Le Canif

bigtof

Le Canif

12 Août 1976

C’est un canif tout simple. À mes yeux, pourtant, un vrai couteau, sérieux. Le genre de couteau que le doyen d’un camp de scout peut avoir. Enfin je crois : je n’ai jamais été scout. Grand, un manche en corne travaillée, usée par endroits. Pas le genre canif multifonction que l’on offre aux enfants pour qu’ils ne se blessent pas, avec leurs lames minus en inox.  La lame en acier sombre rangée dans son logement ne brille pas. Elle est pourtant légèrement huileuse, mais c’est juste une protection. Je l’ai peut-être un peu trop généreusement graissée mais au moins, elle ne rouillera pas. Le tranchant ne se voit pas, mais il est parfait. Le ressort aussi est graissé. Il est dur quand même. Il me faut toute ma force pour ouvrir la lame, mais aujourd’hui, j’y arrive. Lorsqu’on le replie, le bruit fait par la lame n’est pas un claquement sec et désagréable. Il est plein et mat. Solide. La lame rentre presque doucement dans son logement. Je comprends la qualité. Ça me rappelle le roulement à billes que papa a sur son bureau. Qui n’a jamais vu un vrai roulement à bille n’a aucune idée de la beauté de la mécanique. Ce couteau est encore plus beau. Plus ancien. C’est une très ancienne forme d’art mécanique. Plus la corne, plus l’étain. Plus le travail. Du coutelier, du possesseur. Il a aussi beaucoup travaillé ce couteau, ça je le vois. Je me complais à observer tous les détails de l’arme. Car c’est une arme, il ne faut pas s’y tromper. Je le sais au regard qui a accompagné le cadeau. Les yeux m’ont longuement jaugé.

Durant plusieurs secondes, j’ai regardé ces yeux et le couteau alternativement. Je comprenais que quelque chose d’important se passait. Il n’a rien dit. Il ne parle jamais ou presque. C’est moi qui parle tout le temps. Mais il se fait comprendre. Avec lui, je me sens toujours tranquille. Il est patient. Là, je cherchais quoi. Je reportais mes yeux sur le couteau. C’est là que j’ai pris le temps de le détailler pour la première fois. Il ne payait pas de mine à priori, ce couteau.  La description, je vous l’ai déjà faite. J’ai pris tout mon temps, il n’est jamais pressé. Mais il doit y avoir autre chose.

Ça n’est qu’au bout de plusieurs secondes que j’ai vu. Une marque, petite. Un H et un M gravés l’un dans l’autre. HM. Je réfléchis. H… Henri. Son père ou son fils ? les deux sont morts.

C’est une part d’Histoire. C’est aussi la fin de sa famille. Je n’aurais pas dû le recevoir ce couteau. Il m’a pourtant choisi. Il m’élève au rang de successeur.  Il sait que j’ai compris.

Ouvre-le , me dit-il d’un mouvement de menton.

J’essaye. Je n’y arrive pas tout d’abord. « C’est dur », je constate.

« C’est un couteau d’homme », il me dit, m’écrasant un peu plus sous la responsabilité qu’il me donne. Ca m’effraie d’un coup. Je pense un instant refuser. C’est trop tard. Impossible de le lui rendre. On ne refuse pas un tel présent. Et je ne pourrais pas lui faire ça. Le couteau de son père, le couteau de son fils.

Mais je veux arriver à l’ouvrir, et sans trop forcer, si je peux. Je suis presque un homme, non ? Je sais que non. En ce moment tout particulier, j’en ai une conscience aigüe.

Je force la lame en essayant de ne pas le montrer. Il me vient à l’idée que je dois être rouge sous l’effort. Doucement, il me le prend des mains. L’ouvre. Me le rend.  « Je suis trop jeune », je dis. Il me le mets dans la main : son geste est net, doux et définitif. Sa main est maigre. Je n’ai rien à ajouter. Et puis c’est le plus beau cadeau qu’on m’a fait. Je regarde la lame puis ses yeux bleus délavés par les années. Je veux fixer son visage dans ma mémoire. Prudemment, je referme le couteau.

Je ne dis pas merci. Merci est tellement insuffisant. Je dis merci à mes parents quand ils me passent le sel, à la boulangère quand elle me tend le pain. Je ne peux pas le remercier.

J’aurais envie de me serrer contre lui. Je ne peux pas. Je ne sais pas comment il le prendrait. Et puis il m’a fait grandir d’un coup. De toute façon, chez moi non plus, on ne se touche pas.

« Il me sera utile », je dis et c’est idiot. Ca me fait une drôle de voix. Il se lève et rentre chez lui. Je ne le suis pas. Je suis juste passé pour lui dire au-revoir avant que nous ne rentrions de vacances. Quand je lui ai dit que nous partions, il est entré dans la bâtisse et en est ressorti quelques secondes plus tard avec le couteau.

L’été est encore chaud et il laisse la porte ouverte. Je reste là, le couteau en main. Tiraillé. Mes parents m’attendent. La route sera longue, et ils veulent que nous ne partions pas trop tard. Sa ferme est ouverte comme toujours et je l’entends s’habiller.

Lorsqu’il ressort il me regarde. « Encore là ?  File. Tes parents t’attendent. Et salue les de ma part. » D’habitude, je ne le fais pas répéter. Mais ce jour là, je ne bouge pas. Figé.

Il me fait un sourire. Un grand sourire, ses yeux plissés par des milliers de rides. Puis entame sa montée vers les pâturages. « File ». Son dos est voûté, et sa démarche est lente, patiente.

Je lui tourne le dos et je commence ma descente. Les herbes hautes chatouillent mes jambes, des dizaines de sauterelles sautent à chacun de mes pas. Le soleil de ce début d’après midi est chaud. Bientôt à la maison. Les copains seront rentrés eux aussi. Demain j’irai au foot toute la journée. Encore une semaine avant la rentrée. Je ne leur montrerai pas le couteau. Je n’ai pas envie de le partager. Je ne leur dirai même pas.

Il a beaucoup parlé aujourd’hui. Je m’en rends compte seulement maintenant. Il m’est pourtant arrivé de passer l’après-midi complet avec lui sans entendre sa voix. Il n’a jamais salué mes parents. Ni m’a demandé de le faire pour lui. Je stoppe ma descente.

En contrebas, j’aperçois notre maison, la voiture et mes parents qui sont debout à coté. J’ai déjà entamé le dernier mur. Le couteau pèse dans ma main. Je le regarde et le vois lui, dans sa montée vers ses pâturages. Indécis, j’hésite à remonter. Ma sœur me montre à mes parents. Ils me font signe de presser le pas. Je descend dans l’ombre de la vallée. Sans le soleil d’en haut, il fait un peu froid.

Signaler ce texte