Le collectionneur

cedricmoire

Nouveau texte tiré de mon futur recueil de nouvelles LES GOUFFRES DE LA TERREUR


Croyez- vous à la réincarnation au travers de la musique?

Et bien moi , je l'ai connu et  cette expérience  m'a fait réfléchir au sujet de l'au- delà.

Cette entité inconnue est comme notre monde : balayée par la souffrance.

* * *

Je me nomme André Gertsh.

Ma vie est vouée à la musique .Chef d'orchestre à l'opéra de Vienne , je me consacre entièrement à ma passion .Je ne peux la nommer autrement. J'aime trop la musique pour lui faire l'affront de  la comparer à un travail ordinaire.

Depuis ma plus tendre enfance , je suis mélomane. J'ai commencé la musique à l'âge de cinq ans .Petit à petit, j'ai appris à la maîtriser et à l'apprivoiser comme un animal fougueux. Je suis monté en grades et de diplômes en diplômes , de médailles d'or en médailles d'or , je suis arrivé à mon plus beau rêve : diriger pour le restant de ma vie un orchestre de chambre.

Je suis quelqu'un de relativement "noble" dans ma passion. Je considère l'orchestre tel un groupe. Je donne les directives mais chacun est libre de les changer a sa guise. Je suis un pion sur l'échiquier mais je ne suis en aucun cas le roi du jeu.

En parallèle à ma passion , je suis collectionneur .Mais pas le collectionneur lambda. Non , moi je collectionne les clavecins.

Cette deuxième passion est un investissement à la fois personnel mais aussi financier.

Je suis moi- même claveciniste et donc voué à mon instrument. Je l'aime tel un ami de longue date. Je possède dans ma collection six clavecins de types et de siècles différents, tant du point de vue harmonisation que du son en lui- même .Ce qui fait le clavecin c'est cette retenue sensible de la note qui semble voler un cours instant sur la gamme mineure ou majeure .Ce qui fait le clavecin c'est cette corde sensible qui , quand elle est pincée constitue ce son si particulier.Ce qui fait le clavecin c'est le jeu par lequel la musique est restituée et comment elle embellit une pièce.

Toute cette digression pour en venir à ma rencontre avec l'au- delà et ce par l'intermédiaire de l'un de mes six clavecins.

* * *

Tout a commencé le 6 août 1997.

Dans un journal , dont je tairais ici le nom , un article annonçait qu'un clavecin ayant appartenu a Jean- Sébastien Bach , de type 17e  siècle et d'harmonisation baroque  , était à vendre. Son prix était à débattre. Le pays de provenance était la France.

J'étais en vacances et ne voulant manquer sous aucun prétexte cette occasion unique d'élargir ma collection , je pris un billet pour Paris ( là où se trouvait le joyau).

À peine arrivé sur le sol de la capitale , je décidais de ne pas m'appesantir sur la beauté des lieux et de chercher l'adresse donnée dans l'article "3 quais de la Seine".

Au bout de plusieurs heures de recherche intensive , je la trouvais enfin .La boutique s'appelait "MELOMANIE". Je décidais d'y entrer.

* * *

La bibliothèque musicale se trouvait à l'entrée. Elle couvrait à elle seule tous les instruments d'orchestre ( vents , cuivres , claviers , bois...). C'était une relique car les livres de partitions étaient très anciens. Je ne m'attardais point et cherchais les instruments anciens. Ils étaient au fond de la boutique.

J'en fis le tour découvrant avec bonheur des pianos forte d'une rare élégance , des claviers de toutes sortes ( piano , synthétiseurs , piano à bras , vibraphone...) et bien entendu des clavecins resplendissant de mille feux  sous les spots aveuglant de la boutique.

Peut- être que celui que je voulais acheter se trouvait parmi eux?

Ayant fini ma tournée , je revins vers l'entrée et sortis de ma poche l'article paru dans le magazine. Je m'approche du vendeur , lui montre l'article et un sourire jovial se dessine sur ses lèvres calleuses.

"Vous êtes intéressé? " me demande- t-il toujours avec le sourire aux lèvres.

"En effet..Pourrais- je le voir?" rétorquais- je impatient de découvrir le trésor.

"Venez avec moi cher monsieur. Il n'est pas ici mais dans l'arrière- boutique. Vous comprenez : trop précieux pour être à disposition de tous les clients. "

Oui , je le comprenais fort bien , mais ce sourire aux lèvres qu'il gardait constamment sans jamais décroître m'angoissait  terriblement. Je ressentais une sorte de mal être en sa présence. Je suivis quand même le vendeur.

