Le Centième Jour
Hadrien Fiere
J'étais là le jour de la découverte.
Seul entre trois murs blancs et une porte vitrée, gardant l'entrée du laboratoire.
Je n'ai jamais été quelqu'un de très intelligent. A 18 ans j'ai choisi d'abandonner les études, pensant que quelques mois dédiés à vivre libre, à me nourrir d'alcool, de drogue et de sexe ne pourraient me nuire, pensant que le temps n'existait que pour me satisfaire. Mais je n'étais pas doué pour la liberté, et je ne savais comment vivre avec conviction. Et aujourd'hui chaque heure est un regret.
J'étais là le jour de la découverte, assis devant mon poste, fixant à travers les murs, à travers le monde devant moi. Il m'était interdit de détourner mon attention lorsque les Vrais, les chercheurs, travaillaient. Alors je dépensais mon temps en imaginant des univers, des vies, des rêves dans lesquels j'étais acteur, soldat, scientifique, des rêves dans lesquels j'étais un héros, dans lesquels ma vie avait de la valeur. Et grâce à ces rêves je supportais le poids des secondes.
J'étais là le jour de la découverte, lorsque les cris se sont fait entendre dans le laboratoire, lorsque la porte s'est ouverte, lorsque les Vrais sont sortis dans une explosion de triomphe, de joie comme je n'en connaîtrai jamais. Comme toujours, Maud a été la seule à me sourire, à me prêter attention. La seule à ne pas me prendre de haut. La seule femme. La seule de mon âge. Nous avions grandi ensemble, et c'est grâce à elle que j'avais eu ce travail. Et aujourd'hui je la gardais alors qu'elle cherchait à comprendre l'Univers.
J'étais là le jour de la découverte, et les trois jours suivants durant lesquels des dizaines, des centaines de personnes se sont succédées dans le laboratoire. J'avais essayé de demander à Maud ce qui s'était passé, ce qu'ils avaient trouvé. Elle m'dit qu'elle ne pouvait pas m'en parler pour le moment. Le troisième soir, j'ai été tenté d'aller voir dans le laboratoire, d'aller trouver un indice après que tout le monde soit parti. Mais j'ai pris peur lorsque ma main s'est posée sur la poignée. De toute façon je ne pourrais sans doute pas comprendre.
J'étais là le quatrième jour, lorsqu'ils ont décidé de sceller l'accès à notre partie du bâtiment. Lorsqu'ils nous ont enfermés, moi, Maud et cinq autres Vrais, afin qu'ils puissent travailler au calme, loin du monde, concentré sans cesse sur leur découverte. A l'heure du déjeuner, Maud a finalement pu m'expliquer, en termes simples, que leur découverte était liée à notre compréhension du temps et de l'espace, qu'ils étaient sur le point de changer tout ce que nous croyions savoir sur la fabrique de notre réalité. Je n'étais pas sûr de savoir ce que cela voulait dire, mais son sourire me laissait penser que c'était important. Alors j'ai souri avec elle.
J'étais là le dixième jour, après une nuit de plus dans mon sac de couchage, à côté de mon bureau. Après un nouveau matin sans douche, me contentant comme les autres de me nettoyer à l'eau froide des lavabos des toilettes pour hommes. Après le petit déjeuner pris aux côté des Vrais, sans toujours faire attention à leur propos. J'étais là lorsque Henry, le plus âgé d'entre eux, a attendu un silence pour annoncer qu'il souhaitait expérimenter avec cette découverte avant de rendre l'ensemble de leurs recherches publiques. Qu'il avait de grands projets. Qu'il voulait mettre à l'épreuve les notions que nous prenions comme évidences sur notre origine, sur la naissance du monde. Que ce serait sans doute risqué, et que ceux qui le souhaitaient pouvaient partir, et qu'il ne leur en voudrait pas. A ce moment, j'étais terrifié. Je crois que je n'étais pas le seul.
