LE CHOIX
Doris Dumabin
> : lors des dialogues indique que le personnage précédent reprend la parole…
Après un an de tractations, d'entretiens préliminaires, de rendez-vous avortés, rythmé entre espoirs et déceptions… il faisait enfin face au Conseil. Un cheminement long et difficile dont il en appréciait d'autant plus le succès. Aujourd'hui, il avait enfin été pris au sérieux. Un an d'attente… sans savoir au début qu'il s'agissait en fait de tests préliminaires. En effet, après avoir appris cette incroyable possibilité totalement par hasard, il avait commencé son enquête avec fièvre… mais ses interrogations n'avaient entrainé que gêne et méfiance. Car sa question passait, aux yeux de certains… pour de la haute trahison.
- Nous acceptons que vous vous présentiez devant nous aujourd'hui, parce que nous estimons que vous possédez la maturité pour prendre cette décision…
- Je ne changerai pas d'avis, trancha t-il.
Un silence lourd de tensions emplit la pièce. Il observa chacun des membres du conseil avec ce regard qu'il était parvenu à aiguiser au fil des années. Ce regard, à la fois sûr de lui, hautain et défiant. Et ils n'appréciaient visiblement pas.
- Toutefois après cet entretien, nous vous laisserons une porte de sortie. Il vous reste encore trois mois. Une semaine de plus ou de moins ne devrait pas changer grand chose à…
- Il n'est pas question que j'attende une semaine de plus. Ne croyez-vous pas que j'ai suffisamment attendu ?
- Un an n'est…
- Je ne parle pas de cette année ! répliqua t-il vivement.
L'enfant était-elle la plus âgée ? Il se posait la question depuis le début. Malgré son expérience, il se laissait encore tromper par ses préjugés d'un autre temps. Pourquoi en effet, le Conseil des membres les plus anciens de leur race seraient-ils vieux ? Ils possédaient, certes, la capacité de se faire vieillir en s'affaiblissant volontairement pendant plusieurs mois, mais qui le souhaitait vraiment ? La régénération cellulaire inhérente à leur espèce passait pour leur plus grand avantage. Qui voudrait qu'il en soit autrement… à part lui ?
- Adam, commença un homme au faciès de trentenaire, je vous conseille de nous écouter. Ce que nous vous dirons ici sera déterminant dans votre choix.
- Mon choix est déjà fait.
Gayle soupira. Lui aussi avait tenté maintes fois de le faire changer d'avis mais aucun de ses arguments n'avaient porté.
- Il faut que vous sachiez qu'il n'y a pas de retour possible. Une fois la transformation effectuée, vous ne pourrez pas changer d'avis.
Il acquiesça aux propos de l'adolescente.
- Je précise les propos d'Alexandra : si vous souhaitiez dans l'avenir une morsure de transmutation, cela vous tuerait.
- Cardème vous parle d'un choix car vous savez que nous pourrions reconnaître aisément l'un des nôtres, même s'il passe de l'autre côté ; mais il se peut que vous ayez des ennemis parmi nous et qu'ils n'attendent que ce moment pour mettre fin à votre existence.
- Mon seul ennemi se trouve ici.
Gayle s'inclina avec fierté devant ces quinze supérieurs hiérarchiques.
- Votre témoin de moralité ? Celui qui nous assure sur sa vie que vous faites le bon choix en vous rendant vulnérable et vous ne vous méfiez pas ?
Adam plongea le regard dans celui de son ami et, sans se parler, ils dévoilèrent dans le même rictus une canine parfaitement aiguisée. Adam se tourna à nouveau vers ses pairs.
- Les plus fervents ennemis font les meilleurs amis. Je ne vous apprends rien ?
Son ironie fit sourire Gayle, car effectivement, ces mêmes êtres réunis en conseil pour statuer ensemble sur l'avenir des leurs, avaient entretenu une guerre de clans durant un millénaire avant de s'associer. L'humour, voilà ce qui lui manquerait le plus en perdant Adam. Il préférait ne pas se demander comment il pourrait passer la prochaine décennie sans lui. Tout cela à cause de cette humaine.
> Je souhaite redevenir mortel. Ma transformation n'a jamais été un souhait.
- Comme la plupart d'entre nous…
- Certes. Cependant, nombreux sont ceux qui adoptent cette existence avec plaisir. Alors que d'autres mettent fin plus ou moins volontairement à leur calvaire. Ceux là ne savent pas qu'ils ont le choix.
Ils plissèrent les yeux, contrariés… mais sans l'ombre d'un remord. Ce choix était gardé secret. Ceux qui le dévoilaient recevaient de sévères sanctions. Personne ne devait parler de cette possibilité. Raison pour laquelle d'ailleurs, il ne déposait cette requête que maintenant.
- La maturité nécessaire pour prendre cette décision reste à notre appréciation. Nombreux sont ceux qui ne se plaisent pas dans leur nouvel état à cause de leur âge à l'époque de la transformation par exemple.
