Le Chien dans la brume

Michaël Frasse Mathon

Un village désert. Une rencontre dans la brume.
Depuis longtemps déjà, j'errais sans but, ayant perdu mon chemin ainsi qu'une partie de la mémoire. Je ne savais ni où j'étais, ni ce que je faisais là. Pourtant, je continuais à marcher, par les chemins tortueux, les forêts sombres et dangereuses où mille yeux m'observaient, espérant aboutir quelque part, trouver une issue, une réponse, n'importe laquelle.
Mon parcours me fit passer par des sentiers escarpés où, à plus d'une reprise, je manquai de basculer dans le vide et de m'écraser des dizaines de mètres plus bas. J'aurais pu me jeter et en finir avec tout ceci – j'arrivais d'ailleurs à cours de provisions et d'eau – si une puissante volonté de vivre ne m'avait pousser à continuer. La brume qui avait commencé à se lever ne facilitait pas la tâche. On n'y voyait pas à un mètre devant soi.
Pourtant, grâce à une éclaircie dans le ciel, je finis par apercevoir, à travers le brouillard, ce qui s'apparentait à un village en contrebas. J'en éprouvai une joie indicible ; cette découverte allait marquer une pause dans mon errance. J'allais – du moins je l'espérais – pouvoir me sustenter et me reposer dans un bon lit.
Le village était, lui aussi, envahi par cette brume, d'une consistance étrange, plus opaque que d'ordinaire, et dotée d'une odeur particulière – ce qui m'étonna encore davantage que son aspect puisque la brume, contrairement à la fumée, n'a pas d'odeur.
Arrivé à l'entrée du village, je m'aventurai dans l'allée principale, totalement vide. Je bifurquai alors, explorant les rues parallèles et adjacentes, sans jamais rencontrer personne – comme si nous étions au beau milieu de la nuit et que tout le village était endormi. Pourtant, à la position du soleil, je devinais qu'il n'était pas si tard : à peine la fin de journée. Dans ce cas, où étaient passés les tous les habitants ? Je ne pouvais croire qu'ils restaient tous cloitrés chez eux. Le village paraissait tout simplement inhabité, mais pour quelle raison et depuis combien de temps ? Se pouvait-il que la peste, ou quelque autre maladie infâme, ne soit passée par là, contraignant les villageois à fuir ? Etais-je, moi aussi, exposé au mal qui flottait dans l'air ? Provenait-il de cette brume inhabituelle, au parfum mortuaire et fort déplaisant ?
Ce n'est qu'en aboutissant à la place centrale du village que j'eus un début de réponse. Allongées près d'une fontaine depuis longtemps tarie, j'aperçus deux personnes que je crus d'abord endormies. M'approchant de plus près, je retins un cri. Les deux corps enlacés n'étaient plus que des cadavres putréfiés. Leur odeur de mort me jaillit aux narines et je manquai de vomir – sauf que je n'avais plus rien à rendre depuis plusieurs jours. Plus atroce encore, les deux individus avaient l'air d'être morts en essayant de s'entre-dévorer. Que faisaient ces malheureux ici et où étaient tous les autres ?
La panique commença à m'envahir. J'essayai de alors de me calmer, de recouvrer mes esprits. Je n'avais qu'à quitter ce village au plus vite et reprendre ma route. Peu importe où elle me conduirait. Si le mal empestait vraiment ces lieux, ce serait toujours mieux qu'ici !
Hélas, je me rendis compte qu'il était plus difficile que prévu de retrouver mon chemin, à travers cette purée de pois. Le village n'avait pourtant pas l'air grand. Mais dès que j'essayais une rue, je revenais invariablement au même point : c'est à dire à la place centrale.
J'appelai alors à l'aide, plusieurs fois, dans l'espoir que quelqu'un m'entende – ce qui, je le savais déjà, était peine perdue. Après quelques minutes d'une attente qui me parut interminable, je perçus ce qui ressemblait à des bruits de pas. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine, de soulagement.
