Le couloir orange

My Martin

Ils vont me tuer. Aidez-moi.

J'ai pris mes marques aux "Jardins de Pomone". Au début, je n'osais pas appeler l'ascenseur pour me rendre à la salle à manger aux heures des repas. Appuyer sur le bouton, attendre, les portes s'ouvrent. Le plus souvent personne. J'y vais ? Je n'y vais pas ?

La glace renvoie mon image, je sursaute, ne me reconnais pas, arrange mes cheveux.

Si je presse le mauvais bouton, l'ascenseur monte. Les portes s'ouvrent. Un palier, un couloir bleu. Un autre monde.

Je maîtrise l'appareil, il m'obéit.

Lorsque l'ascenseur est en mouvement, j'y pense parfois : il monte, il monte, il ne s'arrête pas. La ville s'éloigne, aplatie au sol, l'azur du ciel, les nuages cotonneux, les portes s'ouvrent sur le vide, je suis au sommet d'un plongeoir sans la planche. Le vent souffle par bourrasques, me repousse dans la cabine.



Le matin, je suis douché. Au début j'étais gêné, d'apparaître nu debout devant Odile. Elle me savonne, me rince, me sèche. Je suis habitué. J'éprouve un certain plaisir : Enfant, ma mère me lavait le samedi dans les bains-douches publics.

Des cloisons séparaient les vastes cabines individuelles, elles n'allaient pas jusqu'au toit de la salle qui couvrait l'ensemble. Une étroite cloison délimitait le vestiaire à l'entrée -un tabouret en bois, un caillebotis et un porte-manteau-, près de la porte. On entendait l'eau des douches voisines couler ou non. Moiteur tiède.

Ma mère ôtait ses vêtements du dessus pour ne pas les mouiller et restait en combinaison de nylon rose, ourlée de dentelle, près de la porte verrouillée.

Pour l'agacer, je faisais des percussions en me claquant les fesses du plat de la main -on produit ainsi une remarquable variété de sons, quasi une symphonie-.

A l'approche de l'adolescence, les poils noirs, drus, apparurent aux endroits sensibles, générés par l'impérieuse machinerie interne. Alors je me vis nu, tel Adam chassé du Paradis.



La directrice Éliane Ruffin salue les résidents au cours de la matinée, un mot : le temps, le soleil, la pluie. Éliane Ruffin est très compétente. Épaules carrées, gestes brusques. Il émane d'elle une forte autorité. Elle n'est jamais là où on la croit.

On dit qu'elle renvoie en taxi les résidents qui ont des frais de séjour impayés. Chez eux, dans leur famille, à la gare, ...



Je marche dans le couloir jusqu'au palier. Des sièges et la télévision. Puis je fais demi-tour jusqu'au bout du couloir, la fenêtre donne sur l'unité sécurisée et le parc aux cèdres centenaires. A droite, la porte d'une chambre est entrebâillée. J'aime jeter un œil dans les chambres. Certains résidents ont fait venir des meubles de leur ancien domicile, des tableaux au mur. J'aime la peinture.

D'autres ont un mobilier fonctionnel.

Moi, je n'habite pas ma chambre. Insecte dans la boîte d'un entomologiste. Mon esprit est ailleurs. Je vis dans mon monde. Mon ordinateur, mes encyclopédies, dictionnaires de synonymes, livres sur la grammaire ou l'étymologie. Au mur sont épinglées une photo de Lucas et des cartes postales.

Discrètement je pousse la porte de la chambre. Le lit médicalisé, au-dessus la poignée pendante. Armoire, table et chaises, beau mobilier design, bois précieux. Bouquet de roses rouges, livres, pendule.

Une femme blonde est assise. Une nouvelle résidente, dans mes âges. Bourgeoise, allure soignée. Chemisier, jupe droite, bijoux modernes. Elle se lève, vient vers moi sur le seuil de sa chambre. Elle indique son œil. Elle indique son oreille, doigt sur la bouche. Elle me tend sa main droite, je la serre machinalement, une pression dans la paume. Elle referme la porte.

