Le coeur a ses raisons

fairyclo

Défi Jetez l'Encre n°42 + thème : http://www.wat.tv/audio/ghinzu-birds-in-my-head-1elwi_2jf4j_.html (Le morceau s'appelle Birds in my head, du groupe Ghinzu.) + contrainte : ne parlez pas d'amour.

Lentement et par à-coups, Embry sortait des limbes. Il n'avait peut être pas encore le réflexe, ni la force d'ouvrir les yeux mais il prenait peu à peu conscience de son corps. Et de son cœur en premier. Jamais il n'avait imaginé qu'il pouvait être aussi bruyant et imposant. Il n'entendait que lui. De plus en plus fort. Il bourdonnait dans ses oreilles comme des tirs d'obus sur Utah Beach. Il avait l'étrange sensation qu'il avait doublé, voire triplé de volume dans sa poitrine. Chaque battement était semblable à une explosion, comprimant ses poumons, resserrant son œsophage, luttant férocement là, à l'intérieur. Il bousculait tout dans sa cage thoracique. Il envoyait le sang par litre dans ses veines qui gonflaient et tremblaient dans tout son corps. Les rôles étaient inversés. C'était son cœur qui hurlait à sa conscience de se réveiller, de vivre.

Puis brusquement, comme secoué d'une décharge électrique, Embry ouvrit les yeux, au bord de l'asphyxie.

En une fraction de seconde, tout son corps se réveilla et la douleur le traversa comme la foudre. Ses souvenirs étaient flous et se rappelaient à sa mémoire par images saccadées comme des flashs aveuglants qui duraient une poignée de secondes et se succédaient dans une chronologie aléatoire. Ces souvenirs s'immisçaient tels des murmures macabres dans son esprit : une jungle dense, le contact violent et glacial de l'eau, le chant des oiseaux, les branches qui lui fouettent le visage, un coup de feu, un cri, la chute du haut d'une falaise, un cri encore, la brûlure du sable sur ses plaies et une silhouette à contre jour.

Cette silhouette. Elle était là, massive, humaine et elle était en train de le trainer dans le sable brûlant, sans la moindre précaution. Ce n'était d'ailleurs qu'à cet instant qu'Embry prit conscience des liens qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Il ne dit rien pour ne pas attirer son attention et se laissa chahuter, jouant parfaitement son rôle de cadavre sur plusieurs centaines de mètres, jusqu'à la fraicheur moite d'une caverne creusée dans la falaise où la silhouette s'arrêta avec sa proie.

Embry mit plusieurs secondes à s'habituer à l'obscurité mais il ne parvint pas à distinguer les traits de son ravisseur. Il passa en revue tous les habitants de l'île – peu nombreux – mais aucun ne correspondait à la carrure de l'homme. Pourtant, elle lui semblait familière.
Il ferma aussitôt les yeux quand l'homme passa devant lui. Il sentit ses mains tâter son pouls puis la blessure qu'il avait à la jambe, le forçant à se mordre l'intérieur des joues jusqu'au sang pour s'empêcher d'hurler de douleur. L'homme s'écarta et le grésillement caractéristique d'un talkie Walkie résonna dans la caverne :

« J'ai récupéré le naufragé n°4, il est vivant. » déclara-t-il sobrement.

Cette voix, Embry la connaissait. Mais ce n'était pas sur l'île qu'il l'avait entendue. Son esprit embrumé fit résonner une nouvelle fois les étranges murmures, lui soufflant les souvenirs d'une vie passée qui lui semblait à des années lumières depuis le naufrage du bateau. Une vie qu'il avait commencé à oublier, persuadé qu'il ne la retrouverait jamais. Mais cette voix qui lui nouait l'estomac et lui donnait envie de vomir, il ne pouvait pas l'oublier. Il ne pouvait pas oublier son ennemi d'enfance. Il ne pouvait pas oublier son connard de frère.

Embry ouvrit les yeux et se redressa faisant fi des douleurs. Chad, son frère, tourna la tête dans sa direction. Les yeux dans les yeux, les deux frères luttèrent sans dire le moindre mot. Ils avaient le même regard : noir, destructeur, empli de rancœur.

Embry n'entendait presque plus les battements de son cœur devenus lointains. A présent, c'était sa respiration. Lente, contrôlée et pleine d'amertume, comme le prélude calme d'une tempête annoncée.

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