Alexandra semblait en effet bien placée pour parler de cette possibilité. Imaginer passer un millénaire dans la peau d'une enfant de douze ans pouvait donner à n'importe qui l'envie d'en finir. Lui, avait vingt-cinq ans à l'époque. Gayle dix-neuf.
- Le plus difficile pour nous tous, reste le premier centenaire, car nous voyons tout ceux que nous avons connus vieillir et mourir. Au deuxième centenaire, nous acceptons plus volontairement notre sort, et à partir du troisième, nous nous amusons véritablement.
- J'ai quatre cent quatre vingt dix neuf ans et neuf mois, rappela t-il.
Silence.
> Et sans le savoir, j'allais passer l'âge d'accéder à cette chance.
Adam tourna la tête vers Gayle qui dépassait la limite de deux cents ans. Mais lui, adorait sa vie de vampire. Lui seul lui avait permis de voir le bon côté des choses. Adam avait subi sa transformation physiquement, alors que son esprit restait étrangement humain. Il s'attachait continuellement à des mortels et devait, tôt ou tard, éprouver la douleur de leur perte. Au début Gayle avait ressenti une immense animosité ponctuée de rancœur en rencontrant un être de sa race qui se dévoilait à des vivants, qui leur faisait confiance, mettant leur espèce en péril à cause de ses stupides confidences. Au bout de quelques années, il fallait bien expliquer pourquoi il ne vieillissait pas ! Tout vampire qui se respecte sait comment agir dans ces moments là… Adam lui, agissait en humain. Gayle avait détesté.
- Pourquoi voulez-vous redevenir humain ?
Voilà, la question tant redoutée venait d'être posée. Il devait s'empêcher de penser à Laecy. Un de ses contacts lui avait avoué que l'amour restait la plus mauvaise raison de ce choix. Car l'amour ne durait jamais et tous les vampires le savaient… surtout les Anciens.
- Je suis un humain, répondit-il avec assurance.
Gayle acquiesça douloureusement même si personne ne lui demandait son avis.
> Je n'ai jamais été un vampire. Jamais je n'ai ressenti le besoin de la chasse. La nourriture humaine m'a toujours manqué. J'ai détesté l'immortalité… et je hais les vampires.
Gayle croisa les bras de mécontentement. Il savait tout cela, mais l'entendre à nouveau l'énervait au plus haut point. Et à voir la mine des membres du conseil, il n'était pas le seul.
"Très bien" annoncèrent-ils de concert.
Adam et Gayle s'étonnèrent de cette synchronisation mais surtout de la facilité à obtenir cette réponse après un an d'épreuves en tout genre.
- Nous accédons à votre demande car vous répondez à tous les critères d'éligibilité et que nous n'y voyons pas d'objection. Cependant je dois vous mettre en garde. Le processus est atrocement douloureux. Votre corps est endormi depuis bientôt cinq cents ans. Vous allez certainement vieillir de dix ans minimum d'un seul coup…
- Cela ne me fait pas peur.
- Justinien a dit dix ans, mais vous pouvez encaisser jusqu'à trente ans de plus. Seul votre âge de départ et le fait que vous ayez moins de cinq cents ans nous permet d'espérer que cela fonctionne mais rien n'est moins sûr.
- Il peut mourir ? s'exclama Gayle.
Adam posa la main sur l'épaule de son ami. La douceur de son costume impeccable lui rappela de bons souvenirs d'essayage et de chamailleries.
- Tout va bien Gayle. Je prends le risque, le rassura t-il.
- Très bien, si votre choix est fait, veuillez me suivre.
Anita se leva mais son mari lui prit la main pour la retenir.
- Une dernière chose Adam. Il est important que vous sachiez que vous n'aurez plus aucun souvenir de votre existence passée, vous ne vous souviendrez pas de…
- Cela ne me coûtera pas de ne plus me souvenir de vous.
Tous se turent. Gayle recula d'un pas. Voilà. Ce "vous" en parlant des vampires, de leur race. La séparation était consommée. Ce petit pas annonçait la fin de leur amitié si précieuse à ses yeux.
Adam boutonna son veston. Gayle sentait la satisfaction et l'impatience se dégager de son impassibilité. Ressentir sa joie le rendait amer. Il avait mal. Il se sentait dépossédé. Seul. Adam avait donné un sens à sa triste existence. Oui, il devait se l'avouer. Être un vampire n'avait pas que des avantages. La solitude. Le désœuvrement. L'ennui. Autant de fléaux qui rongeaient l'existence d'un immortel. Mais après plus de trois cent ans d'amitié avec Adam, il ne connaissait plus ces sentiments. Il baissa la tête se résignant malgré lui. Adam fit un pas en avant mais se retourna vivement. Il entoura son ami de ses bras et le serra fortement contre lui. Sans un mot il le remerciait pour tout. Pour la découverte du monde, ainsi que tous les pays dans lesquels ils avaient vécus. Pour son soutien lors de ses périodes de mal-être et de doute. Pour la découverte du plaisir de mille façons lors de nuits mémorables. Mais surtout pour le jeu, les paris quotidiens : celui qui arriverait à voler la plus grosse somme à la banque sans se faire prendre, celui qui aurait la femme désignée le plus vite, celui qui conduisait mieux, celui dont l'entreprise ferait le plus de bénéfices… Ce jour marquait la fin de tout cela.