Décontenancé, je vais vers ma chambre, puis me ravise et continue vers le palier. Éliane Ruffin.

-"M. Morin, tout va bien ?"

J'opine, la télévision est allumée, je viens voir le journal.

Je m'assieds dans un fauteuil, près des fenêtres. Des résidents sont présents, plusieurs dorment.

Une résidente décharnée est quasi allongée dans son fauteuil roulant rouge. Rembourré, un tank ; sur un stand d'autos-tampons, à plein vitesse, elle éjecterait la concurrence et finirait seule victorieuse sur la piste métallique.

Coup d'œil circulaire détaché, personne ne fait attention à moi. Les portes des ascenseurs sont closes. Je déplie le bout de papier dans le creux de ma main. Je baisse la tête.

Écriture fine, hésitante :



Je m'appelle Esther Bergen. Ils vont me tuer. Prévenez mon fils Loïs Bergen. Aidez-moi.



Je replie le message, l'enfonce dans ma poche.



Nous serions surveillés, écoutés en permanence ? Cela me trouble. Je ne m'en suis jamais rendu compte. Alors j'observe autour de moi : des caméras miniatures dans le couloir orange, sur le palier, vers les ascenseurs. Dans ma chambre, tout est connecté, le lit médicalisé, la télévision, les volets roulants, la climatisation. Des capteurs sur la porte-fenêtre, sur la porte de la chambre.

J'ai cherché sur la toile, l'informatique traite aisément les lacs de données et isole les évènements en anomalie.



Soirée, je remonte après dîner. Esther Bergen présente à midi, absente ce soir. Je patiente un long moment, personne dans le couloir, je vais jusqu'à sa chambre, actionne la poignée. Fermé à clé.



Jenny distribue les médicaments -les bonbons, j'allais dire- pour la nuit. De la langue, je les pousse dans la joue -tel le hamster-, bois de l'eau. "Bonne nuit, M. Morin". Jenny partie, je crache les médicaments dans ma main, fais mine de tousser. Pyjama, je m'allonge sur le dos, écoute les bruits diffus de la nuit. Je perds la notion du temps, ma somnolence est emplie de rêves emmêlés.

Chuchotements. Je bondis, entrebâille la porte de ma chambre. Plusieurs personnes au bout du couloir. Éliane Ruffin, Odile, Jenny, autour du brancard pour ambulance. Un corps sous un drap blanc. Le groupe silencieux se met en mouvement. Alors qu'il passe devant ma chambre, je me précipite, arrache le drap.

M. Bouéroux ! Mon voisin de table habituel. Il n'a jamais assez à manger, aime que les crudités forment une pyramide dans son assiette, alors il sourit de bonheur et attaque, couteau dans une main, fourchette dans l'autre.

Odile replace le drap sur le corps, lisse les plis.



-"M. Morin, rentrez dans votre chambre et reposez-vous, s'il vous plaît", dit Éliane Ruffin.



Je me fais oublier. Je rase les murs, parle tout seul, souris à tout le monde. Pour M. Bouéroux, personne ne semble informé, ni se soucier, personne n'en parle.

Je prends mon ordinateur et m'installe dans le parc, sur mon banc préféré. Près d'un bassin rectangulaire, source d'eau claire. La statue de Pomone en marbre blanc sur son piédestal. Divinité des Jardins, elle tient une corne d'abondance qui laisse échapper une profusion de légumes et de fruits.

Plus loin, les cèdres. Ils sont centenaires, ils n'ont plus de cimes. Ils ont été élagués par un maître, l'un d'eux à une énorme branche qui s'élève verticale, sans branches adjacentes. Perfection graphique dans l'espace. Dans le paysage, d'autres cèdres survivants marquent les anciens domaines des nobles.

Un lacis de chemins, pour les résidents qui ont besoin de marcher sans fin.



