Le conte de la nuit
Valérie Hervy
Il est un monde qui peut-être n'existe que dans nos rêves, dont les contours se dessinent chaque nuit avec ses formes et ses couleurs. On peut trouver les clés d'un songe, entrer dans son imaginaire et le lire comme un conte jamais très loin d'une vérité.
Un vent glacial souffle autour des bulles. Le soleil reste à jamais un astre noir. Les arbres sans feuilles semblent calcinés et grandissent comme des pantins désarticulés et rachitiques. De rares plantes poussent à leur pied. Les fleurs ont disparu. L'air est si rare. Les humains vivent sous des bulles, « des cloches », comme ils disent. Elles s'éparpillent comme des champignons sur la terre et brillent dans l'obscurité perpétuelle. D'énormes ordinateurs régissent ce nouveau royaume.
Des caméras surveillent les moindres faits et gestes et on doit suivre le programme assigné : école, travail, repos. Chacun communique par écran interposé et vit presque cloîtré sous le dôme de sa maison toujours éclairé. Les télévisions restent perpétuellement allumées et diffusent sans discontinuer leurs flots d'images et de couleurs anesthésiantes. Les machines éclairent sans fin une nuit devenue éternelle. Car le jour a disparu. Le temps poursuit bien sûr sa fuite, mais les heures ne s'égrènent plus avec l'apparition et la disparition du soleil. Le noir domine et les rares lumières n'ont plus rien de naturel.
Julia est encore une enfant. Elle reste souvent seule. Son père travaille beaucoup, au milieu des machines, et la laisse dans sa bulle où personne ne trompe son ennui. Sa mère a disparu sans explication, juste après sa naissance. Elle mange des pilules insipides, joue avec sa console vidéo durant toute la journée et dort sous des néons artificiels, dans une coquille qui la protège du monde extérieur. Elle suit ses cours avec son ordinateur et ne peut voir ses amies qu'avec une webcam. Elle rêve pourtant d'aventures qui éclaireraient son existence si obscure. Elle sait qu'il est sans doute un univers plus beau, plus vivant que la nuit continuelle. Sur les traces de sa mère, elle rêve d'un ailleurs où la vie serait moins étouffante et ennuyeuse.
Départ vers l'inconnu
En un jour indéfini, à une heure imprécise, Julia décide de quitter le monde des ténèbres et de chercher la lumière. Trompant la vigilance des caméras de surveillance, avec sa combinaison et son masque, elle sort avec précaution de sa coquille. Personne ne s'est jamais aventuré trop loin des bulles. Chacun reste calfeutré dans sa solitude, redoutant de quitter son confort, endoctriné par un gouvernement qui interdit toute désobéissance.
Une fois le sas ouvert, elle part d'un pas décidé. Après une heure de marche, l'obscurité reste totale. Elle commence à ressentir la faim et la soif, elle n'a prévu aucune pilule pour se nourrir et sa combinaison commence à être lourde à porter. Le sol devient glissant, ses pas se font hésitants. Le noir l'étouffe et Julia cherche désespérément une porte de sortie, une lumière qui lui indiquerait un chemin. Un moment, fatiguée, elle s'assoit pour pleurer à chaudes larmes. Jamais elle n'aurait dû s'en aller. Elle est trop jeune pour l'aventure et seule, elle ne pourra pas s'en sortir. La jeune fille de la nuit hésite, doute de trouver des réponses à ses questions intérieures. Elle s'est peut-être enfuie précipitamment et risque de regretter son escapade improvisée et dangereuse.
Tout à coup, une petite lumière clignotante virevolte autour de sa silhouette et se pose sur sa main. Elle la regarde de plus près et découvre avec des yeux ébahis un minuscule robot aux yeux phosphorescents. Doucement, il lui murmure : « Je m'appelle Eliot, je suis venu pour t'aider, Julia. Tous les deux, nous allons trouver le royaume du Jour que tu cherches sans le savoir et tu verras, c'est encore plus beau que ce que tu crois. » La jeune fille ravale ses larmes et regarde en souriant ce nouveau compagnon.
Ils partent tous les deux, d'un bon pas. Eliot tourbillonne devant Julia. Son aura lumineuse lui ouvre la route. Elle le suit, confiante et rassurée par ses paroles encourageantes. Son nouvel ami n'arrête pas de parler, de lui décrire le royaume extraordinaire, il lui redonne espoir et foi en l'avenir. Elle n'est plus seule et a trouvé un robot pour la guider dans un nouveau monde mystérieux. Tous ses doutes se sont évanouis, elle ne fera pas machine arrière.
L'aube de la liberté
Bientôt, une calme brume remplace la nuit, puis le jour apparaît. Son regard rencontre pour la première fois des couleurs naturelles et douces. Julia découvre des arbres qui déploient des branches majestueuses couvertes de feuilles vertes, des fleurs multicolores dont les pétales délicats restent soyeux au toucher. Un arc-en-ciel se déploie même entre deux collines devant ses yeux ébahis. Elle glisse sur des tapis d'herbes, comme des pelouses douces et ouatées. Elle peut enfin enlever son masque.
L'air est frais dans sa gorge irritée. Ici, on peut respirer normalement, l'atmosphère n'est pas polluée. Les arbres lui offrent des fruits magnifiques qu'elle mange goulûment. Des animaux curieux courent autour d'elle. Certains s'approchent et se laissent doucement caresser. Elle se sent mieux, comme apaisée. Toute cette nature dont elle ne soupçonnait pas l'existence est accueillante. Émerveillée, Julia poursuit sa route. À chaque enjambée, elle est enchantée de ses nouvelles découvertes.
