Le chat sauvage
Moez. L L
Le chat sauvage
Dans la vaste cour de la fameuse prison de la Santé, située sur la rive gauche de la Seine, Kiro, assis sur un vieux banc délabré, condamné à la perpétuité comme la plupart des détenus, contemplait en silence les autres prisonniers qui jouaient au football. Il était peut-être le plus chanceux d’entre eux puisqu’il ne lui restait qu’une semaine pour quitter cet Hadès parisien. Son crime ? Un homicide involontaire. Cause ? Un accident terrible à la sortie de Pontault Combault ; il avait brulé le feu rouge et écrasé avec son camion benne géant une mini-Cooper que conduisait une jeune femme enceinte accompagné de son dogue argentin. Le corps de la dame et de son chien s’étaient entièrement mélangés avec le moteur et le tableau de bord de la voiture. Lorsque les policiers et les ambulanciers arrivèrent sur place, ils virent, au milieu de la carcasse fumante, quelque chose qui ressemblait à la tête d’un loup garou ; de la bouche ensanglantée et défigurée de la femme sortaient en effet deux mâchoires grande ouvertes authentiquement cânines. Des morceaux de peaux et de tripes déchiquetées et partiellement calcinées étaient mélangées de cheveux et de poils. Sur ce qui restait du pare brise était collée le bout tronqué d’un cordon ombilical visqueux qui exsudait une matière violacée. Kiro n’oublierait jamais cette scène horrible. Au tribunal, il avait fait son mea culpa sollicitant le pardon de la famille de la défunte et surtout de son mari exaspéré et jurant devant tout le monde de ne plus mettre ses mains au volant, mais c’était trop tard. Sept ans de prison ferme et une amende de cent mille euros. La maison de compagne qu’il avait héritée de son père et sa voiture ont été confisquées. Sa femme avec laquelle il avait déjà quelques problèmes était venue le voir, deux semaines après sa détention, pour lui dire ouvertement qu’elle le détestait et qu’elle allait poursuivre sa vie avec l’homme qu’elle aimait et avec lequel elle le trompait.
Au début, Kiro se considérait comme l’être le plus affligé et le plus malchanceux du monde, mais après ces sept ans de réclusion pendant lesquelles il avait écouté les drames et les récits les plus bizarres, il avait fini par se convaincre qu’il était le plus heureux des malheureux. Amateur de romans policiers, il avait même décidé d’investir quelques unes de ces histoires dans les trames des polars qu’il écrirait à sa sortie de ce coin infernal.
L’un de ses héros n’était autre que Stéphane Kichovski, le gardien de l’équipe en rouge, un tueur en série qui avait épluché trois vieilles femmes comme on épluchait les pommes de terre. A l’âge de quatre ans, il avait déjà étranglé sa sœur Annie. En fait, c’était la faute de son frère aîné lequel, remarquant à plusieurs reprises la jalousie que manifestait le petit Stéphano à l’égard de leur petite sœur, tentait de le consoler et de sympathiser avec lui en lui affirmant à chaque fois que lorsqu’elle serait grande, leur mère l’étranglerait et la jetterait à la poubelle. Un matin, Stéphane fit le boulot tout seul et avant l’heure. Sa mère, une veuve de quanrante ans avait passé deux mois dans une clinique psychiatrique avant d’encaisser définitivement le choc. Bien qu’elle conservât une certaine affection envers son fils, elle était devenue très nerveuse et n’hésitait pas, surtout lorsqu’elle flairait l’odeur de quelques folies enfantines de sa part, à le menacer par des photos de squelettes et de schémas anatomiques figurant dans un vieux manuel de sciences naturelles. « Fais gaffe Stéphane, si tu sors dehors, je te mettrai dans l’eau bouillante et tu deviendras comme ça ! Tu comprends ? »
Ce genre de scènes transformera le jeune enfant puis l’adolescent en monstre impitoyable. A l’âge de dix ans, il essaya sa première expérience : il jetta son petit chat dans une casserole d’eau bouillante qu’il ferma bien avec un couvercle en verre. Contemplant la réaction furieuse de l’animal terrorisé, il estima que sa mère était une femme méchante qui méritait d’être elle-même ébouillantée. Il écorcha ensuite le chat et l’inhuma dans le jardin de l’immeuble. Après exactement dix ans, passés dans la peur et l’angoisse il exécuta son premier projet criminel : se débarraser de sa mère. Maintenant, il pouvait la vaincre physiquement d’autant plus que celle-ci souffrait depuis longtemps du rhumatisme et d’un ulcère duodénal qui l’avait transformée en squelette vivant. Il profitait un jour de l’absence de son frère pour mettre en pratique son stratagème diabolique. Il restait près de la porte de sa chambre attendant l’arrivée de sa mère. Elle l’appela trois fois lui demandant de descendre immédiatement pour acheter un pain, mais il ne lui répondait pas. Elle monta pour s’assurer s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas sorti de la lucarne de toit et dès qu’elle franchit la dernière marche de l’escalier, celui-ci émergea soudainement de la chambre et la poussa violemment en arrière. Il cria : « Maman ! un rat ! ». Celle-ci perdit son équilibre et dégringola tout l’escalier. Elle passa une semaine dans le coma avant de rendre l’âme.
