Le crâne suinte

My Martin

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Naples, au sud-ouest de l'Italie, au bord de la mer 

Entre deux régions volcaniques, le Vésuve et les champs Phlégréens 

 

Le Soleil. Le monde souterrain 

La vie. La mort 

 

 

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17e siècle. Plusieurs épisodes dramatiques 

Tremblements de terre 

Longue éruption du Vésuve (17 jours) 

 

7 au 16 juillet 1647. La révolte de Masaniello. Mené par l'humble pêcheur Tomaso Aniello d'Amalfi, dit Masaniello (1620-1647), le peuple de Naples se soulève contre de nouvelles taxes, imposées par le pouvoir espagnol, sur les produits de consommation courante 

 

Janvier 1656. La grande peste tue entre 250 000 à 300 000 Napolitains (2/3 de la population). Les prêtres tonnent en chaire. La peste punit les séditieux qui, en se révoltant contre Philippe IV, le bel roi très chrétien, et contre le pape, ont gravement péché 

La ville doit expier 

San Gaetano, l'un des saints patrons de la ville, intervient pour chasser la peste de la ville. Sa statue orne le cimetière des Fontanelles  

 

La place manque. Les morts sont enterrés à la hâte, hors la ville, dans des fosses communes  

Sans sépulture consacrée. Anonymes. Abandonnés. Les morts ne peuvent aller au paradis  

 

Pour échapper au purgatoire, les âmes quémandent les prières et les bénédictions d'usage  

 

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17e siècle. Le peuple développe un culte pour les âmes qui quémandent ("anime pezzentelle") 

 

Deux formes 

dans les habitations, des chapelles. Les âmes sont symbolisées par des personnages entourés de flammes 

 

dans les hypogées (sépultures collectives souterraines)  

Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco 

Sant'Agostino alla Zecca. Dédiée à saint Augustin 

la basilique San Pietro ad Aram. Selon la tradition, l'église conserve l'Ara Petri, un autel sur lequel, lors de son passage à Naples, pria saint Pierre  

le cimetière des Fontanelles 

 

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La tête, l'âme. Le culte des âmes, le culte des crânes 

 

Le lundi. La triade lunaire des divinités grecques. Le symbole de la maternité  

Séléné, fille du dieu du feu du Soleil et de sa sœur. La déesse de la Lune. Les nuages. La fécondité, la maternité 

Artémis, la déesse de la chasse, de la nature sauvage et de la chasteté. La Terre. L'accouchement 

Hécate, la déesse de la Lune, de la magie et des limites. Les Enfers. La mort. La protectrice des femmes enceintes 

 

Le fidèle descend dans l'hypogée (construction, sépulture souterraine) choisit un crâne avec soin et le nettoie 

Ses prières ('o refrisco. La fraîcheur) soulagent l'âme, de la brûlure des flammes du purgatoire 

En retour, l'âme donne un signe à sa maîtresse ("masta"). Elle lui apparaît en rêve 

  

Le pacte est scellé. La maîtresse adopte le crâne, le choie, lui fait des offrandes. Prie pour la paix de son âme 

L'âme peut s'élever jusqu'au paradis. Le crâne s'acquitte de sa dette. Il prodigue à sa maîtresse, des conseils avisés. Il intercède en sa faveur 

Fertilité. Guérison. Tirage du loto  

Religion et pragmatisme 

Le crâne s'avère plus ou moins efficace  

S'il déçoit sa maîtresse, elle le remplace par un autre candidat 

 

S'il sait s'attirer les faveurs de sa maîtresse, le crâne est récompensé. Choyé, lustré, décoré de dentelles. Placé dans une boîte ("scarabattola"). En ex-voto, les remerciements de sa maîtresse. "Per grazia ricevuta" (pour la grâce reçue)  

 

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Les souterrains sont humides. Condensation, absence de poussière  

Des crânes lustrés donnent l'apparence de transpirer. Ils sont considérés comme miraculeux 

 

Des crânes atteignent la célébrité. Ils sont personnifiés, par l'intermédiaire d'une figure de légende 

 

à Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco, Santa Lucia. Diadème, voile de mariée  

 

au cimetière des Fontanelles,  

Donna Concetta (" a capa che suda "). Trempé par la sueur et la souffrance au purgatoire 

 

Le Capitaine. ("Dom Juan ou le Festin de pierre", Molière, 1665). Autour de l'orbite droite, un cerne noir 

Une jeune femme, un jeune homme, ont le projet de se marier 

Mais chaque jour (son père est au plus mal), la jeune femme va prier le crâne du Capitaine 

Agacé, intrigué, jaloux, un matin, le jeune homme accompagne son amoureuse. Il se munit d'une canne  

Alors tu me délaisses pour lui ? 

Il enfonce sa canne dans une orbite du crâne, ricane, se moque 

Eh bien, sois contente : pour te faire plaisir, j'invite ton chéri à notre noce ! 

Tais-toi, malheureux ! 

 

Le jour de la noce. En uniforme de carabinier, un inconnu masqué se présente 

Le silence s'établit. Plus personne ne bouge 

Le jeune homme s'avance vers l'inconnu 

Bonjour, à qui ai-je l'honneur ? 