* * * 

La pièce où se trouvait le clavecin était relativement sombre. Seule une ampoule de fortune éclairait cet endroit .Le "joyau du 17e " était recouvert d'une bâche écarlate s'accordant parfaitement à l'endroit .

L'homme se tenait derrière moi , les mains dans les poches , et dans cette lumière tamisée il ressemblait à un certain Gaunt , plus machiavélique encore.

Un frisson glissa entre mes omoplates et de nouveau l'angoisse réapparut.

Aucun bruit .Nos respirations mutuelles semblaient être subitement coupées . Enfin , après un laps de temps qui me sembla si long je réussis à lui dire.

"Combien pour cet objet d'art?"

On aurait dit qu'il s'éveillait d'un long sommeil tel un vampire.

"90000 francs , taxes comprises bien sur".

Et de nouveau ce sourire à faire pâlir un mort.

"Soulevez la bâche monsieur. Voyez le ravissement d'un tel objet. .Vous ne trouverez pas mieux ailleurs , je vous l'assure."

Je savais pertinemment qu'en soulevant la bâche rouge , je découvrirais un véritable trésor. C'était comme a Noël, quand on découvre les cadeaux sous le sapins et que la plus grande joie est de découvrir ce qui se cache sous le papier si bien emballé. Je ne fus pas déçu de ce côté- là. Ce cadeau était un véritable don du ciel.

"Bien , je le prends , dis- je à l'homme au sourire figé , mais puis je l'essayer avant ?"

"Tout a fait mon cher monsieur mais je ne sais s'il est accordé..."

"ça ne fait rien .Je veux juste poser mes doigts sur cet instrument fabuleux et me laisser entraîner dans sa musicalité."

"Très bien , alors je vous laisse un instant avec Lui"

Il disparut emmenant son sourire éternel avec lui et me laissa seul avec l'instrument.

* * *

De tous les points de vue , il deviendrait le plus beau de ma collection.

Fait d'un bois de résine de pin mélangé dans ses coins supérieurs et inférieurs par du bois de chêne , il était incroyable de beauté.

Les deux claviers étaient dorés et les touches brillaient tel de l'or .Les cordes pincées étaient en en parfait état et le son , majestueux , lyrique et fantastique , embellissait l'espace de ce lieu confiné malgré son désaccordage minime.

Je l'ai payé avec ma carte de crédit et j'ai appelé un déménageur pour le transporter. Direction  l'aéroport de Paris où un avion de transport m'attendait .Le clavecin chargé , l'avion décolla.

Dans quelques heures je serais en Allemagne.

* * *

Les phénomènes bizarres ( seule description semblable a mes dires) se matérialisèrent trois jours après mon acquisition du fabuleux clavecin Français.

Ils débutèrent un soir a des heures avancées de la nuit .Dormant profondément , je n'entendis rien dans un premier temps puis sortant petit à petit de mon sommeil profond entendant des bribes de son passant tels des oiseaux de mauvaises augures dans ma tête , je compris soudainement. Mon esprit s'éveilla à la réalité , m'avertissant que quelque chose clochait. Mes yeux s'ouvrirent lentement sur le monde et tous mes sens désormais en éveil j'entendis enfin distinctement ce qui avait troublé si fortement mon sommeil.

Une mélopée provenait du salon. Quelqu'un jouait de la musique dans ma propre maison. En pleine nuit ! , dans mon salon! Devenais- je fou?. Je devais en avoir le cœur net même si à cet instant précis mon subconscient m'avertissait d'un quelconque danger. Je pris mon courage à deux mains et je me levais , enfilant  à la va- vite ma chemise de nuit qui traînait au pied du lit. J'allumais la lumière de ma chambre et cherchai dans mon armoire un objet susceptible de faire fuir le rôdeur  .Un indésirable jouant de l'un de mes clavecins en pleine nuit semblait totalement invraisemblable mais bon j'en étais plus là a cet instant T. Trouvant l'objet- un petit maillet ancien de croquet -  je refermais l'armoire et sortais à pas de loup de ma chambrée.

La musique provenant du salon était mélancolique , triste , comme si une âme noire jouait en cet instant une complainte morbide. Étrangement , cette pièce pour clavecin que "l'individu" répétait sans cesse m'était totalement inconnu .Or je connaissais toutes les œuvres de tous les maîtres au clavecin et celle-ci m'était totalement étrangère. Bach , s'il avait assisté à cette étrange représentation en aurait pâli de jalousie. La pièce était jouée en mésotonique Française et "l'individu " savait si savamment faire vibrer les cordes qu'une scène apparaissait. On aurait dit une pièce de théâtre jouée en musique  .La scène interprétée était tragique , triste et lourde de sens . La magnificence de cette musique inconnue emplissait un espace vide. Que se passait_ il donc chez moi?