A l’âge de 19 ans, Stéphane quitta définitivement la maison paternelle. Il arriva en France avec dix autres clandestins russes. Ne maîtrisant pas le français et ne connaissant personne à Paris, il se jeta dans le giron d’une vieille femme malentendante qui s’appelait Julie et qui habitait à Ozoir-La-Ferrière. Elle tomba amoureuse de ce jeune Russe et accepta rapidement de se marier avec lui, malgré les conseils dissuasifs de son avocate. Stéphane passait deux ans tranquillement avec cette sexuagénaire qui lui procurait tout ce qu’il désirait ; il voyait en elle la mère idéale, le double angélique de celle qu’il avait tuée. Toutefois, un événement crucial éveilla le monstre en lui. Il découvrit en effet que sa « femme » n’était qu’une vieille prostituée qui gagnait son argent du proxénétisme. L’image du chat effarouché dans le chaudron surgit soudain dans son imagination. Dès qu’elle ouvrit la porte, il la tira de ses cheveux et lui assigna un coup de poing à la figure. Elle s’évanouit et lorsqu’elle ouvrit ensuite les yeux, elle se rendit compte qu’elle était dans la baignoire. Sa bouche était scotchée, ses mains et ses pieds ligotés. Stéphane lui sourit et ouvrit le robinet d’eau chaude. Elle essaya de hurler mais en vain. Dix minutes passèrent devant ses yeux comme dix ans. L’eau effleure son nez et ses joues. A ce moment, Stéphane dévoila sa surprise. Il poussa de son pied une cage où il y avait cinq gros chats noirs puis il les accula à sauter dans l’eau. Il mit ensuite une plaque de bois sur toute la baignoire et l’alourdit d’une batterie de voiture. Après deux semaines, les policiers l’avaient retrouvée jetée au milieu de la salle de bain avec le dos entièrement écorché.
Le lendemain, Stéphane quitta Paris vers Lyon. En deux jours, il avait réussi à changer complètement de profil. Il avait rasé ses cheveux et sa petite moustache et mis un piercing à l’oreille gauche. Un ami de la maffia russe lui avait préparé de faux papiers et une fausse identité. Il sentit qu’il était né de nouveau.
Sa deuxième victime était aussi une prostituée. Il ligota ses mains et ses pieds et la fourra dans un baril de fer rouillé remplie d’eau bouillante. Il écorcha ensuite son visage déjà défiguré à causes d’innombrables griffures de chats.
La police connaissait le meurtrier mais elle était incapable de l’arrêter. Il était insaisissable comme Fantômas.
Le troisième crime fut commis à Nice. Stéphane ou plutôt Serge aimait les vieilles qui ressemblaient à sa mère. Il les aimait, les désirait mais voulait aussi les tuer. Il en discerna une sur la plage de la ville et décida de la traquer. Il s’assit en face d’elle et commença à la draguer par des regards lascifs. Elle tomba facilement dans le piège. Il l’étrangla chez elle dans la baignoire et griffa son visage par ses propres ongles. Il écorcha aussi les pommes de ses mains.
Stéphane retourna ensuite en Russie. Il était heureux de revoir la maison de son enfance après ces longues années à l’étranger. Il y entra puis monta pour voir l’état de sa chambre. De la poussière partout. Mais rien n’y avait été déplacé. Il y fit un tour après quoi il descendit et pénétra, pour la première fois de sa vie, dans la chambre à coucher de sa mère. Tout était couvert de poussière. Il y avait sur le lit quelques vieux vêtements de sa mère. Par terre, il y avait quelques livres de Tolstoï et de Dostoïevski. Il prit L’Idiot et le parcourut. Au milieu du roman, il tomba sur une enveloppe ouverte dans laquelle il y avait une vieille lettre. Il la lut rapidement et là c’était le choc de sa vie. Un choc terrible et insupportable : c’était en effet une lettre de son père incarcéré dans la prison de Moscou. Son père était donc bel et bien VIVANT tandis que sa mère lui disait toujours qu’il avait péri en Afghanistan.
Il fouilla dans le tiroir du lit et il trouva une seconde lettre dans laquelle son père faisait son mea culpa et avouait qu’il avait massacré le jeune Denis Prokofiev. « Un assassin ! Mon père était un assassin ! C’est une malédiction ou quoi ? Mon Dieu ! pourquoi nous ? Pourquoi mon père ? Pourquoi moi ? »
Un voisin lui apprit que son père avait rendu l’âme quelques jours après sa sortie de la prison et qu’on l’avait enterré près de sa femme.
Il visita les tombes de ses parents. Il vit aussi celle de sa sœur Annie et il se souvint de Fédor ! Il ne lui restait que son frère aîné et il devait le voir avant de se dénoncer à la police. Il apprit de son oncle que celui-ci était en France et qu’il tentait de le rejoindre à Paris ! Le jeu du hasard et du destin !
Stéphane retourna en France : il fut arrêté à l’aéroport, puis jugé et condamné à la perpétuité.
- Hé Kiro ! Tu veux pas jouer avec nous ?
- Non merci Stéphane. Je suis en train de chercher une fin surprenante au roman dans lequel tu joueras le rôle du héros.
- Je préfère mon rôle de gardien mon pote !
- Et le gardien de l’autre équipe, il ne veut pas me raconter son histoire pour imaginer la suite de ma série ?
- Laisse Headcrab tranquille ! sinon il te tuera.
- Je sais. (rire)