Le Conte des Deux Couronnes
Alan Zahoui
Dans un passé lointain, fort lointain, un prince se retrouva face à un fléau venu de par delà les mers, une armée de cinq mille hommes à la force de cinq mille bêtes. Seuls les remparts de la ville l'empêchaient de subir le destin du Roi.
Un rayon de soleil perça les nuages gris et auréola le capitaine des barbares. L'étranger brandit un artefact à la lumière, telle une offrande à ses dieux. Le jeune Prince reconnut la couronne de son père. Sa couronne. Le rayon de soleil disparut, tout comme les barbares qui prirent soin d'emporter les dépouilles des vaincus dans la forêt.
Une pluie rougie de sang déferla sur le royaume. En dépit de ses efforts, l'esprit du Prince divagua. Il s'imagina les sévices que pourraient infliger des êtres capables de souiller la pureté de l'eau aux cadavres de ses sujets, au cadavre de son père. Une onde glacée traversa l'échine du Prince. Jamais une telle terreur ne l'avait envahi. Pourtant, ce sentiment lui paraissait familier. Il s'égara dans les tréfonds de sa mémoire et se souvint de la première fois qu'il avait apprivoisé la peur.
Un courant électrique parcourut le corps du Prince. L'onde glacée s'évapora. Le monarque abandonna ses hommes en haut des remparts, rejoignit le nord du royaume à cheval, et s'enfonça dans la noirceur des geôles royales. Le Prince inspira une grande goulée d'air frais puis s'arrêta devant un immense cachot. Il ordonna au gardien d'approcher sa torche des barreaux. Le maître des lieux s'exécuta, le bras parcouru de tremblements. Une voix surgit des ténèbres. Une voix grinçante, aux inflexions mystiques, éraillée par le temps.
Que nous vaut la visite de notre cher Prince ? dit la créature tapie dans l'ombre. Ou devrais-je dire, Roi.
Je viens vous conter une histoire, Doyenne des Enaïris.
Des centaines de ricanements résonnèrent dans le cachot. La flamme de la torche tressauta. Le gardien tomba à la renverse. Une main décharnée recouverte de runes sanguinolentes effleura le métal charbonneux des barreaux. Un visage grisâtre, émacié et squelettique apparut à la lumière.
Rien de mieux qu'une bonne histoire pour oublier la faim, la promiscuité et la mort. Nous serions ravis de vous écouter, mon Roi. Si toutefois vous accédiez à ma requête...
Prononcez-vous.
Nous aimerions que chacune des paroles du Roi irrigue nos esprits, sans barrière entre le conteur et son public.
Le Prince ordonna au gardien de lui ouvrir la geôle. Malgré sa réticence, le maître des clefs obéit et échangea sa torche contre l'épée de son souverain. Le jeune Prince pénétra dans le cachot et marcha au milieu des prisonniers. La Doyenne souffla une légère brise. La flamme du flambeau s'étiola. Les Enaïris se ruèrent sur le Prince. Un bras couvert de runes s'extirpa de l'enchevêtrement de corps.
Le Roi est marqué !
La torche se ralluma. La Doyenne fit signe aux Enaïris d'épargner le Prince.
Parle, Roi des Hommes.
Les prisonniers se placèrent côte à côte pour former dix cercles autour du Prince. Le souverain ensanglanté se trouvait au cœur d'un pentacle d'êtres vivants. Les Enaris s'accroupirent et attendirent que le Prince commence son récit.
Il était une fois, un jeune Prince bien trop téméraire pour les quatre printemps qu'il avait passé sur les terres du royaume. Ses nourrices et les gardes peinaient à canaliser son énergie. Il n'était pas rare de croiser l'héritier du trône près des quartiers des plaisirs, dans les cuisines d'une taverne à la clientèle avinée, dans les plaines environnant la capitale ou même dans la Forêt. Son terrain de jeu s'étendait à toute la comté.
