Le contrat

Aurélien Degroote

Un contrat doit toujours être honoré. Mais parfois, quelques obstacles imprévus peuvent se dresser devant nous. Kathlynn l'apprendra à ses dépens.

Kathlynn Hammond était une femme moderne parfaitement normale.Celle qui est active. La new-yorkaise dans son écrin de verticalité. D'ailleurs, elle s'était adaptée très rapidement dans cette nouvelle population américaine lui paraissant parfois glaçante quand elle se rappelait la chaleur que les britanniques pouvaient dégager par leur sympathie. Les habitants de la Grosse Pomme ne brillaient sûrement pas pour cela. Ça non. Mais elle appréciait cette nouvelle routine. Surtout depuis qu'elle avait rencontré Hank , un charmant lieutenant du département de police de New York, le NYPD.

Cependant, la vie de Kathlynn était banale seulement en apparence: elle était espionne privée. C'est-à-dire qu'elle effectuait des missions sous forme de contrat venant de personnes ou d'organisations connaissant ses services. Pour que Kathlynn accepte une proposition rien de plus simple: une quantité d'argent qu'elle jugera suffisante selon les risques à prendre.

Cette fois , c'était le puissant Réseau qui l'avait contacté. Une organisation dont l'existence repose sur des rumeurs ou des légendes. Maintenant, Kathlynn pouvait en être certaine: ils existent. Elle savait les négociations compliquées avec ces individus. L'espionne avait tout de même réussi à obtenir dix millions de dollars, cinq en amont et cinq quand le Réseau jugera que le travail est accompli.

Il n'y avait rien de compliqué. Elle avait déjà connu pire comme situation. Simplement devenir assez proche d'un fic de la NYPD pour connaître leurs interventions en avance et ainsi prévenir le Réseau en cas d'empiétement sur leurs affaires.Là était son objectif. “Hank Hammond”, avait dit la voix au téléphone lors des dernières instructions. “Vous le trouverez au bar à cinq cents mètres de son bureau, il a ses petites habitudes”. C'était gagné d'avance. Un contrat facile pour de l'argent facile. Ça l'a changé que de toujours devoir se faire passer pour la femme de quelconque ambassadeur ou d'infiltrer une petite sauterie de criminels en tout genre.


  Quelle terrible erreur que de penser cela. Il est vrai que ce qui était en train de se passer était imprévisible, même pour Kathlynn. Elle s'était attachée à Hank, sincèrement. Dans sa carrière, qui comptait désormais deux décennies, Kathlynn avait pourtant eu l'occasion d'avoir divers amants. Mais Hank avait ce fameux quelque chose. Des couilles plus exactement, accompagné d'un panache extraordinaire.La mission était compromise. Continuer de trahir Hank était impossible. Elle devait le prévenir. Une chose improbable s'était produite. Plus improbable que toute autre chose.

Kathlynn partait tranquillement de son emploi de couverture à la National Bank. Le Réseau était partout. Au moindre changement de comportement, quelqu'un d'assez important pour ordonner de la tuer serait alerté. Il ne fallait surtout pas courir dans tous les sens en implorant de l'aide. Non. Cela elle le savait déjà. Elle s'avança et quitta le bâtiment de verre. Puis elle franchit la porte-tambour et se retrouva à l'extérieur. Seule.

  Le crépuscule commençait à envahir les rues de la ville. Il était 17h55. Hank terminait son service dans trente-cinq minutes. Kathlynn décida de l'appeler pour lui demander de rentrer plus tôt , c'était important. Elle s'arrêta un instant. Que tu peux être stupide, mais qu'est-ce qu'il t'arrive, se dit-elle. Évidemment ! En utilisant son smartphone, si le Réseau surveillait ses appels ce serait un jeu d'enfant pour la tracer. Elle donna un violent coup sur l'écran, et jetta l'appareil dans une poubelle non loin, à proximité d'un banc où se trouvait un lecteur du Times.