Tu ne me reconnais pas ? Tu m'as pourtant blessé, avec ta canne  

 

L'inconnu abaisse son masque. Sanguinolent, crevé, l'œil coule  

Regard informe. Gouffre sans fond 

 

La jeune femme et le jeune homme, tous les invités de la noce, tombent raides morts 

 

 

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Naples, centre historique. Santa Maria delle Anime del Purgatorio  

Fonder une institution pour aider les pauvres de la ville, les sans-familles, les sans-domiciles  

Nourrir les pauvres, les vêtir, les aider à se libérer de leurs dettes de loyer 

Fonder pour eux, un lieu d'inhumation 

 

Le projet de construction de l'église est entrepris par une fraternité de plusieurs familles nobles de Naples. La famille Mastrilli, les frères Geronimo et Francesco Furono 

 

Cosimo Fanzago 1591-1678. Originaire de Bergame, architecte, sculpteur, décorateur. Il se spécialise dans une fastueuse décoration d'incrustations de marbres, stucs et peintures (le baroque napolitain) 

 

1616. L'église est achevée 

1638. L'église est consacrée à Marie, qui n'oublie jamais ses enfants  

 

La façade est en pierre volcanique  

Devant l'église, des crânes, des tibias en bronze 

Les crânes sont brillants. Caressés, embrassés par les fidèles 

 

Des toiles 

Massimo Stanzione 1585-1656. « La Madone avec les âmes du purgatoire »  

Luca Giordano 1634-1705. « La mort de Sant'Alessio » (1661. Saint Alexis, pèlerin, mendiant, 4e siècle)  

 

Hypogée de l'église, à même le sol, des ossements  

Dans des niches, des crânes, parfois déposés sur des oreillers 

 

Tout au fond, les ossements de Santa Lucia 

Lucia était une jeune femme nouvellement mariée. Soudain décès 

Son père la fait enterrer sous l'église des âmes du purgatoire 

 

... Lucia ne veut pas se marier. Elle est forcée. Elle s'est suicidée 

Elle est assassinée 

Elle s'évade. Elle est tuée accidentellement 

Elle tombe gravement malade ? ... 

 

Santa Lucia, le symbole de la condition des femmes  

Les fidèles lui adressent des messages, lui offrent des présents, lui demandent d'intercéder pour un mariage, une naissance, une guérison, ... 

 

 

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Naples Nord. L'un des bassins versants convergeant vers le quartier de la Sanità. Érosion, inondations violentes, coulées de boues (« Lava dei Vergini ». La Lave des Vierges) 

 

16e siècle. Le site des Fontanelles (sources d'eau) 

 

1685. Épidémie de peste 

 

17e siècle. Il est interdit à Naples d'extraire le tuf « intra moenia » (dans les murs). Les carrières sont déplacées « extra moenia » (hors les murs). Des cavités sont creusées sur le site des Fontanelles, bientôt occupées par le cimetière (pour les plus pauvres, qui ne peuvent s'offrir une sépulture en ville) 

 

1836. Épidémie de choléra 

Il est décidé de déplacer vers l'ossuaire, les restes des personnes inhumées dans les cimetières de la ville. L'ossuaire des Fontanelles 

Laissé en l'état, à l'abandon  

 

1872. Décision du cardinal Sisto Riario Sforza. Chanoine de la cathédrale de Naples, le prêtre et théologien Gaetano Barbati nettoie et range les ossements 

Trois allées 

la « navata dei preti ». L'allée des prêtres. Les ossements issus des églises de la ville  

au centre, la « navata degli appestati ». L'allée des pestiférés. Les victimes de la peste  

la « navata dei pezzentelli ». L'allée des pauvres 

 

Le cimetière s'étend 

Pour entrer en communication avec un parent disparu, par l'intermédiaire d'une capuzzella, les Napolitains dorment dans le cimetière  

Messes noires 

 

1969. Le culte des crânes est considéré comme une tradition fétichiste et païenne par l'Église catholique. L'archevêque Corrado Ursi fait fermer les portes  

2002. Rénovation (quatre ans) 

2010. La population du quartier occupe pacifiquement le cimetière. L'administration municipale ouvre de nouveau le site, au public 

 

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L'obscurité, la température fléchit. L'ancienne cave de tuf volcanique a les dimensions d'une cathédrale 

Le caveau. Un ossuaire  

Alignés sur des lits de fémurs, des crânes 

Dans le sol, sur plusieurs mètres de profondeur, des ossements 

 

Barbara, la guide du cimetière. Capuzzella ("petit crâne", en dialecte de la ville), un terme affectueux  

De nombreux fidèles adoptent un (ou plusieurs) crâne, pour obtenir des grâces divines. Les ex-voto et les centaines d'autels témoignent de ce culte, qui perdure 

 

Au fil du temps, les capuzzelle adoptent l'identité de ceux qui les honorent 

Ainsi, la capuzzella Pasquale est connue, pour donner les numéros gagnants du loto. Son autel est fleuri, garni d'images pieuses 

 

Concetta est le recours pour les femmes qui ne peuvent avoir d'enfants. Sa capuzzella suinte 

 

Certaines capuzzelle ont la calotte crânienne découpée avec précision. Des condamnés à mort. Leur cerveau a été prélevé par les carabins, pour leurs études d'anatomie 

 

D'autres crânes sont retournés, face à la paroi rocheuse. Punis. Ils n'ont pas exaucé les grâces 


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