Le chaos au service de l'art
Hannah
Année 2013, Paris.
Ce soir, c’est la Nuit Blanche parisienne, dédiée à l’art et à la découverte de nouveaux artistes. Seule nuitée où le bobo parisien ou le banlieusard lambda fait mine de s’intéresser aux œuvres d’art éphémères qui ornent la ville cosmopolite. Il se dirigera tout d’abord vers ces nids lumineux, fera mine de s’extasier devant la beauté de la production qu’il filmera avec son smartphone pour finalement en venir au but premier de sa venue : boire sans retenue sur les quais de Seine avec une bande d’amis faussement intéressée par l’art.
J’étais effectivement avec des amis. Des personnes qui contrairement à ce que je pensais ne sortaient pas du lot par rapport à mon analyse faite précédemment. Les êtres humains ou comment continuellement décevoir ; voilà ce qui nous définit réellement. Ils voulaient tous aller dans un bar où les shots sont à un prix dérisoire comparé aux autres établissements de la capitale. Je décidais donc de lâcher discrètement le groupe au carrefour de deux œuvres in situ.
Moi qui habituellement adore marcher, j’ai décidé d’expérimenter le métro ce soir.
Pourquoi ? Je n’en sais foutrement rien. Je suppose que je voulais juste m’asseoir et contempler des murs souillés pendant la durée de mon voyage. Je pense que je voulais m’isoler de cette vague humaine informe qui dégageait des odeurs de parfums, de nourriture bon marché et d’alcool ; l’américanisation olfactive.
Bibliothèque François Mitterrand, station de la ligne 14. Anormalement vide.
Avec les quais de Seine qui entourent ce lieu, cette station aurait dû être pleine à craquer. Mais il fallait croire que les autres avaient décidé de la boycotter. Et cette idée me donna encore plus envie d’aller l’emprunter. Ma curiosité ne faisait que s'accroître. Quelque chose d’effroyable devait se cacher à l’intérieur de cette rame de métro.
Mes pas résonnaient dans les couloirs du métro. Le son de mes talons qui s’abattaient sur les marches de l’escalator, le grincement de mes chaussures sur le sol carrelé de la station. Seule Dame Nature osait rompre en ma compagnie ce silence impérieux avec le vent qui s’engouffrait dans la station ainsi que le son cristallin des gouttes d’eau poisseuses qui pleuvaient sur le terrain. Le grésillement des lampes arrivait quelques fois à me surprendre, sans me perturber dans mon avancée pour autant.
La ligne 14, aux environs de deux heures du matin.
Les portes automatiques se fermèrent derrière moi. Je décidai de m’installer sur un siège molletonné… qui se désagrégea sous mon poids et me laissa sur le sol. Bon. Si vous avez décidé de me laisser assis sur le sol, qu’il en soit ainsi. Jambes étalées sur la plateforme, je décidai de me laisser aller par le vrombissement de l’engin, berceuse moderne du salarié moyen.
C’était la première fois que je me retrouvai seul dans un endroit pareil.
Maintenant que je le réalise, la scène était assez effrayante : les lumières tamisées, la solitude qui s’emparait de moi et les sièges verdâtres… en réalité, tout semblait avoir été détruit intentionnellement, avec une conscience totale de l’acte qui a été commis. Etrange coïncidence en cette soirée dédiée à l’art… ah. D’accord. Tout devient clair. Je me suis volontairement enfermé dans une œuvre. D’où l’absence totale de population en ces lieux. Bravo. J’aurais dû m’en douter.
« Bienvenue dans la ligne 15. Nous espérons que vous apprécierez votre voyage. »
* * *
La ligne 15 ? Impossible. Le métro parisien s’arrête à la ligne 14, aucun doute là-dessus. Toutefois, malgré ma certitude sans faille concernant cette information, je partis jeter un œil sur le plan miniature collé contre la paroi du métro. Aucune indication. Toutefois, en dépit de mes convictions, le plan du métro en dessous des néons indiquait bien que je me trouvai dans la ligne 15. Point de départ : Bibliothèque François Mitterrand. Point d’arrivée : Somewhere.
Le doute s’installa dans mon esprit. Est-ce qu’une œuvre d’art peut être mobile dans le cadre de la nuit blanche ? Et surtout, peut-elle investir un lieu si fréquenté ? Deux questions qui resteront sûrement sans réponses. La rame continuait d’avancer inlassablement dans un souterrain grisâtre, défilant à toute allure à travers les vitres poisseuses de l’engin. Le sol n’avait pas été nettoyé. J’étais actuellement assis dans le coin le moins sale possible, entouré de surfaces collantes et grouillantes. Les sièges étaient tous plus ou moins dégradés. Déchirés, détruits, délabrés ; les trois D maudits du mobilier.
Le voyage semblait durer des heures. Des jours. Des semaines. Le temps ralentissait au fur et à mesure de l’avancée du chemin. Je n’avais même plus la sensation d’avancer : j’étais en surplace permanant. La panique se mit à emplir mon esprit, sommant mes membres de s’actionner afin de tenter de s’extirper de cet engin de malheur. Mais mon corps en avait décidé autrement, choisissant une torpeur moite, à l’encontre de mes projets. Seuls mes yeux daignaient s’agiter pour scruter la moindre parcelle du véhicule à la recherche de n’importe quelle issue praticable.
