Le Calice d'Argent : la retraitée d'Ault

Giovanni Portelli

Un extrait qui a touché mon frère

Bonjour à tous, mon frère est de toute ma famille mon lecteur le plus assidu. Il a subi mes nombreuses approximations de débutant, lorsqu'à quatorze ans, je pondais des nouvelles dans un cahier de brouillon – qui allaient devenir Aliandra – puis à seize mes récits tapés à la machine à écrire puis mes publications chez le Manuscrit, Storylab et Neowood et enfin en tant qu'indépendant ! Il termine donc mon tout dernier récit, celui qui conclut la saga des miroirs Cambusier, le Calice d'Argent. Et ce passage en particulier lui a tapé dans l'œil, dirais-je, pour ce tableau sur la vieillesse qui n'est en effet pas sans évoquer une génération d'anciens qui a tiré sa révérence depuis, non sans nous provoquer de la nostalgie, nous inspirer de la tendresse et mettre en relief la persistance si temporaire de notre présence ici…

(…)

Comme elle s'y attendait, capter ledit propriétaire devait se révéler fastidieux, un parcours digne d'une chasse au trésor. C'est par le biais des premiers résultats d'Aria qu'elles obtinrent certains contacts et de quoi engager une prospection aléatoire et chronophage. De porte claquée en abandon de conversation téléphonique par leurs divers interlocuteurs, les filles ne récoltent que des faits divers sans grand intérêt pour leur enquête. Tout ce qui touche au surnaturel fait intrinsèquement peur, une fois placé dans un cadre familier. C'est donc avec une certaine lassitude qu'elles toquent à une énième porte, la connaissance d'une connaissance, dans une petite ville à flanc de falaise à quelques dizaines de kilomètres au sud de leur point de départ.

La demeure ne paie pas de mine, les rideaux en dentelle jaunis par le soleil, le jardinet autrefois coquet parsemé de chardons et de pissenlits. La façade décrépie, les murets aux faites brisées, bouffés par le lierre et la toiture tapissée de lichen, ce sont pour Fifi autant d'indices sur l'âge et la santé de l'habitante, probablement esseulée à l'aube de sa retraite dans ce modeste plain pied surplombant la mer, dans les hauteurs d'Ault. Cela dit, la retraitée qui leur ouvre parait nettement plus alerte que ce à quoi elle s'attendait.

Dans son tablier bleu, elle accuse un embonpoint raisonnable et ne porte pas de lunettes. Ses yeux vairon trahissent un début de cataracte monoculaire. Elle aura simplement perdu le goût de s'échiner contre les mauvaises herbes et ses émoluments limités lui assurent juste le nécessaire. De son œil vif, elle scrute tel un pigeon les nouvelles venues à la crinière rousse. L'une paraît avoir connu une courte nuit, la mine défaite plaquée sur un visage soucieux. L'autre semble plus enjouée, plus dynamique, sans que cela tende à lui donner pour autant un physique plus jeune.

Lorsqu'elles se présentent comme écrivaines, versées dans l'Histoire régionale, en quête de témoignages sur l'évolution du paysage maritime depuis la guerre, la vieille dame y voit l'occasion de se divertir un peu et accepte donc volontiers cette visite impromptue. L'intérieur est propre et bien mieux entretenu. Le vaisselier et la commode du séjour sont dépoussiérés et cirés. Chargés de bibelots et de petits cadres photo soigneusement disposés, ils offrent le résumé d'une vie. Des parents élégants, immortalisés en nuances de gris ou sépia, jusqu'aux petits clichés pixelisés, imprimés à la va-vite sur du mauvais papier, glissés dans l'incontournable carte de vœux au nouvel an.

Des souvenirs kitsch, dés à coudre à bigoudène, flasque d'eau bénite de Lourdes à l'effigie de la Vierge Marie, boules à neige noyant la tour Eiffel et le Mont Saint Michel. À chaque voyage, rare et précieux, correspond un petit souvenir de cet acabit. Privés de leur propriétaire, ils finiront leur vie, objets anonymes, apposés par dizaines sur les étals du plus proche Emmaüs ou jetés dans un carton au premier vide-grenier, reliques d'une génération poussée vers la sortie par la suivante, au rythme des vagues, inexorables et indolentes.

Les filles s'installent autour d'une petite table de cuisine tirée d'un merisier, cernée de meubles assortis réalisés autrefois par un ébéniste local. Dans la lignée du séjour, le petit frigo bourgeonne lui-aussi de magnets des tout derniers voyages dont la petite dame comblait sa retraite, tant que le club du troisième âge nourrissait un peu de lien social avec ses amies, disparues depuis ou trop peu autonomes pour répondre encore aux exigences des sorties en bus. Vestige d'une autre époque, les yeux tournés vers les souvenirs, un quotidien désormais réduit à de petits tours à pied, de mots croisés en jeux télévisés, la petite dame n'intéresse plus personne.

– Sûr que je me ferais une joie de donner un peu de bonheur à un chat ou à un couple de mandarins, mais c'est beaucoup de frais et on ne sait pas le temps que Dieu nous prête. Faire désormais un malheureux que mes neveux se rejetteront l'un l'autre comme une charge à ma mort, très peu pour moi.

Le café est servi dans de petites tasses en jade aux anses délicates, avec leur soucoupe assortie et des cuillères en argent patinées par les années et les innombrables repas de famille. Pâques était sa saison préférée, car on se retrouvait entre cousins, et la tablée pouvait compter jusqu'à cinquante convives. Mais c'était il y a longtemps. Les familles ne se réunissent plus ainsi de nos jours. Avec les nouvelles technologies, personne ne nourrit suffisamment le manque des autres pour prendre le temps de se regrouper ainsi tous ensemble.

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