Un jour, le prince tenta de rejoindre son père et les seigneurs du royaume à la chasse. Son infortune l'emmena à se perdre parmi les pins géants. La Forêt si belle et accueillante révéla bientôt toute sa cruauté. Une meute de loups affamés traqua le Prince. Le petit homme tenta d'échapper aux bêtes, mais leur flair infaillible, leurs pattes puissantes rendaient la rencontre inéluctable. Le jeune prince pouvait presque sentir le souffle des bêtes sur ses talons, mais un plus grand péril l'attendait. Dans sa fuite, le petit homme tomba nez à nez avec une créature de cauchemar. Il avait entendu les adultes parler de ces êtres engendrés par les enfers, ces monstres capables de dévoyer les forces de la nature. Ces créatures dont les cadavres calcinés alimentaient les buchers. Le Prince téméraire le savait : sa vie touchait à sa fin. Il s'assit dans la tourbe, les poumons en feu, prêt à accepter la mort dignement, malgré la peur qui le tiraillait. Une simple question restait en suspens : qui des crocs des loups ou la perfidie du démon l'enverraient dans l'autre monde ?
La meute se rapprochait. Le Prince sentit la caresse du démon sur sa joue. Il ouvrit les yeux par curiosité. Une dizaine de feuilles tourbillonnaient autour de lui, et avant que les mâchoires des loups ne se referment sur sa chair, l'enfant et le démon s'étaient volatilisés. Le Prince observa son sauveur pour la première fois. Elle portait les attributs féminins et ses vêtements étaient constitués de racines tressées. Sa peau était grisâtre et ses bras parcourut de runes. Elle était différente des êtres humains, mais n'avait rien de monstrueux. Il trouvait même ses traits harmonieux.
Pendant sept jours et sept nuits, la Nymphe le protégea, le nourrit et lui apprit les rudiments de la survie, et quand elle réussit enfin à la ramener à l'orée de la forêt, elle lui laissa une marque en souvenir, afin qu'il n'oublie jamais le lien qui les unissait.
Le prince a bien grandi depuis. Il s'est promis de sauver le peuple de sa vieille amie, comme elle l'avait sauvé dans sa jeunesse. Il a intenté bien des actions pour préserver les Enaïris du courroux des Hommes. Mais en cet instant, au coeur de ce cachot, il comprend qu'il aurait dû faire bien plus d'efforts encore, et jure d'en faire bien plus à l'avenir.
La Doyenne brisa les cercles et s'approcha du Prince. Sa paume s'illumina. Toutes les blessures du souverain disparurent.
L'avenir ? répéta La Doyenne. Quel avenir? Les barbares décimeront bientôt les habitants du royaume. Humains comme Enaïris. Jamais tu n'honoras ta dette de sang.
Je ne suis pas uniquement venu vous conter les aventures de mon enfance, avoua le prince. Je suis ici pour vous proposer un pacte. Quittez cette prison, unifiez les tribus enaïries et ralliez le champ de bataille aux côtés de mon armée. Nous combattrons ensemble. Nous vaincrons ensemble. Nous mourrons ensemble. Hommes et Enaïris, main dans la main.
Le Prince joignit le geste à la parole. La Doyenne le repoussa.
Vos discours sont bien beaux, et bien naïfs. En cas de victoire, dès le dernier barbare reparti de l'autre côté de la mer, vos sujets rallumeront les buchers et extermineront mon peuple.
Le Prince posa son front contre celui de la Doyenne et entrelaça leurs bras comme le lui avait appris la Nymphe.
Je n'ai pas encore succédé à mon père. L'ennemi a volé ma couronne. Quand je la récupèrerai, je ne serai pas seul à monter sur le trône. Je gouvernerai aux côtés d'un roi ou d'une reine enaïri.
La Doyenne observa les visages las de ses compagnons et ,après quelques hésitations, accepta la proposition du Prince. Les Enaïris quittèrent leur prison. La Doyenne parcourut le Royaume et rallia tout son peuple à sa cause ; le prince convainquit ses sujets qu'une alliance avec les Enaïris était préférable à une mort certaine.
L'union du Sort et du Fer bouta les forces barbares hors de la comté. Le Prince retrouva sa couronne brisée en deux, au pied d'un pin majestueux. Des artisans de chaque peuple utilisèrent ses fragments pour forger deux couronnes.
La fille de la Doyenne et le Prince devenu Roi montèrent sur le trône. Des années de haines et d'incompréhension troublèrent leur règne. Mais à chaque escalade d'un conflit, Hommes et Enaïris se souvenaient qu'ils avaient combattu ensemble, qu'ils étaient morts ensemble et qu'ils avaient vaincu ensemble.
Et un jour, quand le temps aura fait son œuvre, ils vivront ensemble.