Le chrono

nat28

Projet Bradbury - Semaine 32

            Courir, tout le monde sait faire. Il suffit de mettre un pied devant l'autre, en accentuant le déséquilibre et la cadence de la marche… Difficile de faire plus facile. Je coure depuis que je me tiens debout, mon père a même un film de moi, je n'ai pas 2 ans, et je galope déjà sur la pelouse du jardin familial. Je tombe, je me relève, je repars, je retombe… et je rigole. C'est cool de courir, quand on est un enfant. On court pour jouer, on court pour retrouver les bras rassurants de ses parents, ou on court pour les agacer quand on ne veut pas leur obéir, on court pour rien, juste pour le plaisir d'aller vite et de sentir le souffle du vent sur son visage… Et puis on va à l'école, où on n'a pas le droit de courir dans les couloirs, où les jeux deviennent du sport, où courir prend un sens : dépasser son adversaire, améliorer son endurance, aller le plus vite possible… La course est encadrée et chronométrée, elle perd toute spontanéité et elle devient… moins drôle.

 

            Surtout quand un prof d'EPS détecte une « capacité ».

 

            J'avais 12 ans, je crois, j'étais au collège, et, tout d'un coup, les cours de sport ont pris une autre dimension. Je n'étais plus une élève perdue dans la masse, habillée d'un jogging informe, coiffée d'une queue de cheval basse, et affichant un air maussade dès que le foot était au programme. J'étais « la fille qui court plus vite que tout le monde ». Mes chronos étaient meilleurs que toutes les normes définies par l'Education Nationale et je dépassais même les garçons sur la piste d'athlétisme. Une vraie graine de championne, d'après la rumeur. Rapidement, j'avais été enrôlée à l'UNSS et j'avais ramené une pelletée de médailles. Je faisais péter les chronos dans toutes les compétitions, et j'avais même terminé à la première place du championnat de France quand j'étais en Troisième. Ma photo apparaissait dans les journaux : j'avais toujours la même tête. Hirsute après la course, les joues rouges et des mèches en bataille collées sur mon front plein de sueur. Ma mère a gardé précieusement tous les articles de presse qui parlaient de moi à cette époque, du cross du collège aux compétitions nationales, bien que je me trouve horriblement laide sur tous les clichés. Mais quelle adolescente se trouve jolie, après tout ? Et au moins, j'avais l'excuse de l'effort pour expliquer ma drôle de trombine…

 

            Forcément, j'ai été repérée.

 

            Dans mes souvenirs, les tests se mélangent un peu. Départementaux, régionaux, nationaux… Ce dont je me souviens, ce sont surtout les longs trajets en voiture vers les centres d'entraînement, les sandwichs à l'œuf dur que nous mangions en famille sur une aire d'autoroute anonyme, et les sélectionneurs en survêtement, le chronomètre à la main, qui scrutaient ma façon de courir en prenant des notes sur des blocs de papier fixés sur des planches en bois avec un stylo à bille. Je m'étonnais qu'on n'ait rien inventé de plus moderne, puis je m'étonnais de mon étonnement. Quelle drôle de question ! Ce n'était pas la manière de m'évaluer qui comptait, mais le résultat de cette évaluation. Les premières fois, je courais n'importe comment, j'étais trop stressée, et mes performances étaient bien en deçà de ce qui était attendu. Je voyais bien l'air dubitatif des évaluateurs qui se demandaient si on ne s'était pas moqués d'eux en leur promettant un petit prodige du 100 mètres d'à peine 15 ans… Et puis un jour, sans que je ne sache pourquoi, je m'étais élancée sur la piste sans arrière pensée, sans essayer de prouver quoi que ce soit, et j'avais enfin montré l'étendue de mon talent à la course.

 

            Un mois plus tard, je commençais l'entraînement.

 

            Là, ça devenait sérieux… Il ne s'agissait plus de décrocher une bonne note, d'épater les copines ou de rendre ma mère fière de moi en ramenant une coupe en plastique. Trois entraînements par semaine, une hygiène de vie irréprochable, et des compétitions tous les deux mois. Voilà ce qu'était devenue ma vie, et je ne parle même pas du lycée… Mes devoirs et la préparation d'un Bac scientifique occupaient le peu de temps libre qui me restait. Car, malgré mon talent pour la course, je ne pouvais pas tout miser sur une carrière sportive. La concurrence est rude, l'heure de la « retraite » sonne tôt et un accident est si vite arrivé… Je devais penser à améliorer mon chrono tout en réfléchissant à mon avenir. Pas évident, surtout que la pratique intensive de la course me coupait un peu de mes copines de classe et des préoccupations classiques des filles de mon âge. Essayer la cigarette ou boire une bière en soirée ? Impensable ! Je ne devais en rien « polluer » mon organisme. Avoir un petit copain ? Peu de garçons de 17 ans acceptent facilement de sortir avec une fille plus musclée et plus rapide qu'eux… Et puis je n'avais jamais de temps pour moi ! Je rêvais bien, de temps en temps, à un Prince Charmant qui m'aurait rattrapé sur la piste d'athlé, mais les autres Juniors étaient comme moi, obnubilés par leur discipline, que ce soit la course ou le lancer de poids…

 

            J'ai eu quelques aventures, les week-ends de compétition, quand mes parents n'étaient pas là pour me surveiller et quand un gymnase était mal fermé.

