Le châle mauve
mitou
Le châle mauve
Le bayou dans sa beauté cruelle prenait la mesure de la nuit. Une nuit de lune rousse qui donnait à voir les méandres noirs des eaux huilées, piquetées de racines de palétuviers. Une chouette hululait ses notes funèbres, tandis que, sans un remous, silencieux et soucieux,un alligator fendait les eaux sombres à la recherche de quelque proie engourdie.
Jacques passa en bordure de la mangrove pour rejoindre au plus vite sa demeure, là où Irina, sa toute douce, l’attendait. Il souriait, songeait à l’accueil qu’elle saurait lui faire et aux odeurs qui ne manqueraient pas de le séduire. Il pressa le pas, enjamba le portail en bois vermoulu (il faudra le changer pensa-t-il) et sauta les quelques marches le séparant de sa bien-aimée.Dans l’entrée, il remarqua l’absence du châle mauve en dentelle crochetée qu’elle posait délicatement sur ses épaules par les soirées un peu fraîches,puis il poussa la porte de la cuisine et pénétra dans la salle à manger. Une lumière tamisée qu’ils affectionnaient l’un et l’autre éclairait une table à peine mise. Un travail inachevé cependant qu’il remarqua trois couverts. Qui attendait-elle dont elle aurait omis de lui parler ? Et puis, ne s’agissait-il pas d’une soirée particulière au cours de laquelle ils voulaient fêter un événement qui ne regardait qu’eux ? Ils se l’étaient rappelé le matin même.
Son regard explora le reste de la pièce et il aperçut sur le guéridon qui lui servait, à elle, le plus souvent d’écritoire, les restes d’un repas interrompu. Les verres le disaient, ainsi que les serviettes blanches juste froissées. Une froide vibration glissa le long de ses bras et lui prit la nuque. Qui pouvait être l’autre ? Et où étaient ils à cette heure ? Enfin, pourquoi … ?
Il se précipita au dehors dans cette moiteur opaque bien familière et entreprit une course folle, désordonnée. En atteignant la rivière aux couleurs tabac, il appela. Seul l’écho de sa voix lui revint. Ses jambes le portaient plus difficilement tandis que la peur le prenait au ventre. Quelque chose de terrible se profilai : il en avait la certitude. Il put avec peine se frayer un passage entre les hautes herbes piquante dans une nuée de moustiques affolés, et courut jusqu’à l’étang immobile et funèbre, là où disait-on rôdait le fantôme d’une très jeune femme disparue mystérieusement un soir de lune rousse ! Pour certains , elle aurait été lâchement assassinée, puis noyée, pour d’autres elle se serait enfuie avec un amant.
Jacques se laissa tomber sur l’herbe tiède. Combien de temps resta-t-il ainsi, hébété, à fixer les eaus dormantes ?… Soudain un bruissement, un souffle infime le fit sortir de sa torpeur. Là, devant lui, une lueur, puis une vapeur blanche, aux contours imprécis. Il essaya de lire cette chose là, sans pouvoir lui donner un sens.Il attendit encore, fasciné, pris en otage par la scène tandis que la forme opaque évoluait peu à peu, s’affinant en courbes évocatrices. Oui c’était bien la silhouette d’une femme qui se faisait jour,une femme très belle au corps fin et harmonieux comme…mon dieu ! comme celui d’Irina.
Il attendit encore, pétrifié, tandis que des détails se donnaient à voir et subitement il reconnut le châle mauvr en dentelle crochetée. Il tendit les bras, la forme s’estompa, disparut. Et le bayou se referma une seconde fois sur ses secrets.
Lilyane Le Coadou