LE BON VIEUX TEMPS

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Vingt-cinq nuances de noir" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-1-3), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Linda fronça le nez. Le vent d'Ouest drainait un parfum d'iode et d'algues. Invisible derrière la dune, Coral Bay étalait ses sables blancs et ses eaux turquoise. La mer était située à moins d'un kilomètre mais Linda n'y allait que très rarement. C'était avant tout une éleveuse, une terrienne, une femme de l'intérieur pour qui rien d'autre ne comptait que sa station, ses milliers d'hectares de pâturages, ses vingt-mille têtes de moutons et sa moto. La vieille Japonaise endurait courageusement la poussière et la chaleur et se contentait d'une vague révision annuelle pourvu que l'on décrassât régulièrement ses filtres. Face à cette constance, la vieille jument n'avait pas fait long feu, qui autrefois présidait le rassemblement des troupeaux. Maggy avait vaguement protesté devant cette intrusion pétaradante qui troublait le silence de la "Grande Terre". Puis elle s'était inclinée. Elle avait abandonné, comme tant d'autres choses depuis qu'elle était clouée dans son fauteuil roulant. Depuis, peut-être, qu'était parti Tom, son mari et le père de Linda, le fils de la station qui s'accrochait pourtant bec et ongles à sa terre. A présent, sa terre, il la voyait par-dessous, au travers du maillage complexe des racines d'épineux. Maggy n'avait pas eu la même force, la même passion, la même détermination farouche que son époux. Pour elle, le feu, les brusques tempêtes de chaleur et de vent, l'ensablement, les maladies, la sécheresse persistante et les dingos qui décimaient le bétail étaient des catastrophes, d'implacables calamités. Elle n'était jamais parvenue à les considérer comme des avatars faisant partie intégrante de son métier, face sombre d'un travail qui s'accomplissait sous le plein soleil, du matin au soir, quels que soient le jour et la saison.

Linda, au contraire, avait hérité du caractère rude et déterminé de son père. L'enclume de cette terre brûlante, plate comme une poêle de fer, avait forgé sa chair. Le marteau du soleil avait trempé son caractère. Le vent de l'Outback avait tanné sa peau, décoloré ses cheveux. Seuls ses yeux avaient conservé cette couleur d'opale qu'on trouvait parfois sur la "Grande Ile", cette immensité calcinée et sanglante qui déployait ses terres stériles de l'Océan Indien jusqu'aux rouleaux du Pacifique. Linda était une vraie fille du bush.

A l'inverse de son unique enfant, Maggy avait toujours aimé la mer dont elle partageait le caractère changeant. L'océan l'avait amenée dans la colonie, sur l'envers du Monde, pour y rencontrer l'amour de sa vie. Longtemps, nostalgique, parfois découragée mais toujours stoïque, elle était allée sur le bord de la langue de sable clair pour rêver à un impossible retour vers cette Albion lointaine, invisible derrière les embruns de la barrière de corail. Souvent, elle rentrait de ses promenades des larmes plein les yeux que le soleil peinait à sécher. Les traces de sel se diluaient dans la poussière ocre qui collait à sa peau. Elle s'était faite une raison. Le chemin lui-même était un renoncement. Imperceptiblement, on quittait la blancheur du rivage pour retrouver la latérite des immensités rouges. Quand elle rejoignait la station, posée au milieu de nulle part où poussait un maigre bouquet d'eucalyptus, elle était redevenue Maggy l'éleveuse, la femme de Tom, solide en apparence mais déjà brisée de l'intérieur. Elle avait eu peur de cette vie pour sa fille, une existence solitaire et impitoyable. Il suffisait d'un incendie, d'un  orage ou d'une inondation, ou simplement de la chute des cours, là-bas dans la grande métropole, pour que tout s'écroule. Et à présent, sentant la vieillesse progresser un peu plus chaque jour, elle se demandait ce que deviendrait Linda quand elle ne serait plus. Le premier voisin était à quarante kilomètres. Perth, la cité où tout était possible, à plus de quatre cents. Quel homme viendrait, par amour ou par calcul, s'enterrer dans ce coin perdu du néant ?

Cette pensée, vague au fond de son âme, agitait la boue de ses remords. Maggy détourna le regard, évitant de fixer la silhouette de sa fille qui préparait le repas dans la grande salle. Elle laissa ses yeux divaguer sur la dune qui, comme un vieil os gris, crevait la peau desséchée de la terre. Dans le soleil couchant, le paysage prenait de drôles de couleurs mordorées, et les buissons d'épineux vert-de-gris ressemblaient à une mer de brume cotonneuse rôdant le long de la rivière. La chaleur décroissait avec le jour, au rythme du vieux ventilateur qui brassait l'air avec un souffle de cheval fourbu.