 

            Ca a continué comme ça pendant plusieurs années, la routine, presque, entraînement, compétition, entraînement… Et puis un jour, mon entraîneur a prononcé les mots magiques : « Jeux Olympiques ». J'avais eu de très bons résultats aux championnats du Monde et sur plusieurs rencontres européennes, mes chronos étaient excellents, et il estimait que j'étais prête. La Fédération était d'accord avec lui. Moi, je ne savais pas trop quoi en penser. Les Jeux, je les regardais à la télé quand j'étais petite, jamais je n'aurais imaginé participer… Tous mes amis me félicitaient, les athlètes que je côtoyais me disaient que c'était une chance à ne pas laisser passer, tous se réjouissaient pour moi, alors que moi… J'avais la tête vide, je ressentais une obligation d'être heureuse qui m'empêchait de l'être. C'était… nouveau et familier à la fois. Il me suffirait de courir plus vite que les autres concurrentes, comme d'habitude, alors pourquoi ce sentiment d'être anesthésiée ? J'ai accepté, plus pour faire plaisir à tout le monde que par envie personnelle, et j'ai redoublé d'efforts pour être prête. Je n'avais pas le droit d'échouer.

 

            Et les Jeux sont arrivés.           

 

            Ce n'était pas la première fois que je voyageais, que je changeais de climat, de piste d'entraînement, ou tout simplement de lit. Ma chambre ressemblait à toutes les chambres d'hôtel dans lesquelles j'avais déjà dormi, le buffet du petit-déjeuner, pareil… L'ambiance générale était peut-être légèrement différente, mais j'inventais sûrement une sorte de camaraderie entre athlètes pour coller aux valeurs de l'Olympisme… L'esprit de compétition était bien là. Je passais les qualifications sans trop de problème et sans trop de surprise, j'étais la jeune prodige que tout le pays soutenait. Premier Jeux à 19 ans, ce n'était pas si courant. Je faisais mes temps habituels, tout en sachant que pour décrocher la médaille d'or, il me faudrait impressionner le chronomètre… La concurrence était rude et personne n'était là pour plaisanter.

 

            Quart de finale, tranquille, demi-finale, plus difficile.

 

            La finale, enfin. J'avais mal dormi, j'avais fait le moins bon temps en demi et je me retrouvais à courir avec 7 autres athlètes qui la voulaient toutes, la première place. J'avais mal partout, plus à cause du stress que des courbatures, et je multipliais les passages entre les mains du kiné sous l'œil inquiet de mon entraîneur et de mon père, qui avait fait le déplacement avec la délégation. Maman était restée à la maison, elle avait trop peur de l'avion. Le professionnel me poussait à m'échauffer et à m'étirer, tandis que le paternel répétait des phrases rassurantes. Je ne savais pas si je devais les remercier de leur sollicitude ou les envoyer balader pour avoir un peu de calme avant la course. Je devais retenir une pulsion horrible qui me hurlait dans le crâne d'arracher le chronomètre qui pendait au cou de mon entraîneur pour l'écraser sur le sol à coup de talon et en finir avec tout ça. Mais qu'est-ce que ça aurait changé ? Et j'aurais pu me blesser.

 

            Chambre d'appel, attente, interminable, personne ne parle, et l'entrée dans le stade, enfin.

 

            100 000 personnes qui acclament des athlètes, ça en fait un de ces bruits… C'est franchement effrayant. Je sautille un peu sur place, je me suis un peu refroidie, je me place dans les starting blocks, je vérifie mes marques, et j'attends, encore. J'essaye de me vider la tête, j'essaye de chasser les pensées qui susurrent que la poignée de secondes à venir va sublimer ou gâcher les milliers d'heures passées à m'entraîner et à améliorer ma course. Je garde la tête baissée vers la piste, je ferme les yeux et je visualise les 100 mètres que je m'apprête à parcourir. Le plus vite possible. Je me mets en position, le coup de feu claque dans l'air… Et je cours, j'y mets toutes mes forces, je n'entends plus la foule, je ne vois plus mes adversaires, une seule chose m'obsède : passer la ligne d'arrivée, le plus vite possible. Ce court instant s'étend indéfiniment, il me semble qu'il dure plus longtemps que toutes ses années d'apprentissage, et je comprends enfin cette histoire que nous racontait mon institutrice en CM2, cette histoire de tortue qui n'attendra jamais un mur car elle fait sans cesse la moitié du trajet restant jusqu'à l'empilement de briques… Hors d'haleine, je la passe quand même cette maudite ligne, je ralentis et je me retourne pour connaître le verdict du chronomètre électronique.

 

            J'ai gagné.

 

            Une joie enfantine s'empare de moi. Je cours vers mon père qui me prend dans ses bras, je cours vers mon entraîneur, qui me tend un drapeau dans lequel je m'enroule maladroitement, je cours dans tous les sens, je cours vers mes concurrentes qui me félicitent avec de grands sourires presque pas déçus, je cours vers les spectateurs, je cours vers les journalistes… Et je m'en fiche si une nouvelle photo de moi, décoiffée et en sueur, rejoint la collection de ma mère. J'ai gagné ! Je ne fais même pas attention à mon chrono, qui pourtant affiche « World Record », car je peux courir comme quand j'avais 2 ans, en traversant les lignes et en sautillant, juste parce que je suis heureuse et libre.

 

            Car il n'y a que comme ça que ça faut le coup, de courir.    

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