Le Corps et la Voix

Claude Zsurger

Le corps et la voix.

On ne pouvait pas faire un pas dans cette ville du sud sans croiser des femmes si belles qu’elles ressemblaient à des icônes vivantes. Mais je percevais derrière le lacis des ruelles obscures, de sombres arcanes à l’œuvre, la cité sous la cité,  où le moindre assassin possédait des clés, pratiquait des rites, et fréquentait des loges qui m’étaient inconnues. Une chance insolente m’avait permis d’apercevoir ma proie en coup de vent, un jour que je lézardais en terrasse. Brune, la trentaine, l’air de savoir d’où vient le vent, elle téléphonait au volant d’une grosse Rover, à un feu rouge. Je l’avais reconnue instantanément au son de sa voix. C’était bien le rire en cascade, les expressions un peu belliqueuses, la gorge dans les exclamations et le timbre si particulier que l’agence m’avait fait entendre dans les enregistrements provenant des répondeurs de ses victimes. Je m’étais entraîné à réagir à ce son. Mais le feu était passé au vert, et malgré les embouteillages qui sclérosaient le flux de la circulation, je n’avais pas eu le temps de régler ma consommation et de courir à ma voiture. A présent, j’hésitais entre la piste de la Rover et celle de la voix. J’optais pour la première, mais le souvenir incomplet de l’immatriculation plongea mon interlocuteur à l’agence dans une diatribe insupportable sur ses problèmes informatiques. Il  en ressortit, après deux heures d’attente, que les choix possibles dépassaient la centaine. Ne tolérant pas l’idée de perdre la piste, j’exigeais illico un mail du listing. Plus tard, à mon hôtel, je fis certaines onctions sur mes pieds à l’aide d’un mélange d’huile bleue et de cendre de caroube. Je déposais ensuite à terre les feuilles que l’imprimante avait craché un peu plus tôt et je les piétinais en dansant le petit rituel de chasse. Bientôt les feuillets ressemblèrent à une bouillie grisâtre. Entonnant la bi-mélopée sans crainte, je ramassais les grumeaux et les mastiquais un peu. Régurgitant le tout sur le rebord de la fenêtre, j’en fis une boulette que je laissais en place. Le soleil accablant se chargerait du reste.

Pour suivre correctement la proie, il faut connaître ses habitudes. Mais la femme que je traquais n’entrait dans aucun modèle. Il me fallait inventer la procédure. Choisissant au centre de la ville un jardin public honteusement à l’abandon, je sortis de ma poche la boulette que le soleil avait séchée. Il ne me restait plus qu’à en confectionner un spliff honorable que j’allumais à l’aide d’un briquet consacré,  et à suivre la fumée. Le nuage, d’abord hésitant, opta bientôt pour une direction précise, et je réglais mon pas sur son allure. Il fila plein sud. Sans le perdre de vue, je sifflotais la marche décatie du faune rouge, celle qui donne aux agents chaman le style inoffensif que l’on sait. Il me fallait impérativement me fondre dans la masse, car quelque chose me disait que la proie vivait certainement en territoire protégé. Au bout d’une demi-heure de marche forcée sous un soleil caniculaire, alors que je commençais à regretter de ne pas avoir pris ma voiture, le nuage de fumée passa à travers les grilles d’une résidence gardée comme une forteresse, et il se dissout. J’observais les alentours : l’allée de pins parasols qui longeait la résidence était parsemée d’avertissements aux importuns. Caméras de surveillance, alarmes, clôtures électrifiées, vigiles, dobermans tueurs, promettaient de sales quarts d’heures à toute personne qui oserait franchir ces grilles. Je descendis l’allée jusqu'à une aire dégagée, un peu à l’abandon, et qui donnait sur une crique. La mer clapotait quelques mètres plus bas. En longeant la côte à la nage, on devait donc en toute logique pouvoir remonter vers la résidence. Je m’avançais jusqu’à l’eau et à l’abri de tous regards, je procédais à une pseudo mutation de l’index, le ramenant à un stade delphinidé propre à transmettre les vibrations dans un rayon de cinq kilomètres. Si c’était bien la Rover de ma proie qui figurait sur la liste que le nuage avait choisi, et si le son de sa voix s’élevait dans le périmètre, il la trahirait. Après quelques minutes, je commençais à ressentir une pulsation noire et vint la voix qui crissa jusque dans mes vertèbres. Elle était bien là, et je devais investir la propriété. J’optais pour la voie des airs. Il me faudrait revenir la nuit, dûment équipé pour le rituel de la chouette.

C’est avec soulagement que je retrouvais l’air climatisé de ma chambre. Je mis à profit les heures qui me séparaient du contrat pour prévenir l’agence de mes progrès et m’étendais ensuite nu sur mon lit afin de réviser les étapes de la transformation. Une fois de plus, je bloquais au varan du Nil. Une série de coups frappés à ma porte me fit rater le retour, et c’est en phacochère que j’allais me dissimuler dans la salle de bain, tandis que j'entendais des mains expertes crocheter ma serrure. Un agent plus expérimenté aurait perçu l’aura de malveillance bien assez tôt pour réagir à temps mais le nuage noir qui fit irruption dans la salle de bain me trouva totalement désarmé, en pleine métamorphose. Je n’eus que le temps de couiner tandis que l’aiguille d’une seringue s’enfonçait dans mon pelage. Et je sombrais.

Au début de ma formation de chaman, j’ai compris à mon grand regret que le processus des métamorphoses a plus à voir avec la digestion qu’avec la transcendance. Je sus donc à mon réveil que  la gueule de bois qui me tombait dessus n’était pas due entièrement à ce qu’on avait pu m’injecter. Malgré l’obscurité qui régnait dans la pièce fraîche où j’étais solidement ligoté, je perçus d’emblée que ma métamorphose avait merdé. Bientôt, je pus discerner le bout de mon groin, et reconnaître le son que faisaient les ongles de mes pattes sur le parquet. Elle m’avait inoculé un méta-bloquant !