J'étais là le vingt-troisième jour, lorsque j'ai du intervenir pour mettre fin à une altercation entre Henry et Michael. L'un de ses anciens élèves, l'un des derniers à avoir rejoint son équipe. Je n'ai jamais aimé Michael. Hautain et froid. Sans respect pour la vie et ses mystères. Je pouvais lire sa folie dans ses yeux mais personne ne voulait m'écouter. Faute de divertissement, je passais des heures dans mes Mondes imaginés. Le confort que je ressentais lorsque je m'y perdais contrastait avec notre situation réelle. Plus le temps passait et moins j'aimais me réveiller.
J'étais là la quarante-deuxième nuit, lorsque Michael et Maud ont couché ensemble à quelques mètres de moi, dans le couloir séparant mon poste du laboratoire. Pendant un instant mes Mondes n'étaient plus à même de me protéger. Je voulais être ailleurs, et ne plus jamais revenir. Retenir mon souffle et me perdre à jamais dans un rêve.
J'étais là le cinquante-deuxième jour, quand j'ai réalisé que toute forme d'humanité avait quitté notre cage. Henry était ivre lorsqu'il est venu me parler. Cinquante deux jours sans air pur, sans soleil, sans hygiène. Je ne pouvais lui en vouloir. Il est venu me parler, me dire qu'il était sur le point de changer l'histoire du Monde, qu'il nous faudrait plus de ressources, sans quoi nous ne survivrions pas. Et j'étais là le cinquante-quatrième jour lorsque les ressources sont arrivées et que j'ai été le seul à sortir de notre cave, le temps seulement de récupérer de quoi tenir quelques mois de plus. J'aurais aimé fuir et ne jamais y retourner, mais ils ont refusé. Ils m'ont dit que je devrais rester, que rien ni personne ne pouvait filtrer hors de notre espace. Je voulais seulement rentrer chez moi.
J'étais là le soixante-sixième jour, lorsqu'une Maud méconnaissable est venue me chercher. M'a traîné dans le laboratoire en répétant qu'il avait réussi. Je ne savais pas qui avait réussi quoi, et j'étais de fait forcément inquiet. Et dans le laboratoire, au milieu du cercle des Vrais, sur une table, sous une cloche en verre, existait un vide.. Une absence. Un creux dans notre réalité. Il avait réussi à créer sa propre version du temps et de l'espace. Il avait crée un Univers dans une bouteille. Cette nuit là ils ont bu, et Henry a refusé de dormir avec les autre. D'après Maud, il est resté éveillé toute la nuit, fixant l'abysse sans jamais détourner son regard.
J'étais là le soixante-treizième jour lorsque le vide a commencé à grandir. Lorsque la peur de l'inconnu me forçait à rester à l'écart. Michael voulait sortir, annoncer la nouvelle à l'humanité. Henry, Maud et les autres refusaient de partager leur expérience. Pour eux, il était encore trop tôt. Mais Michael insistait, craignait de perdre le contrôle de la découverte Alors ils avaient décidé de tuer Michael, et je n'avais rien pu y faire. Il était mort à 17h32, et deux des Vrais décidèrent de congeler son corps. Au cas où. La folie hantait notre petit monde.
Le soixante-seizième jour, j'ai entendu Maud pleurer.
J'étais là le quatre-vingt troisième jour, lorsque Henry à commencé à parler à l'abysse quand il se croyait seul.
J'étais là le quatre-vingt sixième jour, lorsque Maud m'a à nouveau tiré dans le laboratoire. La revoir m'avait presque terrifié. Chaque jour laissait sa marque sur son visage, dans sa voix. Chaque membre tremblait, et son sourire annonçait l'Apocalypse.
La faille emplissait désormais un tiers de la pièce, et semblait vibrer, battre au ralenti comme un coeur mourant. Henry était debout à ses côtés. Les yeux ouverts, fixant le vide. Sondant le simulacre d'Univers qu'il avait crée. D'après Maud il était resté comme çà, immobile, durant près de huit heures. La où nous voyions l'Absence, il semblait voir la création. Il avait donné naissance à son propre temps et à son propre espace. Et il nous assurait que tout était sous contrôle, que son Univers ne générait pas encore assez d'énergie pour exister de lui-même. Il était sûr de lui.
