Le Clou du Spectacle
sylvenn
Le tonnerre d'applaudissements avait fait s'éteindre tous les projecteurs de la salle. Il se tenait là, face à cet océan d'éloges, pourtant son esprit était ailleurs. Ce dernier profitait de ces quelques secondes de répit pour s'évader loin, très loin, auprès de l'élue de son cœur. Elle l'avait arraché à ses entrailles, nourri et aimé passionnément durant tant d'années avant de s'échapper avec, sans jamais le lui rendre. Sans jamais revenir.
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Son corps crispé, raidi devant l'ovation du public n'était, l'espace d'un instant, qu'une coquille vide. Son âme était avec elle. Elle était occupée à revivre les beaux jours. Ce baiser sous un pont de Paris qui, il en était certain, avait transformé la pluie battante en neige. Ce florilège d'Amour de quinze heures dans un lit à peine assez étroit pour ne faire exister qu'eux, dans ce taudis de neuf mètres carrés devenu un doux cocon qui les protégeait de l'Enfer de Nanterre, le temps d'une trop courte éternité. Déjà les parois grisâtres de la ville étaient tagguées d'un message que leurs cœurs auraient mieux fait de retenir à jamais : « Nanterre pas tes rêves ». Mais ces derniers étaient trop occupés à les vivre alors, pour apercevoir la tombe creusée derrière eux dans la terre humide.
Ce livre blanc aux reliures dorées, sur les pages duquel ils avaient collé les photos des merveilles dont ce monde regorge. Ils les découvriraient toutes, ensemble. Le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Pérou… ils s'aimeraient aux quatre coins de la Terre ; sans même prêter attention à l'indifférence qui les cernaient, à cette foule apathique et brisée par la vie qu'elle avait lâchement refusé de vivre. Ensemble, ils se moquaient de la masse informe de ces zombies. Ils se postaient là, en la surplombant avec dédain, et la saluaient à coups de courbettes outrancières.
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Les projecteurs se rallumèrent. La foule sans visage réapparu. Un parterre sombre, frappant des mains à tout rompre. Le spectacle avait apparemment été à leur goût, il avait dû éveiller le souvenir de quelques dépouilles d'émotions au fond de leurs cœurs fossilisés. Plein d'assurance et gavé de fierté, son corps se décrispa, animé par son âme qui lui répétait : « Nous, on est en vie. Faisons-leur quelques courbettes et montrons-leur le sommet de notre crâne, en guise de pieds de nez ! ».
Il s'avança, vivant, face à la mer morte. Comme le voulait la coutume, il tendit la main à sa partenaire. Son âme sœur était là, à ses côtés, au terme de ce succès théâtral. Il put sentir ses doigts effleurer les siens jusqu'à les étreindre amoureusement. Alors il se pencha en avant dans la fausse humilité qui habitait celui qui avait su faire de sa vie une œuvre. Les applaudissements redoublèrent d'intensité, entrecoupés d'éclats de voix et d'enthousiasme qui éclataient dans l'air comme un feu d'artifice :
« BRAVO ! »
« ENCORE !! »
« Magnifique !!! »
…
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Progressivement, le bourdonnement de ce vacarme dithyrambique sembla plus lointain. Ses yeux se fermèrent, et son âme s'échappa à nouveau. C'est dans le passé que ses paupières se rouvrirent,
transformant l'obscurité en ténèbres lorsqu'elles dévoilèrent le lit vide dans lequel il s'endormait chaque nuit que le soleil se couchait, et se réveillait chaque nuit que le soleil se levait. L'oreiller à ses côtés demeurait vierge de toute pression, silencieux. Comme lui. Plus de chaleur. Plus d'amour. Plus personne. Plus rien. Plus d'espoir.
Sa conscience le ramena brusquement au présent dans un soubresaut. Un frémissement glacial parcouru ses veines en une fraction de seconde. Son regard longea son propre bras en remontant jusqu'à la main qu'il tendait. Personne n'était là pour la saisir. Aucun doigt n'était venu le soutenir face à l'immensité de la foule aux sans visages ; si ce n'était le majeur que lui tendait à présent l'existence.
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L'écume des applaudissements remonta à nouveau à ses oreilles. Les « BRAVO, FANTASTIQUE, GRANDIOSE !!! » prenaient à présent un ton goguenard entremêlé de fou rires cruels, dont l'écho dévastateur venait rebondir sur les parois de son cœur, détruisant tout sur son passage.
Soudain les sans visages n'en firent plus qu'un : celui d'un monstre. Le monstre jubilant de la fatalité. Avec un sourire démoniaque, il assena un coup d'une puissance sans égale sur le dos encore courbé du pauvre bougre.
Alors tout s'interrompit. Le public monstrueux et déchainé disparut en un éclair. Le silence et l'inertie retrouvèrent leur place dans le sombre théâtre, dont les projecteurs s'étaient éteints avec ses derniers espoirs.
***
« Lorsque je me réveillai de cette triste comédie, la chambre était toujours vide et muette. Aucune tête angélique n'avait laissé le moindre cheveu, la moindre empreinte sur l'oreiller à ma gauche. Aucune étreinte n'était venue porter secours à mon bras étendu de désespoir. Ne restait, comme chaque nuit de ma nouvelle vie désenchantée, que l'impalpable mais suffocante présence du monstre et de son sourire glaçant.
Encore assommé par le coup impitoyable dont il m'avait terrassé, voilà que je devais me lever à nouveau pour rejouer la même pièce insensée, dont j'étais chaque jour le principal – et unique – acteur. Ma vie. »