J'avançais dans la nuit , faisant le moins de bruit possible et je descendis l'escalier principal. La musique devint de plus en plus forte et les accélérations et crescendos  firent vibrer mon cœur. Les cordes sensibles de mon être étaient prêtes à se rompre. On aurait dit que j'avançais au ralenti . Enfin , j'arrivais en bas de mon escalier et jaugeant encore une fois la grande difficulté d'interprétation de la pièce , je repris mon chemin vers la cuisine. Là , je m'arrêtais encore. On aurait dit que quelque chose voulait m'empêcher d'arriver a mon but. Cette musique vous prenait aux tripes , vous ensorcelait et vous incitait a l'écouter inlassablement .Aucun demi- tour n'était possible. Il fallait que j'en aie le cœur net. Malgré tout je ressentais un étrange sentiment. En effet , je ne voulais plus anéantir la musicalité de cette oeuvre par ma présence. Je voulais la laisser tranquille . Mais pourtant ma curiosité fut  la plus forte et là fut mon erreur. 

* * *

Mon erreur fut de continuer mon chemin .

Arrivé à mon salon , j'ai vu ce que jamais je n'aurais dû voir. Le rôdeur n'existait pas  et l'inconnu n'était qu'un loeur de mon esprit . À la place , il y avait une femme en chemise de nuit blanche immaculée , aux cheveux d'argent et la silhouette brillant d'une lumière surnaturelle . C'est elle qui jouait la pièce mélancolique .Et au travers de ces fragments de lumière je vis que des larmes lui coulaient sur son visage blafard. 

Tout a coup , la musique s'arrêta. Elle m'avait vu. Désormais de la peur se lisait dans ses yeux  presque gris. De la peur et de la honte!

À peine eut je le temps de dire à cette apparition de l'au- delà ( à cet instant je compris que j'avais devant moi un esprit) de rester calme et de me dire qui elle était , qu'elle s'enfuit.

À sa place , un souffle de vent glacial et chargé d'électricité me frappa de plein fouet. Le choc fut terrible .Il m'envoya valdinguer telle une poupée désarticulée sur l'armoire ancienne appartenant jadis à mon grand- père . Le fantôme de la dame blanche était en colère. Elle dévastait tout sur son passage  .Une tornade blanche apparut et s'empara de mon fauteuil Louis XVI , de ma bibliothèque , de mon armoiries , faisant voltiger le tout , hachant menu toutes mes possessions et les recrachant en morceaux.

Et moi , j'assistais impuissant à la destruction de ma vie de collectionneur car je ne pouvais me relever. Je voulus bouger mais une effroyable source de douleur se propagea dans tout mon corps. Je m'étais cassé quelque chose a n'en point douter. La mise à mort de mes effets personnels continua puis la colère de la femme fantôme sembla s'estomper. Le calme revint peu à peu.

Je sentis un souffle d'air me passer au travers de mon corps meurtris puis de nouveau la femme apparut. Elle se remit au clavecin , joua de nouveau l'air mélancolique . Elle pleurait.

Moi , je perdis connaissance et le lendemain je fus surpris de retrouver intacte toute ma collection , comme si rien ne s'était passé dans la nuit.

* * *

Cette"expérience" s'est déroulée il y a exactement un mois.

Après cette nuit effroyable , dont mon corps n'en revint pas indemne (  plusieurs cotes de cassées  ) , l'apparition n'est plus revenu. Je ne veux pas dire qu'elle ne reviendra jamais et je vis désormais avec une épée de Damoclès sur la tête mais pour l'instant je dirais qu'elle me laisse tranquille. Je ne comprends toujours pas pourquoi elle s'est montrée à moi et pourquoi trois jours après l'achat du clavecin Français?. Je pense qu'une tragédie s'est déroulé au 17e siècles et que ce clavecin en est soit la cause , soit la conséquence. Là , encore je ne peux rien affirmer. Ce qui est étrange par contre est que je sache désormais jouer la pièce mélancolique sur le clavecin Français et que quand je me mets sur les autres clavecins je ne sais plus du tout l'interpréter.

Si un jour vous aussi connaissez cette expérience , laissez votre curiosité sur le bas- côté et ne combattez pas ce que vous ne connaissez pas.

Et n'oubliez jamais : la souffrance est partout même dans l'au- delà.

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