Et j'étais là le centième jour lorsque le nouvel Univers est devenu incontrôlable. Tout ce qu'il touchait était absorbé et disparaissait dans ce vide d'où ne sortait aucune lumière. Selon l'un des Vrais, l'évènement allait à l'encontre de toutes les lois de la physique telle que nous la connaissons. Remettait en question tout ce que nous savions sur la naissance de notre réalité. Henry restait toujours proche, étonné qu'aucune force ne fut capable de l'y aspirer. Il restait proche, hurlant à l'Univers de lui obéir. Lui rappelant qu'il n'existait que par sa bonne volonté. La panique était absolue, car aucun d'entre nous ne savait comment mettre fin à cette expansion.
J'étais là lorsque Henry a décidé de rejoindre sa création, d'y plonger dans l'espoir de mieux la comprendre, de régner sur son existence. Détruit par l'isolation, par la folie de l'expérience, l'un des vrais s'était suicidé. Les autres tentaient de retenir Henry, car personne ne pouvait imaginer ce qui existait de l'autre côté du vide. J'ai vu dans ses yeux la volonté d'être plus qu'un homme, d'être le Dieu bienfaisant d'un nouvel Univers créé par sa main. L'un des Vrais s'était réfugié dans la prière, refusant de croire que nos vies puissent également être le résultat d'une expérience ayant échappée au contrôle de son créateur. J'aurais aimé appeler à l'aide, moi aussi, et me tourner vers le divin. Mais toute trace de foi avait disparue. Maud et Henry m'ont donné l'ordre strict de garder l'accès au laboratoire, et d'abattre tout intrus potentiel. Alors je reste à mon poste, les yeux fixés sur la porte et la main figée autour de mon neuf millimètres et mon esprit à des millions de kilomètres d'ici. Tout me terrifiait, et j'avais choisir de vivre dans ma propre réalité en attendant la conclusion.
Maud est venue me dire qu'elle partirait, elle aussi. Elle ne savait pas ce qu'elle trouverait dans cet autre monde, mais sa curiosité était trop forte. Ce n'était plus qu'une question de minutes. Elle ne m'a pas répondu quand je lui ai demandé ce qu'il arriverait à notre réalité. Si nous finirions tous happés, coexistant dans le vide. Henry ne pouvait d'envisager de trouver la moindre solution pour tuer sa création. Pour le moment nous étions condamnés, mais personne d'autre ne souhaitait découvrir l'abysse de son plein gré.
Ils ont plongé à 18h26. Disparaissant dans l'obscurité, dans la faille qui occupait désormais la totalité du laboratoire, se moquant ouvertement de notre conception de la réalité. Ils ont fondu dans l'inconnu, quittant notre monde dans l'espoir d'exister dans le vide, dans l'espoir de mieux comprendre. De savoir quelles étaient les réelles possibilités de l'existence.
J'espère que quelqu'un trouvera ces notes. La faille approche inexorablement, et le dernier des Vrais à préféré mettre lui aussi fin à ses jours, ne croyant pas en une nouvelle vie dans l'abysse. Dans quelques instants j'enverrai ces mots sur les réseaux dans l'espoir que quelqu'un, quelque part, parviendra à donner du sens à ce qui s'est passé durant ces jours. De mon côté je vais garder la découverte, garder la mémoire de Maud en attendant d'être aspiré. M'enfermer dans mes rêves avant de me laisser glisser de l'autre côté. J'espère que j'y trouverai plus que la nuit infinie.
J'espère que tout cela n'aura pas été vain. Que cette découverte saura nous apprendre de nouveaux éléments sur qui nous sommes. Sur notre origine. J'espère que quelqu'un saura contrôler le vide. L'humanité à fait un long chemin pour en arriver là. J'espère que tout cela n'aura pas été vain.