Les fenêtres ? Du plexiglas. Impossible de les briser à mains nues. Les portes ? Cadenassées. Le sol ? Je risquais plus de m’arracher une jambe entre une roue et le rail qu’autre chose. La seule option viable était donc le toit. Une trappe était accessible à quelques mètres de là. Ayant maintenant une solution plausible sous mes yeux, je me décidai enfin à me mettre sur mes deux jambes pour sortir d’ici.
J’entrepris d’amonceler des sièges dégradés pour créer une échelle de Jacob de fortune. Certains d’entre eux n’avaient même plus de moquette pour les orner, n’étant qu’une pauvre carcasse de plastique sans utilité. Il est fascinant de voir comme il est facile d’enlever toute son utilité à un objet : enlevez un élément et le pauvre sera hors d’usage et bon pour les ordures. Au final, les êtres humains se comportent également de la sorte entre eux ; tentez d’être ne serait-ce qu’un poil différent et la société vous considérera comme vétuste. Bon pour les ordures.
Une fois mon échafaudage assez haut, je pus finalement ouvrir non sans peine le couvercle qui me maintenait enfermé. Ma peau se déchira légèrement lorsqu’elle se frotta sur la pointe métallique qui dépassait de la trappe. Une fois déposée à l’intérieur du wagon, je m’arrachai de ce dernier pour me mettre sur le toit. L’odeur était nauséabonde, irrespirable. Mélange de déjections animales, de crasse incrustée sur les rails, de vomi et d’un je ne sais quoi à vous retourner l’estomac. La réaction fut immédiate : la bile se mit à se déverser sur les parois du wagon, en train de se désintégrer… hein ?!
Lorsque je m’étais mis à régurgiter mes fluides corporels, je ne m’étais pas rendu compte qu’une des portes pourtant cadenassées venait d’être arrachée par la vitesse du métro, anormalement rapide. Les murs se rapprochaient de plus en plus, ne laissant qu’un minuscule espace suffisant pour laisser la rame avancer de plus en plus vite. La terreur commençait à prendre contrôle de moi. Je ne savais plus quoi faire.
Les parois du train frottaient le mur, provoquant des étincelles qui incendiaient le mobilier intérieur, inflammable. Mes genoux et mes paumes me brûlaient, chauffées par l’incendie qui faisait rage. Mes poumons inhalaient la fumée toxique qui s’échappait de la trappe dont j’ai laissé le couvercle à l’intérieur. Toussant comme si j’étais souffrant d’un cancer, mes yeux ne cessaient de pleurer, faute aux gaz et à l’épouvante qui s’emparait de moi. Mon corps n’a su contrôler ma vessie, inondant et refroidissant ironiquement la fournaise contenue sur le toit.
Puis soudainement, l’accélération.
Vinrent ensuite les lumières.
Et là, le crash.
Avant l’accident fatal, je n’ai pu lire qu’une seule chose sur le mur en face de moi, écrit grossièrement avec une bombe de peinture rouge.
Somewhere…
* * *
L’écran déroule désormais une liste de crédits.
Puis dans le musée retentirent des applaudissements. Des acclamations. « Formidable ! Sensationnel ! Du grand art ! », scandait le public, visiblement ravi d’avoir assisté à la mort d’un être humain sans défense. Le réalisateur, au fond de la salle avec une flûte de champagne à la main, souriait à une femme qui minaudait devant lui, disant qu’elle adorait son travail et qu’elle attendait avec impatience sa prochaine œuvre. L’assistant en herbe du créateur de l’œuvre macabre vint à sa rencontre, déboussolé et décontenancé.
« - Monsieur, je sais qu’il est assez osé de ma part de vous demander cela mais… est-ce que la mort de ce pauvre cobaye sans défense valait-il vraiment les maigres applaudissements de ces soi-disant amateurs d’art ? »
L’interlocuteur le regarda dans les yeux, le perçant avec son regard noisette, sévère et pervers. Il posa son verre sur le socle à côté de lui et s’adressa à son jeune disciple.
« Mon petit, tu te rendras vite compte que les personnes que tu appelles à juste titre des soi-disant amateurs d’art ne sont que des humains pervers, avides de violence et de destruction au service de l’art. Ils aiment justifier leur voyeurisme malsain sous cette raison insensée. As-tu déjà vu un public fasciné par la construction d’une œuvre, quelle qu’elle soit ? Par la croissance d’une fleur ? Non. Tout ce que veut l’audience, c’est de la violence, quelque chose auquel ils ne peuvent pas toucher : la mort. Le chaos. Rien d’autre ne les fait réagir car ils ont déjà tout vu dans ce monde fait d’insanités. Alors ils veulent accéder au paroxysme de ce dernier. »
L’homme remit ses cheveux en place et s’alluma une cigarette avec un briquet en argent incrusté de pierres précieuses, en prit une bouffée pour dessiner une expression de dégoût sur son visage avant de l’écraser sur le tapis posé au sol. Puis il se mit à sourire pour finir par cette phrase :
« Alors si pour la gloire et l’argent il me suffit simplement de prendre une misérable vie humaine sous le nom de l’art, alors oui, cela était nécessaire pour obtenir ces applaudissements, témoignages de mon futur succès avec cette vidéo. »