Le Chien de Richard
Claude Zsurger
Le chien de Richard.
Comprise entre l’instant qui précède l’aube et la dernière salve que la nuit tire sur la ville, voici l’aurore grise. Elle n’est pas vraiment grise d’ailleurs, tant le bleu indigo qui la cerne est comme un gant qui torcherait un cul. Le contenant sent un peu trop le contenu. Bref, dans cette aube qui pue encore la nuit, nous voyons apparaître une femme. Elle est belle et elle marche d’un pas décidé. Elle semble avoir un peu froid tant son pas se hâte et résonne sous les talons de ses Doc. La sobriété de sa tenue n’est qu’apparente : le grand manteau noir qui virevolte autour d’elle dissimule des merveilles que d’autres yeux que les nôtres ont admirés durant la nuit. Approchons-nous un peu d’elle et suivons-la en travelling. Il y a comme des larmes qui perlent au coin de ses yeux. Peut-être est-ce le froid, mais nous qui savons voir au-delà des apparences nous devinons qu’une émotion la consume. Cette femme souffre. Approchons –nous encore jusqu’à n’avoir plus que ses yeux en gros plan. Qu’ils sont beaux ! Et qu’il doit être doux d’être caressé par ce regard ! Des ombres fugitives y passent cependant, et tandis que la femme marche, nous nous rendons bien compte qu’il n’accommode pas, ce regard-là, sur les objets qui l’entourent. En fait, il semble bien qu’elle avance au radar. Laissons-la nous dépasser afin de la suivre et de voir si son chemin la mène quelque part. Au passage, admirons sa longue chevelure dont l’entretien à lui seul doit lui demander un grand soin. La lumière de ce jour naissant laisse place à suffisamment de rêve pour que nous prêtions à la femme une myriade de destins. Peut-être est-ce une pute qui a fini de vendre son corps pour la nuit, peut-être une maîtresse bafouée à l’idée de devoir céder la couche qu’elle occupait à sa propriétaire légitime… Et si c’était une folle, échappée d’une cellule capitonnée après avoir poignardé deux gardiens avec une fourchette ? Ou pourquoi pas l’épouse d’un ministre qui vient de négocier avec un capitaine d’industrie le rachat des fautes de son mari ? Non, tout cela est bien trop convenu, trop bourgeois. Nous pressentons qu’une saveur plus sulfureuse enrobe la détresse de cette dérive. D’ailleurs, le vent qui vient de se lever nous donne raison en dévoilant un peu plus à chaque enjambée de la femme des bas de soie si lacérés qu’ils ne tressent plus qu’un fourreau arachnéen autour de ses magnifiques cuisses. Notre belle inconnue se dirige vers les quais, à présent. Cela ne fait aucun doute. Cette odeur de saumure âcre et le stupide cri des mouettes : nous nous approchons des remparts. Pour ce que nous savons des lieux, il y a là un magnifique promontoire, très prisé des touristes, dans la journée, et des amoureux le soir. Mais à cette heure matinale, le coin est désert. La femme s’acharne à marcher contre le vent, elle file droit vers les rambardes. Parvenue à la barrière de métal, elle n’a pas le réflexe naturel qu’ont tous ceux qui se rendent en ces lieux : de regarder en bas, où trente mètres en dessous, les vagues se brisent sur des rochers tranchants. Elle reste droite, et il ne faudrait pas grand chose pour que la superbe de sa pose hiératique la fasse se changer en une partie du tout. Elle est comme à sa place. Figure de proue qui paraît guider la ville en cet instant. Restons silencieux et immobiles pour goûter l’immanence de cet instant rare. Après un long moment, et peut-être à cause du froid qui lui a fait serrer les coudes, la femme fouille ses poches et sort d’une d’elle une feuille qu’elle regarde distraitement. Mais le morceau de papier est aussitôt froissé d’une main rageuse tandis qu’elle émet une plainte si déchirante qu’elle pourrait nous glacer le sang. Froissée en boule, la feuille est lancée à terre, tandis que notre inconnue, elle, s’effondre en pleurs sur la rambarde. Son corps est secoué de soubresauts, on pourrait penser qu’elle craque. Mais au bout d’une ou deux minutes, la crise s’estompe. Il y a comme résurgence d’une maîtrise racée, un courant de froide lucidité la traverse et l’habite. Alors la femme agrippe à deux mains la rambarde, l’escalade et elle saute. Concentrons notre attention sur la boule de papier. Qu’est-elle devenue depuis tout à l’heure ? Ah oui, la voilà : elle avait roulé, sans doute sous les assauts d’un vent joueur jusqu’à cette grille d’égout qui fort habilement l’a retenue de chuter dans le regard. Nous pouvons à présent nous en saisir et regarder tout à loisir ce qui a pu s’y tapir de si troublant. C’est vraisemblablement une lettre, et comme elle n’est pas cachetée, nous prendrons la liberté de la lire, il n’y a pas outrage.
Sarah
Le moment est venu de savoir si tous tes sentiments, tous tes regards, tous tes gestes, sont plus que de simples usages frivoles. Cela fait deux mois que nous nous connaissons, et il y a quinze jours lorsque je t’ai dit « je te veux », tu m’as tatoué l’âme en me répondant « tu m’as »… Quand nous nous sommes embrassés, que nous avons pris la fuite, je t’ai demandé si tu étais prête à tout abandonner, mari, enfants. Tu as ri et tu m’as parlé de cette sensation fantastique qui t’arrivait, puisque tu savais avec certitude que nous étions ensembles pour longtemps. Mais moi vois-tu, je ne possède pas tous tes talents, tes intuitions. Je suis un être trop pragmatique, trop terrien. J’ai souffert à maintes reprises de la frivolité des mots, de la trahison des promesses, de la polysémie du langage amoureux où chaque engagement est truffé de chausse-trappes qui dissimulent des sous-entendus, des non-dits, et des doubles sens. Alors, même si c’est au risque de te perdre, et de souffrir les milles morts que m’infligerait le chagrin d’un refus, j’ai besoin d’une preuve.
Si tu acceptes de venir chez moi ce soir et de faire tout ce que je vais te demander, je saurai que tu es celle que tu dis être. Et jamais plus je ne douterai. Je t’en fais le serment.
Tu trouveras ma porte ouverte, à dix-huit heures. Je veux que tu viennes vêtue seulement de lingerie gris perle sous ton grand manteau noir. Tu monteras à ma chambre. Au pied de mon lit est posée une grande fourrure, à même le plancher. Après t’être débarrassé de ton manteau je veux que tu te couches sur la fourrure. Tu verras, près de la tête de l’ours, des menottes sont fixées à un anneau. Tu les mettras. Tu reposeras ta tête au sol et te tiendras cambrée, offerte. Au fait, dans la maison, il y aura aussi mon chien. C’est un doberman. Tu ne dois pas en avoir peur, quoiqu’il fasse, jamais il ne t’attaquera.
Je sais que tu viendras. Je t’aime.
Richard
A présent qu’il nous a été donné de relire ce morceau d’anthologie, peut-être pouvons-nous céder à la tentation de regarder où en est notre héroïne.
Approchons-nous des remparts. Où donc est-elle ? Ah, la voilà, elle est là, nous apercevons ses jambes qui font sensation vues d’ici. Il faut dire qu’elle est vraiment tombée cul par-dessus tête. Ce spectacle va sûrement faire couler beaucoup d’encre. Un vrai scandale bourgeois en perspective. Nous avons mieux à faire que de flairer ces odeurs-là. Une fois de plus, tu avais raison, mon chien, ce n’était pas une femme pour nous. Il est temps de rentrer prendre notre pâtée.