Cet homme était âgé d'une quarantaine d'années tout au plus. C'est l'estimation qu'il  était possible de lui donner dans la pénombre naissante. Un chapeau melon d'un style assez ancien, déposé sur le banc, lui servait de compagnon. Sur l'exemplaire du New York Times dont il disposait entre ses mains, figurait en première page le titre suivant " La guerre moderne: celle inconnue de tous". L'homme avait délicatement posé sa lecture sur ses genoux en prenant soin de marquer sa page en la cornant,  puis dévisagea cette femme qui venait de détruire son téléphone. Il faut dire que son geste était vraiment étrange.

  - Je n'aimais pas ce modèle ,je préfère la vieille école, s'empressa t-elle de dire en sortant une antiquité de la poche intérieure de sa veste blanche. Un téléphone à clapet contenant tous ses associés du crime. Mes potentiels clients, comme Kathlynn aime les appeler. Il ne la quittait jamais. L'homme se contenta d'un haussement de sourcils comme réponse, presque imperceptible dans la pénombre environnante qui devenait de plus en plus imposante malgré les lampadaires. Kathlynn se demanda d'ailleurs comment pouvait-il lire avec si peu de clarté.

  Elle demanda poliment si elle pouvait s'asseoir. Il donna son accord en replaçant son couvre chef sur son crâne semblant dégarni, ce qui libéra de l'espace sur le banc. Kathlynn composa le numéro de Hank qu'elle connaissait déjà par coeur. C'est une des premières choses à retenir, peu importe le contrat.

Déjà la troisième sonnerie retentissait. Il n'en restait plus que deux avant que le répondeur ne se déclenche. Quatrième. Il restait un dernier espoir pour Kathlynn de contacter Hank. Elle regarda sa montre: Hank serait, au plus tard, rentré dans vingt minutes. Dans tous les cas, elle pourrait lui parler dans la soirée, mais elle ressentait un besoin oppressant de le prévenir maintenant. À travers le vieux téléphone à touche, la voix du répondeur de Hank grésillait d'une mélodie désagréable. Kathlynn soupira et attendit la détonation du bip sonore pour laisser un message:

-Hank, c'est moi. Kathlynn. Je pense que tu devrais rentrer plus tôt ce soir. On doit parler de quelque chose. À tout à l'heure.

Ces quelques paroles hâtivement énoncées avaient anormalement essoufflé Kathlynn. Une angoisse inexpliquée grandissait en elle. Elle hésita avant d'ajouter d'une voix faible, proche du murmure, presque inaudible :

- Tu es...Nous sommes peut être en danger. Tous les trois.


  Elle se leva brusquement et partit sans même prendre la peine de saluer le lecteur qu'elle avait dérangé. Elle ne voulait pas passer par une rue principale. Les grand espaces ne lui plaisent pas, de manière générale. Avant de s'engouffrer dans une petite ruelle elle prit le temps de regarder en direction de l'homme sur le banc. Il n'était plus là. Ou du moins Kathlynn n'arrivait plus à deviner sa silhouette dans les ténèbres, solidement installés. D'autant plus que, comme l'avait brièvement aperçu Kathlynn précédemment, il était habillé entièrement de noir. Et ce ne sont pas les vieilles ampoules des lampadaires de New York qui auraient pu aider Katlynn à y voir plus clair. Sa vision de loin défaillante était un handicap de plus dans l'obscurité. Quand bien même elle était espionne Kathlynn n'était pas tireur d'élite. Ce sont des professions différentes demandant des compétences différentes. Kathlynn en avait d'autres, elle était réputée pour ses services particuliers.