La nuit a disparu, elle peut enfin vivre dans une lumière où elle voit tout dans les moindres détails. L'éden est enivrant et accueillant. Sa quête est enfin récompensée, elle se sent délivrée et heureuse d'avoir réussi à quitter son existence antérieure. Elle comprend que la vraie vie est ici, le monde d'où elle arrive est trop aseptisé. Le soleil reste une auréole chaude et bienveillante au-dessus de sa tête, ses rayons réchauffent sa peau. Les couleurs ont remplacé l'obscurité.
Eliot l'emmène dans une clairière. Julia découvre des petites maisons accueillantes entourées de jardins bien entretenus. Un peu terrifiée, elle sait aussi qu'elle ne peut continuer à vivre solitaire dans la nature. Elle doit surmonter son appréhension et retrouver les hommes. Alors, elle avance vers le village d'un pas décidé. Les enfants courent à sa rencontre en riant. Bientôt, tous les habitants sont là. Les regards posés sur elle l'intimident. Elle ne sait quoi dire. Un homme se détache de la foule, s'approche et lui serre délicatement la main.
Ses paroles sont douces et rassurantes : « Tu es la bienvenue, je suis le chef de la communauté. Tu peux rester au village autant que tu le veux. Nous sommes des paysans.Nous vivons simplement de la terre, de la nature et du soleil. Ici, tu ne trouveras ni machine, ni télévision, ni ordinateur, ni téléphone. Le monde d'où tu viens est pollué par les modes de communication, les biens de consommation. Les hommes que tu as côtoyés se croient plus forts avec leurs gadgets, alors qu'ils ont annihilé leur pensée, se rendant presque robotisés.
On a oublié les vraies valeurs, les machines ont remplacé les liens entre les gens, alors l'obscurité s'est installée. Pour nous, maintenant, l'essentiel est ailleurs. Nous avons oublié et banni de nos vies ce progrès qui n'en est pas un. Les ouvrages restent notre mémoire collective et tu trouveras ici une bibliothèque pour lire, écrire, apprendre et répondre à toutes les questions qui te semblent indispensables. Si tu restes avec nous, le royaume du Jour deviendra ton monde et tu oublieras la nuit éternelle. »
Une nouvelle vie
Pendant plusieurs jours, Julia s'habitue à sa nouvelle vie. Elle trouve une famille qui l'héberge et l'accueille avec sympathie. Naturellement, elle se fait une place dans la communauté. Elle apprécie de pouvoir se promener sans contrainte à l'air libre. Elle travaille aussi dans les champs, où elle comprend l'importance des plantes et des animaux pour se nourrir.
Avec ses nouveaux amis, la jeune fille joue pendant des heures dans les bois et les prés autour du village. Le soir, elle se couche fatiguée mais heureuse, rassasiée par ses journées passées à l'extérieur. Son corps s'habitue à reconnaître le rythme des saisons. L'hiver, les manteaux de neige recouvrent les terres. Au printemps, les couleurs chatoyantes s'éparpillent dans les champs. Les ombres des arbres apportent l'été une fraîcheur bienveillante. Elle glisse avec délice sur les tapis de feuilles automnales.
Elle oublie peu à peu le royaume de la Nuit. Seul son père lui manque parfois. Elle demande à Eliot, le messager, de lui transmettre un message : « Papa, je t'aime et je reviendrai plus tard. Ne t'inquiète pas, je suis heureuse. » Souvent elle pense à sa mère, espérant la croiser au hasard d'une ruelle. La jeune fille espère qu'elle a trouvé le monde du Jour et qu'elles pourront se revoir, libérées des années d'obscurité.
Chaque matin, elle va avec d'autres enfants dans la bibliothèque découvrir les livres. Le bâtiment est sacré pour les membres de la communauté, qui aiment passer des heures à étudier sur des longues tables en bois. Elle aime l'odeur si particulière, les mots qu'on peut interpréter à sa manière. Ici, on peut se créer les couleurs de son propre univers, vivre avec ses personnages, décider si on le souhaite de changer la fin de l'histoire. L'image n'est jamais formatée ni imposée par un écran interposé, elle n'est que suggérée. Les pages écrites sont plus passionnantes et magiques, car elles permettent de penser. La jeune fille se forge son intelligence et sa liberté.
Julia, l'ombre de la nuit, est devenue un papillon du jour. Les machines, les ordinateurs ne lui manquent pas. Le dernier appareil à la mode, signe du progrès, ne vient que satisfaire un désir éphémère. Elle comprend que là n'est pas l'essentiel, que le monde de la Nuit transforme peut-être les hommes en robots sans qu'ils le sachent, à la recherche de ce dont ils n'ont pas forcément besoin. Le plus important restera toujours la chaleur intense et sincère d'un regard. Elle vit maintenant heureuse au royaume du Jour.
Ainsi s'achève notre histoire. Ce n'est peut-être qu'un conte, me direz-vous, même si nous ne racontons plus guère de contes à notre époque. S'ils restent pourtant dans notre imaginaire collectif, c'est bien qu'ils ouvrent une porte, même légère, sur notre réalité. Certains peuvent aussi penser aux rêves d'une enfant trop lucide au sujet du monde qui nous entoure. D'un souffle doux et aérien, on peut encore la réveiller.
Laissons alors Julia revenir d'elle-même à la réalité.