- Je t'aime Adam, tu vas me manquer.
- À moi aussi. À moi aussi, mon ami.
Anita, avait relevé sa manche droite, entaillé son poignet et laissé couler son sang dans une coupe en cristal dorée à l'or fin. Elle avait attendu que la plaie cicatrise complètement et se referme d'elle-même. Puis elle avait versé dans ce verre de son propre sang, un mystérieux liquide transparent.
- Si j'avais su qu'il fallait que je boive une coupe de mon propre sang je l'aurais fait depuis longtemps.
Elle avait croisé les bras et avait rétorqué avec hauteur que son arrogance marquerait sa perte.
- Ton sang est essentiel dans la composition du mélange. Ce poison a été confectionné par des hommes pour tuer des vampires. Il détruit en quelque sorte tout ce qui fait ce que nous sommes. Pris seul, nous mourrons en quelques secondes… mais associé à notre sang, une bataille s'effectue. Les cellules "vampires" meurent et seul subsiste notre humanité. Toi, Adam Alister le vampire, décide de mourir, espérons que ton toi humain fasse le choix de survivre à ses souffrances et de rester en vie. Ensuite, nous te conduirons dans ton appartement et à toi de continuer ta vie d'humain comme tu le souhaites.
Il avait bu d'une traite… et la douleur avait commencé. Insupportable. Atroce. Intolérable. Dans ses brusques moments de lucidité, Gayle lui insufflait du courage en lui rappelant pourquoi il subissait tout cela. Il lui assurait à chaque fois, que ce serait bientôt fini. Puis trou noir.
Gayle marchait les mains dans les poches de son manteau, la tête baissée. Adam avait peur. Il marchait vite en jetant de nombreux coups d'œil derrière lui. Adam avait peur de lui. Très drôle comme situation. Mais après un an d'ennui, plus rien ne l'amusait. Il n'arrivait pas à s'ôter de la tête qu'Adam s'était fait avoir. Il pensait oublier les vampires et vivre une agréable vie d'humain avec sa Laecy… mais rien ne s'était passé comme prévu. Les Anciens avaient prévenu qu'il allait oublier :
"Vous n'aurez plus aucun souvenir de votre existence passée…"
…Mais Adam n'avait pas écouté jusqu'au bout… et en effet, il avait tout oublié. Il avait oublié Laecy, et même si elle avait fini par le persuader qu'ils s'aimaient avant sa "nuit de maladie"… le doute d'une supercherie avait subsisté dans leur relation. Comme il était riche, il pensait que cette jolie et jeune artiste bohème en voulait à son argent. Rien de mieux pour envenimer une histoire d'amour. Et puis, il avait aussi oublié son expérience passée et après de trop nombreux investissements hasardeux, son entreprise venait de faire faillite. Il avait tout perdu. Il n'avait maintenant plus de femme, plus de travail et plus d'argent. Et comble de cette situation, il paraissait cinquante cinq ans. En quelques semaines, il avait vieilli de trente ans. Ses cellules accusaient le coup de quatre cent ans d'excès. Raison de plus pour que ses quelques amis, qui le soupçonnaient maintenant d'ingérer des substances illicites, s'éloignent de lui. Gayle se sentait très amer. Il regrettait. Il aurait dû l'en empêcher, l'enfermer dans un cachot durant deux ans. Dépasser la date limite. Le sauver.
Adam entra vivement dans son appartement, verrouilla la porte à double tour et se servit un verre. Un verre qui se brisa sur le sol en des milliers d'éclats lorsqu'il vit cette forme sombre léviter de la fenêtre jusqu'à lui. Une sueur froide perla sur son front. Il crispa les doigts sur les accoudoirs de son fauteuil.
- Adam, soupira Gayle.
- Qui êtes-vous ?
Même s'il savait que son ami ne se souvenait de rien, Gayle ressentit une incontrôlable déception en constatant qu'il l'avait oublié, lui aussi.
> Que voulez-vous de moi ?
Sans répondre, il ôta son luxueux manteau, marcha dans la pièce maintenant vide. Pièce qu'ils avaient pris tant de plaisir à meubler de somptueux objets. Qui était-il vraiment ? Bonne question. Que voulait-il vraiment ? Meilleure question. En tout cas, sa décision était prise. Il allait faire exactement comme Adam lorsqu'il était vampire. Il allait enfreindre les règles en parlant à un humain. Par pur égoïsme.
- Je suis venu te rappeler ton choix.
"Une histoire qui m'a empêché de faire la sieste…"