Il est temps que j’explique pourquoi l’agence s’intéressait à cette femme au point d’exiger qu’un agent risque sa vie pour l’éliminer. Elle possédait La Voix, celle à laquelle nul ne peut résister, et elle s’était mise à l’utiliser depuis quelques mois à des fins criminelles et mercantiles, bousculant toutes les plates-formes financières, retournant comme des crêpes triades, ayatollahs, scheiks ou maffieux, sans aucun respect des équilibres en place depuis des décennies. Personne ne savait à quoi elle ressemblait, mais on avait pu juger de la formidable puissance hypnotique de son organe à la simple écoute d’enregistrements où ne s’échangeaient que d’anodins propos. En parlant à ses victimes, elle parvenait à faire basculer des empires. A l’instant où elle pénétra dans la pièce, l’inondant de la lumière des néons mais la noyant aussi dans l’obscurité poisseuse de son aura, je sus qu’elle n’allait pas me tuer tout de suite. Dans ses grands yeux sombres se lisait une convoitise tangible. Elle était grande et musclée, sa chevelure détachée paraissait dotée d’une vie propre, ondulant à chaque mouvement comme des tentacules. Posant ses mains sur ses hanches, elle fit un claquement de langue expert, comme un équarrisseur qui jugerait du poids d’un cheval avant d’abattre sa masse. J’abandonnais un instant la contemplation de la femme pour tenter d’évaluer l’ampleur du désastre de ma métamorphose interrompue. J’étais à l’évidence à parts égales un homme et un phacochère…

-         Alors, c’est tout ce que l’agence a trouvé à m’envoyer ? Un putain de cochon ? Dois-je y voir un sens caché ?

-         Vous savez très bien pourquoi je suis dans cet état.

-         Bien sur que je le sais, et je trouve çà plutôt savoureux.

Elle s’approcha sans crainte de moi, connaissant la nature de toutes mes ruses, ainsi que la solidité des liens qui m’entravaient. Une main aux ongles pourpres se mit à caresser le pelage de mes cuisses. Son parfum lourd  m’enveloppait tandis qu’elle se saisissait de mon sexe qui avait, avec la mutation, pris une forme et des proportions porcines.

-         Alors, qu’est-ce que nous avons là … Une bite de chaman en pleine déroute, on pourrait en faire des choses avec ça ! Voyons si pour une fois l’organe entérine la fonction …

D’une main experte, elle me prodigua d’astucieuses caresses, tout en se débarrassant de l’autre d’une courte jupe sous laquelle elle ne portait rien.

Sa nudité à partir de la taille, alliée à son savoir-faire firent que j’étais bientôt dans un état d’excitation extrême. Lorsqu’elle me chevaucha, je vécus comme une apocalypse taboue l’immersion de mon sexe vrillé  dans son con rasé. Pour couronner le tout, elle saisit mes défenses à pleines mains et s’y cramponna tandis qu’elle lâchait La Voix. Je ne me souviens pas de ce qu’elle dit, pas plus que la plupart de ses victimes, j’imagine. J’eus par contre la sensation extraordinaire d’avoir regagné un paradis perdu, un cocon primitif, et tandis que l’extraordinaire Voix tatouait d’obscures directives dans mon inconscient, et que je percevais en dessous ses cuisses qui pressaient les miennes, le pilon de mon sexe dans le sien m’apparut lorsqu’il culmina comme  un algorithme du divin et du placentaire. Elle ressortit de cette saillie plus fraîche qu’un lys martagon.

-         Voilà, mon garçon, c’était pas mal… Encore que je me sois tapé tout le boulot ! Dorénavant, il te faudra mettre la main et la patte, si je puis dire… Et du boulot, tu vas en avoir !

-         Je ne comprends pas …

Elle ramassa sa jupe et s’éloigna en riant. Un peu plus tard, le même jour, une autre femme vint, et elle me viola de semblable manière, puis une autre, et une autre, puis je cessais de les compter. Plus tard, on me détacha et je poursuivis mon travail d’ensemencement sans jamais faillir, laissant le porc en moi faire son œuvre.

Aujourd’hui, je pense que j’ai compris ce qu’elle essaie de faire. Il y a un an que je suis détenu et j’ai commencé à entendre les cris des premiers bébés car la couveuse est située juste à l’étage sous le mien. Ils sont indéniablement moitié humains, moitié porcins. Elle est parvenue à convaincre mes spermatozoïdes de transmettre les caractéristiques de ma stase chamanique à toute une génération de femmes. Ce que j’ignore encore, c’est la raison de cet odieux projet. J’échafaude les scénarios les plus délirants. Et enfin, un soir d’hiver, elle pénètre dans ma cellule, elle porte une petite chose emmaillotée dans ses bras et me la montre.

-         Voilà ta première fille ! Bientôt, il y en aura cent comme elle, et des garçons aussi ! Et puis mille ! Avec ces phacomecs et ces phacofilles, nous allons réécrire le coran. Les musulmans vont nous manger dans la main.

Elle est partie en laissant le bébé. Il a pleuré pendant deux jours. Personne n’est venu depuis. Je sens son pouls qui faiblit. La faim et la soif me travaillent comme jamais. La chair rose et le duvet du bébé sont si appétissants, je sais que je vais craquer.

  • Bon lexique et Original. On glisse un peu dans le burlesque avec un style assez noir je trouve. J'ai du mal à interpréter le dénouement parcontre, sinon c'est vraiment bien.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Camus orig

    laltiste

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