Moteur de recherche, je tape "Bergen". Nombreuses réponses : Bergen est un conglomérat, armement, aéronautique, spatial. Il a été fondé par Derek Bergen. Capitaux d'origines diverses et financements de l'État. Rumeurs de corruption d'hommes politiques, financements de partis. Remarié, Derek Bergen a eu plusieurs enfants, il en a choisi certains en leur octroyant des fonctions opérationnelles dans le groupe, d'autres, écartés, ont reçu une forte somme. Montages opaques, contrôle par des sociétés en cascade, paradis fiscaux. Victime d'un AVC, Derek Bergen est plongé dans un coma artificiel depuis plusieurs années.

Le fils unique d'Esther Bergen, Loïs, est référencé dans les actualités, il dirige une société spécialisée dans la sécurité et le traitement des données. Concurrence, virage technologique pris trop tard, plan social.

Je vais sur le site de la société, remplis le formulaire de contact, "personnel pour M. Loïs Bergen. Au sujet de Mme Esther Bergen". Mon nom, numéro de portable, envoi et j'attends.

Pas longtemps. Mon portable sonne.

Voix neutre.

-"Bonjour, vous êtes M. Édouard Morin ? Je suis Loïs Bergen. De quoi s'agit-il ?

...

Je vous remercie pour votre sollicitude. Ne vous inquiétez pas. J'ai moi-même organisé l'admission de ma mère dans cet établissement. Ma mère a longtemps vécu dans sa maison mais la situation s'est dégradée. Elle s'alimentait mal, ne prenait pas ses médicaments ou prenait la plaquette d'un coup. Elle avait peur. On la surveillait, des inconnus pénétraient la nuit dans le parc, frappaient contre les volets, essayaient d'entrer dans la maison. Elle m'a demandé de faire exorciser la maison. Elle est tombée plusieurs fois. Nous ne pouvions plus continuer ainsi. Comprenez-vous ? Désormais ma mère est prise en charge, soignée. Personne ne la menace, ses phantasmes vont se dissiper. Elle va s'apaiser."

Banalités, paroles de remerciements, il raccroche.



Repas de midi. J'ai un nouveau voisin de table, je le connais de vue. Salut de la tête. Nos vies sont vides, on n'a rien à se dire, les jours s'écoulent, sans aspérités.

Esther Bergen est attablée plus loin. Sa tête, ses mains, elle tremble. Elle est assistée par Odile qui la sert et l'aide à porter les aliments à sa bouche. A un moment, elle s'incline vers Odile et lui parle à l'oreille. Toutes deux se tournent vers moi puis elles reprennent leur conversation. Odile fait boire Esther Bergen. On change les assiettes, fromage.

Soudain livide, Esther Bergen se lève, sa chaise bascule. Elle s'effondre sur le côté, sur Odile. La nappe est entraînée, la vaisselle tombe, se fracasse sur le sol, des résidents crient.

Odile se dégage, Esther Bergen gît sur le dos. Bouche à bouche, massage cardiaque. Éliane Ruffin téléphone. Elle s'approche de la table, le verre d'Esther Bergen est en équilibre au bord, il n'est pas tombé. Elle le saisit. On nous demande d'évacuer la salle à manger.



Je vais dans le parc, mon banc préféré, la douce présence de Pomone. Je téléphone à Loïs Bergen. Je laisse un message : "rappelez-moi, s'il vous plaît."



Je téléphone à Lucas, mon fils. Je parle, je raconte ce que j'ai vu, les mots se bousculent.

-"Arrête, arrête. Tu te souviens de ce qui s'est passé jadis, les abus, le procès ? Je ne veux pas revivre cela. Laisse-moi tranquille, j'ai suffisamment de problèmes en ce moment."



J'ai trop mangé à midi, trop salé : je suis nauséeux. Je finis ma bouteille d'eau.

J'ai besoin de nager. Je descends au sous-sol. Personne à la piscine. J'aime cet endroit à l'ambiance tropicale, les perruches multicolores crient, les orchidées. Les plantes sont luxuriantes, lumière tamisée. J'enlève mon peignoir, plonge et entame ma série de longueurs.



Je ressens un coup de poignard dans la poitrine. Mes yeux, écran blanc. Déjà ? Tout devient simple. Quelle blague. Lucas, pardonne-moi. Dire la vérité. Que personne ne sache ce que j'ai fait. Je crois parler mais je glougloute




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