Une silhouette commença à se dessiner dans le brouillard. Ma première surprise fut de constater qu'il ne s'agissait pas d'une silhouette humaine, ni même de bipède. En effet, la créature qui s'avançait vers moi en trottinant sur quatre pattes. Un chien émergea alors de la brume, à quelques mètres. Le canidé, une sorte chien-loup, était plus grand que la moyenne de son espèce. Avec son poil noir et hirsute, il ressemblait davantage à gros rat. Seulement, je souffrais tant de solitude que, malgré son aspect repoussant, j'étais prêt à adopter le cabot comme compagnon d'infortune. L'œil hagard de l'animal semblait tenter me faire passer un message, comme un avertissement.
Je tentai une approche lente et précautionneuse. Soudain, la bête montra les crocs. Comme j'étais suffisamment près, je pus constater qu'il lui manquait de gros lambeaux de peau un peu partout, y compris sur la tête, renforçant son apparence cauchemardesque. Comme l'animal grognait, la gueule béante, je reculai d'un pas. Je n'avais rien pour me défendre.
L'unique alternative dont je disposais, si le chien venait à attaquer, était de prendre mes jambes à mon cou. Tel que je le craignais, le chien s'élança vers moi et je détalai, courant à travers les rues, sans savoir où elles me mèneraient, seulement poussé un instinct de survie primaire. A un moment, je tombai par terre, me tordant la cheville mais, malgré la douleur je continuai de courir pour mon salut. Je me sentais comme dans ses rêves où, poursuivi par une menace, on est trop lent pour fuir.
L'animal sur les talons, je débouchai finalement dans un cul-de-sac. Me retournant, je vis le chien s'approcher de moi, la gueule si grande ouverte que je crus qu'il allait pouvoir m'avaler tout entier. Etrangement, le chien semblait avoir encore gagné en taille. Son museau arrivait presque à hauteur de mon buste.
L'animal referma ses crocs sur moi, m'agrippant d'abord le bras pour me flanquer par terre, avant de le lâcher pour s'attaquer à ma jambe, me trainant sur plusieurs mètres sans difficulté, comme s'il s'amusait avec un bâton.
La peur et la douleur que je ressentais en cet instant étaient indescriptibles. Je me pouvais ni me défendre, car l'animal était trop fort, ni m'enfuir, parce que j'étais blessé. Finalement, la bête me laissa un répit. Peut-être était-elle lasse de jouer avec moi ? Quoiqu'il en soit, j'en profitai pour me relever et, avec le peu d'énergie qui me restait, je me levai et tentai de m'éloigner. L'animal fut sur moi en quelques instants, me planquant au sol avec ses pattes avant. Il me retourna alors, comme s'il était doté de bras et planta son regard dans le mien. J'eus l'impression d'y lire une cruauté, une brutalité et une malveillance caractéristiques des hommes, pas des bêtes !
Avant de rendre mon dernier souffle, je me demandai si cette brume, qui envahissait tout, n'était pas responsable du changement de cet animal en une chose affreuse, bien plus malsaine que le vulgaire corniaud qu'il était au départ. Finalement, le chien planta ses crocs dans ma gorge. La dernière chose que je vis, dans le reflet de son globe oculaire, fut l'expression de ma propre terreur.
Je me réveillai soudain dans mon lit, chez moi, en sueur, quelque part entre peur et soulagement. Le soleil commençait à pointer son nez à travers la fenêtre de la chambre. Déterminé à ne plus jamais me rendormir, je m'assis au bord du lit et posai mes pieds par terre. Chose étrange, la plante de mes pieds me faisait mal comme si j'avais marché plusieurs jours sans m'arrêter. J'avais également mal au bras, à la jambe, à la cheville et au cou. M'efforçant de ne pas y prêter attention – mettant cela sur le compte de la persistance des rêves au réveil – je me levai pour contempler le lever du jour à travers ma fenêtre. Ce que j'y vis me glaça d'effroi : de là où, d'ordinaire, on pouvait contempler un magnifique paysage de campagne, on n'apercevait qu'une brume malsaine, s'étendant à perte de vue.

Le 07/07/17
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