy, ce n'est pas de la gnognotte, hein ? Ce sont de véritables secondes voix instrumentales indispensables à la mise en valeur des lieder et des mélodies. D'ailleurs Sandrine, sans que je lui demande quoi que ce soit, m'a dit qu'elle était inquiète, au départ, mais que vous aviez beaucoup travaillé et que c'était presqu'aussi bien qu'avec son pianiste habituel.
- Vous voyez, elle a dit : presque.
- Elle a dit presque parce qu'il y a eu, le samedi, quelques ratés de tempo entre vous deux. Mais quatre fois rien ! Elle était super contente et trouve que l'on ne vous emploie pas au mieux de vos capacités. En tout cas vous m'avez donné l'impression de vous faire plaisir...
- Oui, c'est vrai ! J'ai beaucoup travaillé, mais ça m'a fait du bien. Je me suis senti revivre ! C'est d'ailleurs grâce à vous, Anna !
- Grâce à moi ? Vous voulez rire ? Comment ça ?
- C'est votre mail, il m'a donné envie de vivre...
- Oh là là ! Vous ne savez pas comme j'ai eu honte de vous l'avoir envoyé. Vous avez dû me prendre pour une gourgandine, une fille facile ! Une femme qui s'exhibe nue sur la Toile ! Une libertine !
- Une libertine, oui ! C'est ça, une femme libre, une femme courageuse, une femme belle et faite pour l'amour !
- C'est ce que vous avez compris ?
- Oui, c'est ça. Anna, je me trompe ?
- Non, c'est ça, j'aime le sexe...Et vous me plaisez.
Ils se sourirent, certains de ce qui allait se passer. Le repas se poursuivit, délicieux, arrosé de bon vin, avec modération.
En sortant, il l'entraîna chez lui. De son 4e étage, la vue sur la ville, étalée au de-là du fleuve qui coulait au pied de la colline, était envoûtante. Comme pour retarder le moment de faire la connaissance de leur corps, Anna voulut visiter l'appartement. Petit, genre studio un peu grand. Une salle de bain, une minuscule cuisine ouverte sur la salle à vivre et à dormir. Sur une commode, sous une sorte de cloche en verre, un violon. Le violon d'Hannah ? Oui, elle est partie en l'abandonnant. Tout près, adossé dans une encoignure, un violoncelle. Vous le jouez encore ? Oui, il faut l'entretenir, le faire vivre. Je joue pour moi, un peu chaque jour.
-Vous amenez toujours vos maîtresses ici ?
- Non jamais ! Vous êtes la première femme à entrer ici depuis 20 ans...
- Et pourquoi vous agissez autrement avec moi ?
- Je n'y ai pas réfléchi. Sans doute parce ce que ce n'est pas comme d'habitude. Sans doute parce que j'espère autre chose, quelque chose de plus durable, de plus complet, de plus profond.
- Avec une libertine ?
- Vous êtes davantage qu'une libertine, je le sens. C'est pourquoi vous êtes là. Ce n'était pas prémédité. Voyez, je n'ai même pas changé mes draps. Nous allons devoir le faire maintenant.
- Pourquoi donc? Ce n'est pas nécessaire, Hervé.
Ils s'embrassèrent longuement.
Enfin !
IV
Leur première nuit fut douce. Et pleine. Pleine de tendresse, pleine de plaisirs. En se réveillant, au petit matin, Anna aperçu Hervé qui préparait le déjeuner. Il avait lancé la cafetière. Qu'est-ce que tu prendras : café, thé, lait, jus de fruit ? Chocolat, peut-être ? Hélas je n'en ai pas ! Non, le matin, pour commencer, c'est café, sans lait. Fort et beaucoup ! Et du jus de fruit, mais plus tard.
Elle se leva et s'approcha d'Hervé. Ils étaient encore nus ! Elle l'enlaça, colla sa bouche à sa bouche, son corps tiède à son corps déjà rafraîchi. Le désir les reprit. Vif. Puissant. Intense. Violent. Hervé porta Anna jusqu'au lit. La caressa, de la main, du doigt, de la langue, jusqu'à l'orgasme...La cafetière crachota sans les émouvoir. Elle le retint, enfermé entre ses cuisses...
C'est drôle, dit Anna un peu plus tard, après cet ébat matinal. Quand leurs cœurs retrouvèrent le calme. Nous nous entendons si bien ! C'est presque miraculeux. Je n'arrive pas à croire qu'hier soir, en entrant ici, nous ne nous étions jamais touchés. Oui, dit Hervé. Un miracle, dis-tu ? Un rendez-vous tant attendu, pour moi sans le savoir. Pour moi aussi, reprit-elle. Depuis M, j'ai eu quelques amants, mais je n'ai pas connu l'amour. Je crois qu'avec toi, c'est ce qui m'arrive. C'est ce qui nous arrive compléta Hervé.
