Le chausson cassé
flav88
Elle attend. Bientôt ce sera la nuit, alors elle pourra sortir. La nuit, tous les gens ressemblent les uns aux autres, et elle, elle aime se fondre dans cette obscurité rassurante. Elle n’a pas peur, à quoi ça servirait d’avoir peur ? Elle n’a plus rien à perdre de toutes façons, elle n’a personne.
Le soleil a décliné, le voile noir tombe sur la ville enfin. Alors elle se lève, et elle s’habille. Elle farde son visage pour cacher ses larmes, elle rougit sa bouche pour cacher ses boursouflures, elle farde ses yeux pour cacher ses ecchymoses de l’âme. Car elle a mal, mais elle ne sent plus, elle ne ressent plus rien. La douleur, elle vit avec comme une mauvaise maladie dont on ne se débarrasse jamais. Elle l’a toujours suivie, parfois elle a cru s’en débarrasser, mais tantôt pensé tantôt rattrapée par son mal.
Elle ne se sent pas en sécurité dans son petit studio, l’impression qu’elle va mourir étouffée entre ses quatre murs lui serre la gorge de plus en plus souvent. Elle aime la nuit et la liberté qu’elle procure, c’est pourquoi chaque jour elle attend, rideaux et stores fermés, que se couche le jour.
Elle ouvre la porte et se faufile dans l’escalier a pas de loup, ses pas aussi légers que ceux d’une gazelle. Comme quand elle dansait, avant ... Avant que le destin n’en décide autrement et que le malheur ne s’abatte sur elle. On l’aimait, on l’applaudissait, on voulait la voir de près, capter un peu de lumière de ce papillon qui s’envolait et tournait tournait tournait et tournait encore sans jamais s’arrêter. Un nocturne de Chopin s’élevait et elle était transportée, elle s’envolait prête à ne jamais redescendre.
Qui sont-ils ces gens ? se demandait-elle en rasant les murs dans la rue passant sous les fenêtres.
Sont-ils stupidement heureux ou ont-ils finalement fini par comprendre la misère de l’existence, la banalité de cette vie ? Savaient-ils eux, comme elle, que le bonheur n’était qu’une illusion qui reste le temps de vous faire croire qu’il existe vraiment avant de s’en aller vous arrachant coeur et corps au passage?
Peut-être pas.
Les rues de Paris fourmillent, mais elle, elle évite les lampadaires, se faufile comme une ombre d’une ruelle à l’autre. La lumière lui fait peur, l’agresse. La nuit la remplit toute entière de plus en plus. Elle est bien.
Elle pense à toutes ces filles qui au détour d’une ruelle un peu trop sombre se font agresser. Elles ne savent pas. Provocatrices. Libertines. Volages. Mais elle, on ne la suit pas. On la craint, on évite de croiser son regard et on change de trottoir. Elle ne s’en offusque pas, la différence effraye et repousse. Etre différent c’est être un criminel aux yeux de la société, se répétait-elle souvent quand parfois elle maudissait tous ces êtres de ne pas savoir voir au lieu de simplement regarder. Mais ils ne savaient pas. Ils se préoccupaient bien trop de s’appliquer à se fondre dans la masse et à baisser les yeux quand ils croisaient la misère d’un peu trop près.
Il ne faut pas trop leur en demander, se répétait-elle méprisante en marchant d’un pas vif.
Toutes les nuits le même rituel. Elle marchait dans les rues sombres puis la balade le long de la Seine. Elle aimait voir le reflet de la lune sur la longue couleuvre qui coulait dans Paris. Parfois, elle pensait au suicide. C’était quoi en fin de compte le suicide ? Une fin digne ou simplement un acte de lâcheté qui éviter la longue souffrance inutile de la vie? Elle n’avait pas envie de mourir, mais elle ressentait parfois cet élan inexpliqué qui la poussait à se demander et si je sautais ?
Mais elle ne le faisait jamais, ce n’était que des signaux de fantasmes pervers que son cerveau lui envoyait parfois dans ces moments-là. Quand ils la croisent la nuit, les gens s’écartent au plus vite de cette femme assise sur la barrière au-dessus de l’eau, qui parfois parlait à son reflet au dessus de la surface d’encre.
Folle ...
Seule ...
Triste ...
Dérangée...
Les mots pleuvaient, mais ils glissaient sur elle, ne la heurtaient pas. Jamais.
Et puis ils partaient effarés choqués pressés de raconter à leur mari, femme, ami l’histoire de cette femme prostrée immobile au dessus de la seine. Le récit de l’anecdote se terminait toujours de la même façon.
Paris ça devient vraiment une ville dangereuse, ces gens-là devraient être enfermés!
Elle s’en moquait de ça, elle se moquait de tout et de tous.
Sauf lui.
Elle ne l’a pas vu venir mais elle l’avait senti s’approcher. Une espèce de courant électrique l’avait traversée avant même qu’elle ne se retourne. Elle savait qu’il arrivait. Comme sorti de l’ombre il vient à elle d’un pas sûr et vif.
De lui, elle ne distingue rien. Il est grand et tout de noir vêtu. Un spectre de la nuit. Un délicieux frisson d’angoisse lui pince le ventre à faire mal. Il peut venir, elle n’a pas peur de lui qu’est-ce qu’il croit?
Tout à coup, elle se sent soulevée dans les airs et reposée au sol. L’ombre noire la ceinture à faire mal, lui scie les poignets de ses longs doigts fins et l’emprisonne dans l’étau de sa bouche chaude.
Elle brûle de l’intérieur, étouffe d’un feu ardent et plus rien ne compte si ce n’est ce baiser de feu. Cette bouche ardente.
Ils tournent sur un air de Chopin, le nocturne les enivre encore et encore sans jamais s’arrêter, il la prend elle s’en va avide et trois mesures plus tard elle revient à lui. Elle ne peut pas, elle ne peut plus s’échapper elle le sait elle en a accepté les conditions. Elle tournoie au rythme du vent, de l’eau, des feuilles qui se courbent doucement dans la brise nocturne.
Ce soir, au rythme de Chopin qui s’égrène inlassablement, elle pactise avec le diable. Les notes s’envolent douces et tristes et ils tournent et tournent encore de plus en plus vite de plus en plus fort. Ses dents s’égarent sur sa peau, délicieuse morsure. Ils se mêlent s’entrelacent sans fausse note, sans rupture de rythme.
Ce soir Paris leur appartient, la lune d’argent sur la seine, les rues sombres et le noir, tout est à eux. Ils sont les derniers hommes sur terre et ils crient leur peine, chantent leurs douleurs leurs souffrances. Eux, les incompris. Ceux que les autres ne regardent pas, ne tolèrent pas. Eux qui attendent la nuit pour enfin se fondre dans la masse. Eux qui ont brillé autrefois. Deux âmes déchues, deux cadavres égarés qui s’offrent un instant de lumière dans l’encre de l’enfer.