Le bruit de ses escarpins résonnait dans le couloir que formait la ruelle. Un véritable vacarme ricochant contre les parois latérales des immeubles. Quelque chose attira son attention. Elle crut voir une forme passer derrière elle. Kathlynn ne savait que faire: courir ou attendre. Mais pourquoi une espionne de son rang ressentait-elle une si grande oppression ? Décidément, quelque chose avait réellement changé en elle. Elle décida de s'arrêter pour patienter quelques instants. Dans la ruelle, debout, fixe, seule. Kathlynn retint sa respiration pour mieux entendre quelconque bruit. Une bouteille de bière roula jusqu'à ses talons. Elle se retourna et vit un matou sortir d'un conteneur à ordures dans un miaulement semblant infini tant son écho fut puissant. Soulagée, elle libéra l'air retenu dans ses poumons et reprit sa route, plus sereine. Quelque chose retint Kathlynn. Quelqu'un. La surprise créé par le félin lui avait fait oublier la première raison de son arrêt: l'impression d'avoir vu une ombre se déplacer derrière elle. Cette chose avait confondu ses pas dans les siens. Ce n'était pas terminé.

  La chose avait surgit des ombres comme si elle en était une. Ça retenait physiquement Kathlynn. C'était une personne. Elle distingua ses traits déformés par la rage dans l'obscurité. Une main puissante lui agrippa le cou. À en juger par la poigne de fer, un homme. La pression infligée sur la carotide de Kathlynn empêcha tout espoir de fuite. De toute façon il était déjà trop tard pour fuir ou se débattre. Elle le savait. Sa spécialité n'était surement pas le combat rapproché, surtout cette nuit précisément. Quand bien même elle le pouvait, elle n'en avait étrangement plus la force.

Une bouche s'approcha de l'oreille de Katlynn. Une voix gutturale lui murmura amicalement :

  - Vous nous avez fortement déçu , Kathlynn.

Elle eut le temps d'entendre la phrase et d'apercevoir une chose qu'elle avait vu quelques minutes plus tôt: un chapeau melon L'assaillant accentua franchement la pression sur la carotide. Kathlynn s'écroula dans la seconde.

Je suis quelque peu déçu, se fit remarquer l'homme, c'était presque trop simple. Il vérifia que son trophée respirait encore. Puis, par précaution, sorti un mouchoir imbibé de chloroforme de sa poche droite. Il le maintint une dizaine de secondes sur le visage de la femme. Lorsqu'il releva la tête, une berline noire venait de s'arrêter au bout de la ruelle, en plein phare, face à lui.Il attendit de se remettre de l'éblouissement, souleva le corps endormie de Kathlynn, et l'emporta jusqu'au véhicule. L'homme tapa légèrement sur le coffre de la voiture pour faire comprendre au conducteur de l'ouvrir, puis il disposa soigneusement son butin. Il ouvrit la portière arrière gauche et s'installa confortablement en retirant son chapeau et jettant sa cravate.

  -  Eh bien mon cher Brenton, toujours pile à l'heure à ce que je vois. C'est une qualité que j'apprécie chez vous : la ponctualité ! déclara t-il au chauffeur.

  - Monsieur est d'un air joyeux. Tout s'est-il déroulé à votre convenance ?

  - On ne peut être plus joyeux mon cher Brenton ! Qui aurait pu croire qu'enlever une espionne internationalement reconnue était d'une facilité infantile ? Elle ne s'est même pas débattue, cela en est presque honteux et décevant ! Vous savez ce que cela veut dire mon cher Brenton ? questionna l'homme le sourire aux lèvres.

  - Dites moi Monsieur, lança Brenton.

  - Cela veut dire que c'est un contrat magnifiquement rempli mon cher Brenton ! Il ne reste plus que la livraison et pour cela je compte sur vous.

  - Les moteurs sont encore allumés Monsieur, fit remarquer le chauffeur, nous nous mettrons en route à votre demande.

L'homme marqua une pose avant d'affirmer sur un ton plus solennel:

  - Alors, en route Brenton, elle ne restera pas éternellement endormie, heureusement.

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