Toujours nus, face à un petit-déjeuner roboratif, ils se souriaient, le cœur et le corps en fête. Tu embaumes l'amour, et tu es si belle ! Vraiment ? Tu me trouves belle ? Mais oui ! Alors, tu dois en profiter, car ça ne dure pas...
J'aime tes seins, ils me troublent. Pourtant, ces nichons sont plutôt quelconques, si petits et affaissés. Tu rigoles ! Ils sont si vivants, si réactifs. M a su les capter, il me semble.
Tu sais ce qui les excite ? Non, je ne vois pas...Eh bien moi, je sais ce qui en toi s'excite facilement, et ça me plait ! Oh, comme elle me plait ! J'ai l'impression de n'être pas encore rassasiée !
Ce qui m'excite, Anna, c'est tout ce que nous avons à apprendre. A apprendre ? Oui, à apprendre l'un de l'autre. Pas tellement au lit car cela nous paraît simple, inné presque, comme tu l'as dit tout à l'heure. Je veux dire tout ce que nous avons à apprendre pour faire connaissance, pour que notre intimité soit profonde. Oh, Hervé, excite-toi, mais soit sans inquiétude, ça va se faire tout seul.
Tout seul ? Non, je ne crois pas, ce sera long, heureusement nous allons avoir une semaine à nous. Comment ça ? Oui, cette semaine je travaille, mais ensuite, la semaine de Noël, et jusqu'au début janvier, je prends les jours de RTT auxquels j'ai droit. Une semaine de vacances, alors ? Oui, et même un peu plus ! Non Hervé car dès le 2 je m'envole pour la Nouvelle-Zélande. Ouh là là ! C'est bien loin. Oui, c'est loin, je pars pour un reportage avec un journaliste de Géo.
Comment? Tu pars avec un type ?
Déjà jaloux ? Il va falloir t'y faire, mon chéri ! Car je pars rarement seule... Et tu sais comme j'aime le sexe !
Hum !
Voyons Anna. Sois sérieuse. Qu'est-ce que tu aimerais faire pendant cette semaine de vacances ? Partir quelque part pour une lune de miel d'une semaine ?
Une lune de miel ? Ça fait vieux jeu, non ?
Tu sais quoi ? Non, dis-moi ? J'ai une idée, une bonne idée. Laquelle ? Je veux être avec toi, le plus près possible de toi. Je veux qu'on fasse l'amour jusqu'à se lasser de nous aimer. Ici, et chez moi, pour bien nous connaître.
Oui, c'est une bonne idée ! Pourquoi aller au loin alors que nous avons tout sur place. Et que nous allons souvent être séparés.
Souvent ? Je pars deux semaines chez les Maoris et ensuite je ne prendrais pas de sitôt d'autres engagements qui m'éloigneraient de toi aussi longtemps.
Toi, peut-être, mais moi ?
Quoi, toi ? Que mijotes-tu ?
Eh bien, je vais sans doute avoir un engagement qui va m'entraîner un peu partout, en France et en Europe. De quoi parles-tu ? De ta copine, la diva...
Tu veux dire Sandrine ?
C'est ça, oui, hier elle m'a téléphoné : en fait, son accompagnateur attitré est plus gravement atteint qu'elle ne le pensait et elle m'a demandé d'assurer la fonction, au moins, pour les trois mois à venir. Elle a un engagement pour une vingtaine de récitals, et entre temps elle doit se préparer pour le rôle de Lacmé l'été prochain à Aix. Son imprésario m'a appelé ensuite, en insistant. Je lui ai dit d'obtenir pour moi de l'Opéra un congé sans solde... Je vais savoir dans la semaine ce qu'il en est. Elle avait l'air d'y tenir.
Waouh ! Mais c'est magnifique ! Tu vois, je t'avais dit qu'elle avait été satisfaite de ta prestation, et crois-moi, c'est une perfectionniste. Mais tu vas être souvent et longtemps avec Sandrine. Avec elle dans les mêmes hôtels !
Oui, et alors ?
Mais, c'est qu'elle est belle, Sandrine !
Bah, rassure-toi, ça ne dure pas !
Idiot ! Belle, oui, mais aussi sensuelle et séduisante.
Ah, en effet, ça change tout... Tu crois que je pourrais succomber à ses charmes ? Tu voudrais que je renonce ?
Triple idiot ! C'est ta chance, ne la laisse pas t'échapper ! Je vais tellement t'envoûter, t'enjôler, t'ensorceler que ma séductrice de copine ne pourra rien y faire !
La Diva, Sandrine, vous l'avez deviné, bien sûr, c'est SANDRINE PIAU!
· Il y a plus de 8 ans ·Jacques Daillie