Le coucou gris et la statue de pierre
grabuge
Il était une fois une petite fille dans un petit village de Picardie. Ses parents n’étaient pas du genre tendre, elle connaissait bien le ceinturon de son père et le fouet de sa mère. Elle avait pour habitude de se reposer près d’une grande statue de pierre avec son seau d’eau. Cette statue lui procurait un peu de réconfort, un sentiment de protection.
Seule avec ses pensées, il lui arrivait de temps en temps de s’asseoir en face d’elle et de lui parler mais jamais elle ne recevait de réponse puis elle repartait, son seau à la main, traverser le grand champ de coquelicots pour rentrer chez elle.
Le temps passait, les coups de ceinturon se faisaient de moins en moins fréquents et les seaux d’eau étaient devenus de plus en plus légers. Pendant quatorze ans elle s’arrêta tous les jours devant cette statue, ce bel homme de pierre qui était à certains endroits recouvert de mousse verte et marron. Elle aurait voulu être Pygmalion et avoir ce don de sculpter pareille beauté, mais Aphrodite n’avait pas l’air d’avoir envie de donner vie à son amour de pierre. Elle ne parlait pas à grand monde et sur la place de la statue, beaucoup pensaient que Florine était folle. La seule autre personne à qui elle parlait était le libraire qui lui conseillait toujours des livres excellents. C’est ce même libraire qui lui a appris à lire et à écrire puisque ses parents ne voulaient pas qu’elle aille à l’école. Elle devait travailler dans les champs de blé et reprendre l’affaire familiale.
Puis un matin de printemps, un coucou gris s’était posé sur la statue. La place était vide, le village encore endormi, il n’y avait qu’eux trois. Le coucou prit la parole: « Transperce son coeur d’intelligence, de beauté et de charisme et la pierre se changera en chair. », puis il s’envola. Elle ne savait que dire, elle ne savait que faire, coite devant la statue de pierre. Elle alla voir le libraire.
Le libraire lui donna un livre dont le titre était illisible, avec une reliure en cuir qui avait senti passer le temps. Au début elle ne comprenait pas, beaucoup de mots avaient été effacés, beaucoup de mots étaient incompréhensibles car c’était du français médiéval. Elle essayait de comprendre, de lire le livre encore et encore toujours mais cette fois-ci chez elle, sur son lit, loin de cette statue de pierre qui maintenant l’effrayait à cause du coucou gris. Pendant trois ans, elle garda ce livre et tous les jours elle essayait de déchiffrer le livre avec l’aide d’autres livres de la bibliothèque puisque le libraire ne pouvait plus l’aider. Elle essayait de comprendre ce que le coucou voulait insinuer par « transpercer son coeur d’intelligence, de beauté et de charisme ». Comment transpercer quelqu’un avec des choses aussi subjectives ? Elle aurait voulu que ce soies plus simple, briser sa carapace à coups de marteau et de burin, mais elle ne voulait pas l’abîmer.
À l’aube de son vingt-troisième anniversaire, un oncle vint la voir. Il venait de très loin et elle ne l’avait jamais vue. Il lui offrit une robe rouge écarlate qu’elle essaya avec le plus grand enthousiasme. Elle lui allait comme un gant. Au village, les hommes se regardaient entre eux et rigolaient, elle pensait qu’ils se moquaient d’elle puisqu’elle avait une réputation de folle. En vérité, ils étaient subjugués par sa beauté. Elle prit ses traductions puis se mit sous la statue et commença à relire tout ce qu’elle avait noté.
L’histoire parlait d’une jeune homme, Adriyin, qui, lors d’un bal costumé, avait rencontré une fille, Cat’rine. Il vécu heureux avec elle et elle demanda à la sorcière du village de lancer un sortilège à celui-ci pour qu’il lui reste fidèle, mais Adriyin était toujours trop gentil, toujours trop proche des autres femmes. Il ne se défendait jamais si on le touchait là où elle seule avait accès. La sorcière un jour décida de prendre l’apparence de Cat’rine puis fit tout ce qu’elle voulait à Adriyin, ce qui rendit Cat’rine fille folle de rage. Elle dénonça la sorcière, Eûdocsîe, qui fut brûlée pour sorcellerie sur la place du village. Mais Adriyin était devenu fou, il voyait sans cesse Eûdocsîe dans ses rêves, une vieille femme ridée, qui lui disait qu’il allait bientôt sombrer dans les affres du désespoir. Sa tendre et bien aimée Cat’rine mourut quelques mois plus tard d’une maladie inconnue et Adriyin ne se sentait pas bien. Il sentait ses jambes s’alourdir, sa tête n’avait plus non plus la force de tenir sur ses épaules. Il s’allongea sur son lit et fit un rêve étrange où une fille à la robe rouge écarlate essayait de lui parler, mais lui ne pouvait pas baisser la tête, bloquée par quelque chose, le corps paralysé par une force inconnue. Ainsi se terminait le livre.
Elle comprit qu’il ne fallait pas qu’elle fasse de monologues et que même si il ne répondait pas, il fallait qu’elle lui pose des questions, qu’elle débatte avec lui, qu’elle lui parle de choses qui l’intéressent mais aussi qu’il la découvre. Les gens du village la prenaient tellement pour une folle qu’ils décidèrent de l’enfermer. Plusieurs villageois étaient même d’accord pour la brûler, la considérant comme étant une sorcière. Puis vint un jour où un des gardes voulait assouvir ses envies bestiales sur elle. Il ouvrit la porte du cachot et commença a vouloir lui faire du mal. Elle se défendait comme elle le pouvait. D’un coup de poing bien placé dans le nez, elle fit vaciller le garde puis elle courut jusqu’à la place. « Adriyin ! Adriyin ! Sauve moi ! » criait-elle, mais la statue de pierre ne bougeait pas. Puis le garde vint et commença à la prendre par les cheveux, quand une main s’abattit lourdement sur son crâne. La statue de pierre avait disparu, Adriyin était là devant elle et la fixait de ses grands yeux bleus. Il savait tout d’elle, et il voulait qu’elle soit heureuse. Il s’était promis après toutes ces années d’absence de ne plus courir plusieurs filles à la fois. Ils se dirigèrent vers la maison familiale, Florine prit ses affaires, profitant que ses parents ne soient pas là, puis ils partirent au loin, à travers les bois et le chant des coucous gris.