La vielle femme actionna les hautes roues de son fauteuil et se dirigea sans bruit vers sa chambre jouxtant celle de sa fille. Elle n'aimait pas cette pièce qui lui rappelait si durement l'absence de Tom. C'était là, sur le seuil, qu'elle avait appris sa mort, écrasé sous son cheval, un accident ordinaire et stupide comme cette vie de labeur austère et solitaire. Linda venait alors de fêter ses dix-huit ans.

Maggy ouvrit le tiroir de sa table de nuit et regarda la boîte en fer qu'elle tenait de sa grand-mère et qui l'avait accompagnée tout au long de son voyage, depuis les verdeurs du Royaume jusqu'aux braises de l'Enfer. De forme rectangulaire, éraflée et cabossée, elle avait contenu ses secrets d'enfant, ses rêves d'adolescente, avant de dissimuler en son sein de métal sa peur et sa honte de mère. Elle l'ouvrit.

Sur le papier jauni, l'adresse tracée à l'encre noire était encore parfaitement lisible : Ms Linda Bradley, Rose Station, WA 607 Coral Bay. Et sous la première enveloppe, cinq autres du même expéditeur. Maggy ne les avait lues qu'une seule fois mais elle connaissait par cœur certains passages. En revanche, elle ne se souvenait plus guère de l'auteur de ces pages qu'elle n'avait jamais revu. Il se prénommait Jeremy et c'était ainsi qu'il signait ses billets tendres et plein d'espoir d'abord, puis inquiets avant d'être désespérés. A l'époque, elle avait lu les missives toute raide sur sa chaise, les dents serrées, les yeux froids, masque figé qui contenait à grand peine les battements effrénés de son cœur. Elle avait si peur alors qu'elle n'avait pas eu la force de se sentir coupable ! Comment aurait-elle pu supporter la même année la mort de son époux et le départ de sa fille ? Car Jeremy n'était pas un fermier et rien ne l'accrochait aux plantes et au sol. Fils unique de commerçants aisés, il travaillait déjà au magasin dans une grande ville du sud. Jamais, c'était évident, il ne se ferait à la vie intraitable de l'Outback. Linda, encore jeunette, se serait sans doute prise à rêver du confort moderne, d'une vie plus facile, de revenus réguliers et substantiels. C'était un projet qu'elle avait eu elle aussi. Pour la mener où ? Et pire sans doute, elle devinait que sa fille commençait à éprouver de l'amour ou quelque chose d'approchant, ce sentiment doux et bouleversant qui fait accomplir toutes sortes de folies.

Les lettres étaient arrivées tout au long de la saison où l'on rassemble les troupeaux, la pleine période de tonte et de marquage. Linda s'accrochait déjà à son univers, le défendait pied à pied. Maggy avait longtemps hésité, tournant et retournant les enveloppes entre ses doigts comme des petites choses fragiles et malfaisantes, puis elle avait pris sa décision, épargnant à sa fille le crève-cœur d'un choix impossible. Mais était-ce bien ce qui avait guidé sa main lorsqu'elle avait glissé les lettres dans la boîte à biscuits ? Ou bien s'était-elle entrevue seule et vieillissante, isolée, abandonnée peut-être dans cet infini de chaleur et de poussière ? Depuis, elle s'était souvent posée la question.

"Le bon vieux temps" avait coutume de dire son père. Mais depuis, Maggy pensait que la vie était parfois trop pleine de honte, de douleur et de remords pour qu'on regrette le passé. Si longtemps, elle avait tergiversé, remettant sans cesse à demain. Et demain était déjà loin.

Elle déposa la boîte sur ses genoux, fit demi-tour et se dirigea lentement vers la grande salle qui tenait lieu à la fois de cuisine et de pièce à vivre et à recevoir. Linda s'essuyait les mains, immobile devant la fenêtre. Elle se retourna et dévisagea sa mère, son regard impassible semblant glisser sur le récipient de fer blanc sans le voir. Elle ne releva pas les yeux tristes de la femme et les larmes qui perlaient aux coins de ses paupières. De nouveau, elle porta son regard vers la dune où le vent soulevait un peu de poussière grise.

– A quoi bon ? demanda-t-elle.

Mais Maggy n'aurait su dire si elle parlait des lettres ou bien de ce que Linda n'avait pas réussi à faire avant l'arrivée du mauvais temps.

La vieille femme crispa ses mains sur le coffret de métal où la peinture vieillie par les caresses s'effaçait par endroits.

– Il y a si longtemps, murmura Maggy. J'avais si peur de te perdre… Mais je n'aurais pas dû.

D'un geste presque rageur, Linda balança le torchon sur l'évier, ouvrit la porte et repoussa la moustiquaire avant d'annoncer sans plus se retourner :

– Le temps va changer, je vais rentrer la moto.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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